Un mystique strasbourgeois au XVIIIe siècle : Frédéric Rodolphe Saltzmann

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

A. SALOMON

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Deux cousins du nom de Saltzmann ont joui à Strasbourg, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, d’une certaine notoriété. Tous deux appartenaient à la bourgeoisie protestante, et étaient issus de familles de médecins et de pasteurs.

L’aîné, Jean-Daniel, fut pendant vingt-deux ans greffier à la Chambre des tutelles ; il était philanthrope, pédagogue et franc-maçon. Il mourut en 1812, entouré de l’estime générale. Goethe l’a immortalisé sous le nom de l’Actuarius, dans Wahrheit und Dichtung.

C’est au cousin de Jean-Daniel qu’est consacré cet article. Frédéric-Rodolphe fréquenta, lui aussi, Goethe, étudiant à Strasbourg ; lui aussi fut franc-maçon. Après de longs tâtonnements, sa pensée se concentra dans des aspirations spiritualistes ; il fut un « chercheur de Dieu », et occupe une place dans l’histoire de la pensée religieuse vers la fin du XVIIIe siècle.

 

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Pour comprendre sa personnalité, il est indiqué d’esquisser les traits les plus marquants de la situation intellectuelle et religieuse à Strasbourg vers 1780. La pensée religieuse en Alsace dans la seconde moitié du XVIIIe siècle n’a pas encore trouvé son historien. Le XVIe siècle et sa crise religieuse ont été l’objet d’études nombreuses. Strasbourg, ville libre, a été un refuge pour les persécutés, notamment pour les Huguenots de France. On vient de commémorer le quatrième centenaire de l’arrivée de Jean Calvin comme premier pasteur français de Strasbourg (1538). Au XVIIe siècle, l’élan spiritualiste, déclenché par le réformateur et humaniste Martin Bucer et ses collaborateurs, s’arrête. À partir de 1681, de peur peut-être de donner prise à l’intervention des autorités politiques, le Convent ecclésiastique, autorité suprême en matière religieuse, veille à l’observation intégrale des articles de foi. Les adhérents de Spener sont surveillés et parfois persécutés ; plus tard, les conventicules moraves rencontrent une vive opposition. Toutefois, au milieu du XVIIIe siècle, Strasbourg semble sortir de sa torpeur. Les philosophes anglais, les penseurs allemands, les littérateurs français y exercent leur emprise. Francs-maçons, déistes, panthéistes, mystiques, théosophes, visionnaires y trouvent un accueil enthousiaste. L’atmosphère religieuse se réchauffe. La fin du siècle n’a pas été seulement une période de rationalisme : mysticisme et rationalisme sont parallèlement en progrès. La vallée du Rhin a été de tout temps un foyer de vie religieuse et un carrefour d’influence. L’Alsace est un pont entre deux civilisations, non une frontière ou une barrière. Une des périodes les plus attachantes de l’histoire de la pensée à Strasbourg est précisément ce XVIIIe siècle finissant avec Cagliostro, Mesmer, Silferhelm, Louis-Claude de Saint-Martin, qui côtoient Zinzendorf et sa Heilandsfreude ; Oberlin, le pasteur-philanthrope, et Lavater, l’apôtre de l’humanité.

Tel fut le milieu où se développa Saltzmann. Essayons de dégager sa physionomie propre, et tout d’abord, étudions sa vie.

 

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Frédéric-Rodolphe Saltzmann naquit à Sainte-Marie-aux-Mines le 8 mars 1749. Son père, Jean-Rodolphe, était pasteur de la rive droite de la Lièpvre, et dépendait des princes palatins des Deux-Ponts. Sa mère, Marie-Élisabeth Sauer, était la fille du directeur des mines de la rive gauche, qui appartenait à la Maison de Lorraine. L’enfant naquit chétif. Sa mère le soigna avec sollicitude, sous la direction du médecin des ducs de Lorraine et avec l’aide d’une servante dévouée. Les évènements marquants de son enfance furent l’incendie de l’église, à l’issue d’un service de communion (6 oct. 1754), et une grave maladie de sa mère.

Le pasteur Saltzmann ayant été nommé au Temple-Neuf à Strasbourg, Frédéric-Rodolphe entre au Gymnase protestant ; puis à Pâques 1765, à l’Université, où il subit profondément l’influence des deux frères Lorenz : Jean-Michel, professeur d’éloquence et d’histoire, et Frédéric-Sigismond, professeur de théologie et pasteur à Saint-Pierre-le-Jeune, et de quelques-uns de ses condisciples : Silberrad, neveu des Lorenz, Schweighaeuser, le futur pasteur d’Eckholsheim, Blessig et les frères de Turkheim. Le professeur Schweighaeuser éveille en Saltzmann l’amour des langues anciennes et même de l’arabe. Ses loisirs étaient consacrés à la musique et à la lecture des philosophes de l’antiquité. La lecture des stoïciens le troubla ; leur idéal lui sembla supérieur à celui du christianisme. La mort d’une mère tendrement aimée le laissa froid et contribua à l’éloigner de Dieu. Saltzmann interrompit ses études de théologie et quitta Strasbourg. Après six mois, il entra à la faculté de droit, où il rencontra Goethe, qui préparait son Goetz von Berlichinger.

Ses études de droit terminées, Saltzmann partit pour l’Allemagne, et accepta la place de précepteur d’un des fils du baron de Stein, au château de Nassau. C’était un milieu sympathique et cultivé, s’intéressant aux grands problèmes religieux. Sophie Laroche habitait le voisinage et venait de publier son roman (1771). Saltzmann accompagna son élève à Gœttingue ; il y retrouva Blessig et rentra à Strasbourg en juin 1775, après avoir visité Brunschwig, Berlin, Leipzig et Mannheim.

 

« Je rentrais dans ma ville natale la tête pleine, mon portefeuille bourré de papiers et de cahiers de cours, une haute opinion de ma personne et le cœur vide. Je n’avais rien acquis au point de vue religieux. Toutefois, ma réception dans les grades supérieurs de la franc-maçonnerie m’avaient permis d’entrevoir que la Religion est peut-être la base de cette institution, et que la réception dans les grades inférieurs sont un symbole de la Chute et de la Rédemption. »

 

Saltzmann est sans situation. Il se lie avec le poète livonien Lenz et fonde avec lui une société littéraire, la Deutsche Gesellschaft ; il se fait recevoir membre de la Société philanthropique. La Deutsche Gesellschaft a pour objet de mettre les œuvres françaises à la portée des lecteurs allemands ; Saltzmann en est le secrétaire et donne lecture en séance de nombreux travaux littéraires.

Vers cette époque, Saltzmann se sentit attiré par la carrière de l’enseignement, et demanda l’autorisation de professer un cours public d’histoire à l’Université. Sa demande fut repoussée, Saltzmann ne possédant aucun titre académique. De dépit, il quitta Strasbourg et accompagna deux jeunes Suisses dans un voyage en France. Après avoir visité le Midi et l’Ouest, ils arrivèrent à Paris et y séjournèrent deux mois, fréquentant les Loges et la Société philanthropique, annexe de celle de Strasbourg. Sur le chemin du retour, à Zurich, Saltzmann retrouve deux de ses anciens condisciples de Gœttingue, partant pour l’Italie. Ils lui proposèrent de les accompagner. À Milan, Saltzmann rencontra Ansse de Villoison, qu’il avait fréquenté à Paris. Ansse venait de découvrir le fameux Codex Marianus ; il demanda à Saltzmann de l’accompagner à Venise. Après quelque temps, faute d’argent, Saltzmann se décida à rentrer en France. Il arriva en novembre à Lyon et assista au Convent de Lyon. Voici ce qu’il en dit dans son autobiographie :

 

« La Franc-maçonnerie acquit par cette régénération (le convent de Lyon) une grande valeur à mes yeux ; je vis en elle un instrument efficace de préservation morale, d’examen de soi-même, un moyen d’acquérir vertu et sagesse, et de conduire les hommes par une voie philosophique et morale à la plus haute conception de Dieu par Christ, en esprit et en vérité, et de les convaincre que la religion chrétienne est non seulement la seule véritablement digne de Dieu, mais qu’elle est en même temps tellement conforme aux aspirations de l’homme, que l’esprit le plus critique ne pourra jamais se vanter de l’avoir saisi complètement... Je considérais par conséquent la Franc-maçonnerie comme faisant partie de ma vocation, et je lui vouais tous mes moments de liberté... et je repris goût à la vie paisible et retirée. »

 

C’est ce que Saltzmann a appelé sa « conversion ».

L’ère des voyages n’était toutefois pas close : à peine rentré à Strasbourg, le prêteur-royal sollicita Saltzmann d’accompagner son neveu en Allemagne pour lui enseigner l’allemand pendant six mois. Saltzmann espéra obtenir à son retour à Strasbourg une fonction publique. Mais le prêteur ayant été déplacé, Saltzmann, à son retour, n’obtint pas la situation sédentaire à laquelle il aspirait. C’est à ce moment que, par l’entremise de la famille de Stein, il fut nommé conseiller intime de légation du duc régnant de Saxe-Cobourg-Meiningen, avec un titre de noblesse.

Nous ne possédons aucun renseignement concernant ce séjour en Saxe. En 1780, Saltzmann, de retour à Strasbourg, épouse une orpheline, Marguerite-Salomé Muller, riche héritière d’un brasseur. Il publie la même année son premier ouvrage, Schrifstasche auf einer Reise durch Teutschland, Frankreich, u. s. w.

L’année suivante, Saltzmann trouve enfin la situation désirée : avec deux associés, dont il se sépara bientôt, il ouvre une librairie à Strasbourg, à l’angle de la rue des Serruriers et de la rue de la Chaîne. Saltzmann est chargé plus spécialement des achats à Paris. Le 24 juin 1783, il obtient le titre de libraire académique, il réalise un projet déjà ancien, la publication d’une Gazette littéraire destinée à établir un contact entre la France, l’Angleterre, la Hollande, la Suisse et l’Allemagne. Le prêteur-royal s’intéresse personnellement à cette entreprise : son frère, secrétaire d’ambassade à Londres, trouve des collaborateurs en Angleterre ; la partie française est tenue par Massenet, Blessig fournit un Esprit des journaux allemands, et Lavater des comptes rendus d’ouvrages publiés en Suisse. Saltzmann s’initie au courant mystique et théosophique sous l’influence d’une amie de sa femme, Dorothée Westermann.

Mesmer était arrivé à Strasbourg en 1778 ; en 1780, Cagliostro séjourna à Strasbourg et y rencontra Lavater ; Saltzmann fait aussi la connaissance de Mme de Boecklin, de vieille noblesse alsacienne, et de Louis-Claude de Saint-Martin. Ancien officier, poussé par une profonde inquiétude religieuse, il avait fait de longs séjours à Lyon et à Bordeaux : il s’était fait recevoir dans la franc-maçonnerie, et avait subi l’influence de Cagliostro et de Martinez. À Paris, Saint-Martin avait fréquenté la duchesse de Bourbon, et quelques dames de l’entourage de Marie-Antoinette. À Strasbourg, Saint-Martin entre en contact avec Saltzmann, il apprend l’allemand, étudie Jacob Boehme, lit la Bible, et forme le projet de se loger dans la maison habitée par Mme de Boecklin, rue Finkwiller 69.

 

« Strasbourg semble avoir été pour moi dans ce monde la terre promise pour les consolations et le bonheur dont j’ai joui, et cela dans ma solitude, avec un très petit nombre de connaissances, et sans aucune espèce de vertige de ces routes compliquées qui m’ont toujours gêné et dont je crois devoir me séparer à jamais. »

 

Saltzmann devient rapidement le centre de ce petit groupe mystique que Jacques Matter a appelé l’« École de Strasbourg ».

À cette date, les fragments de l’autobiographie qui nous a servi de guide présentent une nouvelle lacune : elle reprend aux débuts de la Révolution.

Durant les années de doute, de tâtonnement, de déceptions pendant lesquelles Saltzmann cherche à combler le vide de son cœur, les voyages lui ont apporté de l’apaisement. La franc-maçonnerie lui a rendu le goût des choses spirituelles. Sa situation matérielle, son travail de libraire et de journaliste, son cercle d’amis, sa vie de famille lui procurent un certain équilibre de pensée. La tempête de la Révolution, en ruinant ses ambitions, en détruisant sa vie de famille et une activité qui lui est chère, les années de fuite achèveront de le transformer, de l’affiner spirituellement, et feront de lui « l’homme de Dieu », guide et soutien pour une élite de chercheurs.

 

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Le 18 mars 1789, les cent vingt-six élus, lors des élections primaires pour les États généraux, choisirent dans leur sein des commissaires, chargés de rédiger les doléances du Tiers État. Saltzmann, « citoyen plein de bon vouloir et ami de Dietrich », fut l’un de ces trente-deux commissaires. Il ambitionne peut-être d’être député. Il fait partie des modérés ; il est membre du petit groupe qui se réunit journellement dans la maison de Nicolas Pasquay, rue des Serruriers, et qui compte dans son sein Levrault, Schoell, Gloutier, Thomassin, F. de Dietrich, Mathieu, Schertz, M. de Schauenbourg et d’autres. Ils ont grand espoir dans l’œuvre de rénovation à laquelle ils appartiennent sans réserve.

Au début de 1790, Saltzmann est membre fondateur (15 janv.) et trésorier de la Société de la Révolution, qui se transforme le 11 février en celle des Amis de la Constitution. Il fonde la Gazette de Strasbourg, il y publie l’appel suivant :

 

« Aux électeurs du département du Bas-Rhin, au terme de leurs travaux : Il nous faut devenir des hommes entièrement nouveaux, et former une génération nouvelle, noble, libre dans ses pensées et dans ses actions... Nous ne voulons plus être conduits en lisière et fustigés par les grands... La nature et la raison doivent être les seuls fondements de notre connaissance. Heureuse Révolution qui arrache toute une génération de la boue des vices et de l’erreur et l’élève sur le degré de la vérité et de la vertu... Suivons l’auguste commandement du grand Patriote : Aimons-nous les uns les autres. Telle sera la Religion à laquelle nous voulons tous appartenir. »

 

Il se fait remarquer au Club des Amis de la Constitution par sa parole calme et sensée. Le 14 novembre, il est élu officier municipal. Il organise des conférences populaires dans l’ancien château épiscopal. Mais les relations de Saltzmann avec Saint-Martin, avec la famille de Stein et le prince de Hesse sont habilement exploitées dans les clubs et dans des pamphlets par les Jacobins et leur vice-président, Euloge Schneider. Dans un Appel à ses concitoyens en l’an IV de la Liberté, Saltzmann engage les Strasbourgeois à conserver la Constitution dont le dépôt est entre les mains de Louis XVI. Mais le 18 janvier 1793, tous les membres modérés du conseil municipal sont suspendus et le jacobin savoyard, Monet, devient maire de Strasbourg. Saltzmann reçoit l’ordre de s’éloigner de quinze lieues de la frontière. Il se rend à Nancy. Le 30 mars, il rentre à Strasbourg. Il propose une réconciliation des deux sociétés révolutionnaires, puisque la patrie est en danger. Mais Schneider ne désarme pas. Saltzmann se retire chez sa sœur à Scharrachbergheim, il erre dans les Vosges. Arrivé à Sainte-Marie, il apprend que son père est mourant, et il rentre à Strasbourg.

Après avoir assisté à la mort de son père, Saltzmann met ordre à ses affaires, et quitte définitivement Strasbourg. Sa femme l’escorte jusqu’à Sainte-Marie ; il y tombe malade. Son ami, le docteur Cast de Ribeauvillé, l’installe dans sa maison. Après des adieux émouvants, sa femme rentre à Strasbourg. Saltzmann est réconforté par un rêve et par un passage de Bogatski, le livre de chevet de Mme Saltzmann. Des nouvelles peu rassurantes le décident à poursuivre son voyage. Il entreprend alors cet exode mystérieux, protégé par des inconnus, dans lesquels il reconnaît des frères, théosophes ou francs-maçons. L’« inconnu » de Guebwiller l’héberge deux mois, pendant lesquels il traduit Bogatski et étudie la Bible. Puis il passe dix jours à Mollau, avant de partir pour le Lyonnais.

 

L’inépuisable bonté de Dieu me révèle un endroit où je pouvais me cacher. Je suivis ses indications, et il me protégea dans toutes mes voies.

 

Il semble probable qu’il fut recommandé aux Frères du Lyonnais par Saint-Martin. Nous retrouvons Saltzmann à Tarare et à Villefranche-sur-Saône en décembre 1793. En mars 1794, Saltzmann fut arrêté. Il écrivit une lettre d’adieux à ses enfants, et s’attendait au pire. Ses amis intervinrent, il fut libéré et s’établit à Villeurbanne. La chute de Robespierre le décida à rentrer à Strasbourg, où il obtint après de longues démarches sa radiation de la liste des émigrés et la mainlevée du séquestre de ses propriétés.

Dès lors, les évènements marquants sont rares dans la vie de Saltzmann ; tout l’intérêt se concentre sur sa correspondance et ses publications. Il rachète son imprimerie et ajoute aux Affiches de Strasbourg le Bulletin officiel de la Préfecture. Il marie ses filles : Frédérique épouse G. F. Goguel ; Marguerite, Henri Silbermann. Il voyage ; il rend visite aux mystiques de Suisse et d’Allemagne. Il fonde la Société des traités religieux. Il s’intéresse aux victimes de la famine au Ban-de-la-Roche en 1816. Il reçoit la visite de Mme de Krudener, dont la fille allait épouser François de Berkheim. Il fréquente les piétistes d’Eckbolsheim. En 1820, il a la douleur de perdre sa fille aînée. Peu après, il reçoit la visite de G. H. von Schubert, qui relate cette entrevue dans son Autobiographie :

 

« Saltmann vint au-devant de moi, appuyé sur sa canne. Apparition touchante. Certains traits de son visage, et l’attitude très digne par lesquels se manifestait la noblesse de l’esprit et du cœur, et qui avait fait l’admiration de Goethe, de Stilling, de Herder, n’étaient pas encore éteints ; mais le noble faucon, qui autrefois avait risqué maint vol audacieux dans les nues, avait replié ses ailes et s’était réfugié dans son aire sur les rochers. Il était déjà, à cette date de 1820, où je le vis, dans ce bienheureux état de dépouillement du moi, qui plus tard atteignit presque au total détachement de lui-même. »

 

Les dernières années, Saltzmann souffrit de fatigue nerveuse. Il continua toutefois à lire et à méditer. Il mourut dans son domicile le 7 octobre 1821.

 

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Après la Révolution, Saltzmann a publié une série de volumes sous le voile de l’anonymat. Il trouva des lecteurs sympathiques en Suisse, en Wurtemberg et jusqu’en Allemagne du Nord, et fut l’inspirateur d’un mouvement de piété mystique.

Dans son Message traitant de l’amour de Dieu, suite de traités parus de 1802 à 1810, Saltzmann publie des extraits de Tauler, Antoinette Bourignon, Ruysbroeck, Tersteegen, Swedenborg, Mme Guyon, Pierre Poiret, pour ne citer que les noms les plus connus. Témoigner de l’intérêt ou de la sympathie pour les mystiques exposait l’auteur au risque d’être soupçonné de cryptocatholicisme, à une époque où l’on croyait voir des Jésuites partout. Parallèlement à cette série, Saltzmann en publia (1805) une seconde : Douze lettres sur la Religion, la Théologie et les Théologiens.

Dans son : Un mot en faveur de l’Union (1808), Saltzmann expose d’une manière vivante son désir de conciliation avec l’Église catholique :

 

« Les protestants ont le même symbole apostolique que leurs frères catholiques ; ils adorent le même Dieu, et espèrent uniquement dans le salut par Jésus-Christ et en marchant sur ses traces.

« Luther, Zwingle, Calvin ont peut-être erré sur plus d’un point. Leurs opinions n’ont pas force de loi pour les protestants. Toutefois, ils méritent leur reconnaissance en ce qu’ils ont remis la Bible en honneur et à la portée de tous... en ce qu’ils ont enseigné aux chrétiens à se défier des préceptes purement humains. Le chemin le plus direct, le plus juste, le plus court pour atteindre le ciel leur a été ouvert par la Bible et l’on peut trouver ce chemin et y progresser sans secours humain.

« C’est le cœur plein de tristesse que nous avons considéré longuement les scissions qui existent entre les différentes parties de l’Église chrétienne universelle... L’humanité entière devrait s’unir pour écarter les obstacles qui empêchent une réconciliation...

« Ce précieux privilège (l’unité) ne pourra être acquis que par un unique moyen : l’Esprit de Dieu, par lequel nous devenons en avec Dieu. »

 

Dans ses Remarques sur les derniers temps par un chercheur de la Vérité (1806), Saltzmann en appelle au témoignage de Jacob Boehme :

 

« Jacob Boehme, le grand voyant des temps modernes, répondit à ceux qui le consultaient sur les choses finales qu’il n’était pas capable d’en parler, et qu’il ne convenait même pas de s’en enquérir, ces choses dépendant uniquement du conseil caché de Dieu. Mais on peut affirmer que la fin des temps actuels approche, et que nous nous trouvons au commencement de la fin. C’est pour cela que les évènements de la fin nous semblent plus clairs.

« Qu’on s’en tienne donc aux prophéties, qu’on les vénère comme étant des paroles divines, qu’on les conserve dans les cœurs, qu’on les médite souvent, et qu’on soit prêt à les interpréter dans le sens qu’il plaira à Dieu de révéler.

« Quelque extraordinaire que soit la période de la Terreur qui éprouva la France, elle ne concerna que la France... qui ne vaut ni plus ni moins que les nations anglaise, autrichienne et allemande... L’irréligion règne aussi dans d’autres pays... Peut-être peut-on dire avec raison qu’aucun autre pays n’a le droit de se glorifier de posséder plus de chrétiens craignant Dieu et éclairés que la France. On pourrait former toute une bibliothèque à l’aide des livres vraiment chrétiens parus en France... La France est peut-être le seul pays où l’Imitation de Jésus-Christ soit utilisée comme livre de piété populaire.

« Donner plus d’importance aux évènements de notre époque qu’aux évènements du passé et des autres pays, c’est manifester un esprit bien étroit.

« D’après l’Écriture, l’Europe n’a reçu aucune prérogative qui la place au-dessus des autres parties du monde ; elle ne peut citer aucune prophétie qui la concerne spécialement. »

 

Saltzmann croit voir dans la Révolution le symbole de la lutte finale :

 

« La Révolution est une figure du dernier combat entre la lumière et les ténèbres, après lequel se lèvera la glorieuse journée de la victoire.

« C’est à cette date que commence une nouvelle période heureuse ; la liberté de conscience et la liberté religieuse sont à la base des lois culturelles. Le clergé a retrouvé sa considération de jadis. La Révolution doit être louée pour avoir amélioré la Religion. Même si cette dernière a moins d’adhérents, il n’y a du moins plus d’hypocrites parmi eux. La porte est ouverte au libre examen. Il est permis de distinguer entre les dogmes humains et la Parole divine. La critique n’est plus un crime ».

 

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Nous avons souligné la place prépondérante que la Franc-maçonnerie a occupé dans la pensée de Saltzmann, et combien elle a favorisé son développement moral et spirituel. Sous le nom de Rodolphus eques ab Hereda, il se rattachait à une loge strasbourgeoise dépendant de la Loge d’Agrégation du Directoire écossais. Il était membre du chapitre provincial de Strasbourg, et prit part au Convent de Wilhelmsbad (1782) comme « Chancelier de la Ve province et grand prieur d’Austrasie ». Il faisait partie de « l’Ordre Intérieur », association très secrète, à tendances occultes (alchimie, théurgie, extases). Le but avoué de la Franc-maçonnerie est de faire parvenir l’humanité à la perfection par un retour à l’état primitif.

Paracelse, l’animateur de Boehme, qui fut le maître de Saltzmann, expose tout un système des « forces mystérieuses qui agissent dans la nature et dans l’homme et qui échappent à la timidité de la philosophie et aux lenteurs de la science ». Saltzmann trouvait dans la franc-maçonnerie l’expression de ses aspirations philosophiques et religieuses. En outre, Saltzmann a eu une admiration profonde pour Fénelon, tel qu’il avait été mis à la mode du jour par Ramsay, qui joua un rôle si marqué dans l’histoire de la franc-maçonnerie : Fénelon, selon Ramsay, c’est le penseur persécuté et l’apôtre de la tolérance. Ramsay, secrétaire de Mme Guyon, a contribué à la création d’une franc-maçonnerie spiritualiste et internationale.

La Franc-maçonnerie fut un agent de l’Union sacrée entre les différents courants religieux : « Le véritable but des Loges n’est pas la bienfaisance, mais le rapprochement des Églises », écrira Willermoz à Turkheim, l’ami de jeunesse de Saltzmann. « Le christianisme embrasse l’Unité », a dit Saint-Martin, « et l’Unité, étant seule, ne peut être distinguée d’avec elle-même ». Saltzmann s’est senti en communion d’esprit avec ces francs-maçons mystiques qui attendaient, comme lui, des grands bouleversements politiques, une « Régénération ». Il a cherché la vérité, et est arrivé dans une certaine mesure à la lumière.

 

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La plupart des lettres de Saltzmann ont disparu : celles de ses correspondants nous permettent de pénétrer dans le cycle de leurs préoccupations communes. Celles de Herbort de Berne nous révèlent un Saltzmann préoccupé de science occulte et s’intéressant aux problèmes qui avaient hanté le Moyen-Âge. Conrad Nuscheler de Zurich, grand adversaire de Voltaire, forme le trait d’union entre Saltzmann et les mystiques guyonnistes vaudois, Dutoit et le chevalier de Langallerie. J. Henri Voegelin est un disciple du mystique Saint-Georges-de-Marsay.

Les cent cinquante lettres de Jung-Stilling, dont avait hérité le professeur Jacques Matter et qu’il songeait à publier, ont disparu. Il considérait ces lettres comme le document le plus important pour l’histoire de la théosophie mystique de 1780 à 1820.

Les lettres de Jean de Turkheim sont caractérisées par leur pessimisme ; la Révolution l’a déçu ; il cherche des consolations dans la franc-maçonnerie et subit l’influence de Stark et du cryptocatholicisme.

Une des rares lettres de Saltzmann est adressée à Lavater (11 déc. 1792) :

 

« Il est facile de comprendre que vous n’approuvez qu’en partie notre Révolution. Mais il est impossible que vous en blâmiez les principes. Ceux qui ont fait la Révolution sont des êtres humains, des hommes passionnés qui ne gardent que difficilement l’équilibre et la mesure. Quand nous considérons les scènes sanglantes, les exécutions cruelles de l’histoire d’Israël, il ne nous reste qu’à mettre le doigt sur la bouche et d’attendre les suites ; nous découvrirons plus tard, certainement, plus d’un motif de louer la Providence et la bonté divine.

« L’écume surnage sur la mer pendant une tempête, de même pendant les orages politiques. Quand le vent se calme, la mer redevient transparente. Une révolution comme la nôtre perd sa valeur quand on l’observe dans ses détails et acquiert une tout autre physionomie si on la considère en connexion avec les évènements pris dans leur ensemble. »

 

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Il nous reste à exposer les grandes lignes de la pensée de Saltzmann. Saltzmann appartient à l’élite de l’humanité qui cherche Dieu. À la base de cette recherche, il y a une expérience personnelle : l’homme se sent cherché de Dieu. Saltzmann se croit cherché par Dieu par le spectacle de la nature, la franc-maçonnerie, la Bible, mais aussi par des rêves et des visions ; il se croit en communication directe avec l’Au-delà. Afin d’être sensible à l’action divine, Saltzmann cherche à se dépouiller du poids de son enveloppe corporelle. Il jeûne, il recherche le silence et la solitude :

 

« Je viens de faire une découverte importante : l’attrait pour la vie solitaire, qui cet hiver m’a procuré des jours heureux, n’est plus aussi vif. J’éprouve souvent le désir de quitter ma chambre, de causer, de respirer librement, il m’en coûte de résister à cet attrait. Récemment encore mes journées s’écoulaient comme un rêve, maintenant j’en compte les heures. Quelle peut être la cause de ce recul ?... Je considérais cet amour pour la solitude comme ma propriété et mon privilège, et j’oubliais que cet amour pourrait un jour me manquer. Et Dieu me le retira ! Maintenant je comprends pourquoi j’entreprenais si volontiers de petits voyages, pourquoi je combinais souvent des excursions, même si je ne les exécutais pas, pourquoi je me plaignais de l’absence de vue de ma fenêtre et recherchais un horizon plus étendu. »

 

Saltzmann croit aux apparitions, il s’adonne au spiritisme. Dans une lettre à Jung-Stilling (14 sept. 1807), Saltzmann reconnaît que la grande tentation des initiés est de se vouer au commerce avec les esprits dangereux, au lieu de chercher uniquement Dieu.

Saltzmann se sent protégé par une Providence individuelle. Tel le juste à Sodome, il se croit appelé à être une providence pour son entourage, selon le mot de Saint-Martin : « L’homme n’est pas seulement connu et aimé personnellement de la Providence, il doit vivre en elle et devenir un avec elle. » Saltzmann insiste sur le fait qu’entrer en relation personnelle avec Dieu n’est pas un but, mais le moyen de hâter la venue du règne de Justice et d’Amour. Dans une lettre à Lavater (23 sept. 1784), Saltzmann expose son système du règne de Dieu.

Saltzmann n’a pas rompu avec le protestantisme, mais il aspirait à l’Unité de l’Église universelle et appartenait à cette catégorie de protestants dont « la piété tendre suffisait à leur rendre excessivement chers les écrivains mystiques catholiques ».

 

« Nous sommes trois, quatre ou cinq amis qui parfois se réunissent pour nous édifier et nous encourager à poursuivre le chemin de croix sur lequel nous marchons. Notre religion consiste en amour de Dieu ; notre maître est le Saint-Esprit, notre exercice est veiller et prier ; notre aspiration, être anéanti, afin que Christ vive en nous. Cette vie cachée en Dieu est la mystique dont nous nous occupons. »

 

En août 1817, Saltzmann écrivait à sa petite-fille les lignes suivantes qui semblent résumer sa pensée :

 

« Plus tu t’accoutumeras à t’occuper de Dieu et plus tout ce qui n’est pas Dieu, ne vient pas de Lui, et ne conduit pas à Lui, te paraîtra fade, vain, insignifiant. Il a créé notre cœur pour l’aimer, notre esprit pour le connaître. Suivons cette grande destination ; nous pourrons vaincre par là le monde en nous et hors de nous et parvenir à la vie éternelle. Emploie utilement ta solitude pour ta santé physique et morale. Acquiers l’habitude de vivre en la présence de Dieu ; c’est le vrai moyen d’acquérir des connaissances solides et le vrai bonheur.

« Je t’envoie ci-joint, ma très chère fille, un petit livre, qui contient quelques extraits des ouvrages de saint Augustin, que tu liras pour ton édification. On y a ajouté quelques Psaumes et quelques prières, et on l’a terminé par les prières de la messe.

« Tu liras ce qui pourra élever ton âme à Dieu et te rendre meilleure. Les extraits de saint Augustin t’intéresseront vivement et serviront sûrement à ton édification. Tout notre bonheur présent et futur ne consiste que dans notre union avec Dieu. En lui est notre suprême félicité, en Lui est la Vie. »

 

 

A. SALOMON.

 

Paru dans L’Alsace française en 1939.

 

 

 

 

 

 

 

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