Les Amschaspands et les Darvands

 

DÉFENSE DE LAMENNAIS

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

George SAND

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Au moment où le ministère allait subir à la chambre le grand assaut dont il est sorti sain et sauf, à ce qu’on assure, un écrivain anonyme du gouvernement, tout rempli de son sujet, et livré apparemment à de paniques terreurs, s’est élancé à la tribune du Journal des Débats pour nous apprendre que, si les passions ameutées se préparaient à ébranler ce pouvoir qui représente aujourd’hui en France l’ordre et la paix, c’était, après la faute de Voltaire et la faute de Rousseau (le vieux refrain est sous-entendu), la faute du livre de M. La Mennais. Par conséquent, s’écrie l’anonyme avec une emphase fort plaisante : « Il n’est pas inutile d’appeler l’attention du public sur son livre étrange qui vient d’être sournoisement jeté, avec un titre emprunté à une langue morte depuis deux mille ans, au milieu de la polémique des partis. »

Voilà certes un admirable début, ou bien l’anonyme ne s’y connaît pas ! Voyez-vous bien, lecteur ingénu, la sournoiserie de l’auteur des Paroles d’un Croyant ! Emprunter son titre à une langue morte depuis deux mille ans ! Quelle perfidie ! Jeter sournoisement son livre dans les mains d’un éditeur, qui le jette dans celles du public plus sournoisement encore, lequel public le lit avec une sournoise avidité, tout cela au moment où les écrivains du gouvernement tressaillent, palpitent, perdent le sommeil et l’appétit dans l’attente du triomphe ou de la défaite du ministère ! Appelons donc bien vite l’attention du public sur cette ruse abominable. Apparemment le public ne s’apercevrait pas tout seul de l’apparition du livre et du coup qu’il va porter à la position des écrivains anonymes du gouvernement. Certainement M. La Mennais ne l’a pas fait dans un autre dessein. Il n’a pas eu autre chose en tête depuis qu’il a appelé, lui aussi, l’attention du monde entier sur les maux du peuple et l’esprit de l’Évangile, que de faire passer une mauvaise nuit, du 2 au 3 mars, aux partisans de M. Guizot ! Est-ce qu’il s’intéresse véritablement au peuple ? Qu’est-ce qui s’intéresse à cela, je vous le demande ? Est-ce qu’il se soucie le moins du monde de la justice et de la vérité ? Qui diable se soucie de pareilles balivernes par le temps qui court ? Non, tout cela n’est qu’un masque emprunté par M. La Mennais, l’écrivain le plus sournois du monde, comme chacun sait, pour ameuter les passions contre nous et les nôtres, pour donner l’assaut au seul pouvoir qui représente aujourd’hui en France l’ordre et la paix, pour nous désobliger, puisqu’il faut le dire.

« Ce livre a pour auteur (c’est toujours l’anonyme qui parle) M. La Mennais. » Premier grief : car, remarquez-le bien, Messieurs, si le livre n’était pas de M. La Mennais, le livre ne serait pas coupable ; et si M. La Mennais ne faisait pas de livres, on pourrait ne pas trop s’inquiéter de lui. Il ne sollicite pas d’emploi, il ne fait pas valoir le plus léger droit aux fonds appliqués à secourir les gens de lettres indigents ou endettés. Il ne brigue pas l’honneur d’enseigner le rudiment au plus petit prince de l’univers. Il ne marche sur les brisées de personne. Enfin, il n’est pas gênant de son naturel. Que ne se tient-il tranquille ? Quelle mouche le pique d’écrire des livres ? Pure sournoiserie de sa part !

Deuxième grief, j’allais presque dire deuxième chef d’accusation ; car cette belle période a la concision, la netteté, et surtout la sincérité d’un réquisitoire : « Ce livre a pour titre : Amschaspands et Darvands. » C’est ici, Messieurs, que les méchantes intentions de l’auteur se dévoilent. Les bons et les mauvais génies ! Qu’est-ce que cela signifie ? N’est-ce pas une insulte directe contre nous, qui ne voulons pas de génies, et de bons génies encore moins ? Si M. La Mennais, supprimant cette antithèse impertinente, avait intitulé son livre tout simplement en bon français, Chenapans et Pédants, cela eût été bien plus clair, et nous aurions compris ce qu’il voulait dire.

Troisième grief : « Ce livre a pour prétexte la réforme sociale. » Beau prétexte, en vérité ! Est-ce que nous nous payons d’une pareille monnaie, nous autres qui avons le monopole de ce prétexte-là ? Il ferait beau voir qu’on vînt nous le disputer, lorsque nous nous en servons si bien ! Allez, monsieur La Mennais (nous sommes forcés de vous appeler ainsi, puisque, perdant toute mesure et toute convenance, vous ne voulez point vous parer de l’anonyme) ! nous ne croirons jamais que votre réforme sociale soit un prétexte bon et sincère pour écrire. Nous avons nos raisons pour cela, et ce n’est pas à nous, anonymes brevetés de la réforme sociale, qu’il faut venir conter de pareilles sornettes !

Quatrième chef d’accusation : « Ce livre a pour sujet véritable... » Ici l’anonyme s’embarrasse, et avoue avec une surprenante bonhomie « qu’il a besoin de plus d’un détour pour dire quel est le sujet véritable du livre de M. La Mennais ». Mais nous-mêmes nous suspendrons un instant cette curieuse analyse pour dire sans aucun détour à monsieur l’anonyme qu’il s’est mépris au début de son acte d’accusation, qu’il a fait un lapsus calami en écrivant qu’il allait appeler l’attention du public sur ce livre révolutionnaire, incendiaire et sournois. En effet, dans quelle contradiction n’êtes-vous pas tombé, si vous avez voulu appeler l’attention du public, sur un livre dont tout le crime est d’être publié ! Vouliez-vous donc employer les chastes et pieuses colonnes du Journal des Débats à servir d’annonce au livre en question ? On le dirait presque, à voir la complaisance que vous avez mise à les couvrir de citations, dont plusieurs semblent être traduites de quelques fragments inédits de la Divine Comédie du Dante. Quant à nous, qui n’avions pas encore lu les Amschaspands et Darvands, s’il eût été possible que nous fussions dans la même ignorance des ouvrages précédents de l’auteur, votre long article, votre généreux appel à notre attention, et les heureuses citations que vous avez choisies, nous l’auraient fait lire avec empressement. Serait-ce que, malgré vous, et en dépit de la consigne, vous auriez cédé à l’entraînement, à l’instinct du beau, au souvenir douloureux d’avoir été ou d’avoir pu être homme de goût et de talent ? Oui vraiment, vos extraits, ces spécimens que vous nous avez transcrits obligeamment, révèlent en vous un certain enthousiasme mal étouffé, et vous vous connaissez en beau style, car à cet égard, vous ne vous refusez rien.

Mais enfin il vous était défendu d’admirer, et vous avez blâmé. Il ne vous était pas ordonné sans doute d’offrir la prose de M. La Mennais à l’attention, c’est-à-dire à l’admiration du public : donc la plume vous a tourné dans les doigts en écrivant public ; c’était parquet que vous vouliez dire. Le mot commence par la même lettre. Ou bien peut-être que votre écriture n’est pas très lisible, et que le prote des Débats s’y sera trompé. Mettons que c’est une faute d’impression, et n’en parlons plus.

Hélas ! de cette façon, votre exposition devient très claire, votre procédé de citations très logique. Ce sont les passages incriminés que vous signalez à l’attention des juges. Le Journal des Débats n’est pas novice en ces sortes d’affaires, et votre fonction dans celle-ci n’est pas si plaisante qu’elle le semblait au premier coup d’oeil. Vous nous ôtez l’envie de rire ; car ce n’est pas un bout d’oreille que vous laissez voir : c’est un bout de griffe, et le bruit sec de vos paroles creuses ressemble à un bruit de verrous et de chaînes.

Eh bien, que voulez-vous donc faire, écrivain moral et consciencieux, ami anonyme de la paix et de la vérité, qui appelez, sans vous compromettre, à votre aide le procureur du roi et le geôlier en gardant l’anonyme ? Vous vous êtes chargé là d’un office dont je ne vous ferai pas mon compliment. Comment appelle-t-on le métier que vous faites ? Ce n’est pas celui d’Accusateur public ; ceux-là n’agissent pas dans l’ombre ; ils se montrent à nous revêtus de fonctions qu’ils peuvent faire respecter quand ils les comprennent, avec un front sur lequel chacun de nous peut lire la fourbe ou la probité, avec un nom que nous pouvons traduire à la barre de l’opinion publique outragée, ou invoquer pour apaiser les murmures des sympathies blessées. Mais vous, vous qu’on ne voit pas ; qu’on ne connaît pas ; vous qui n’avez pas de nom, vous qui êtes peut-être deux, peut-être trois pour écrire en secret ces pages dont le prétexte est l’ordre public et dont le but est d’alarmer le pouvoir, d’aigrir et de réveiller les vieilles rancunes personnelles, comment s’appelle votre métier, répondez ? Monsieur l’anonyme n’est pas un titre auprès de cette société dont vous vous faites l’appui et le conservateur : monsieur l’accusateur secret vous convient-il mieux ? M’est avis qu’il vous convient en effet. Prenez-le donc, monsieur ! Hélas ! je comprends que vous ayez besoin de plus d’un détour pour exercer votre charge, et je crains qu’il n’y ait rien au monde de plus sournois que cette charge-là.

Je reprends l’examen de votre acte secret d’accusation. À propos des nombreux revirements d’opinion de M. La Mennais, vous répétez en style pompeux, et sans vous faire faute de l’allusion obligée à M. de Lamartine, les gémissements de la Revue des Deux Mondes sur l’inconstance des hommes de lettres. Vous avez grand tort, et je ne sais pas de quoi vous vous plaignez si amèrement. Si vous étiez aussi fins et aussi bons politiques que vous en avez la prétention, vous ne laisseriez pas voir que ces gens-là sont dignes de votre colère et de vos regrets. Vous garderiez un silence diplomatique. Mais vous ne le pouvez pas, et votre dépit, même à propos des moindres transfuges ou des plus faibles opposants, s’échappe malgré vous. Comment pourriez-vous vous abstenir de crier au feu et de sonner le tocsin quand des hommes comme ceux que je viens de nommer vous somment de faire votre devoir ? Cependant, si vous avez sujet de vous plaindre quant à la qualité, je ne vois pas que vous soyez fondé à verser des larmes hypocrites sur la quantité de ceux qui vous abandonnent. Vos chefs ont assez bien manœuvré depuis douze ans pour que les désertions n’aient pas été fréquentes dans votre régiment. Nous voyons bien, nous autres, qu’au contraire vous recrutez tous les jours, grâce à des arguments irrésistibles que vous possédez. Vraiment, vous avez tort d’accuser la popularité de vous ravir l’adhésion de tant d’intelligences. La popularité n’est pas riche, Messieurs, et, le fût-elle, elle n’achèterait pas. De sa nature, elle n’aime que ceux qui se donnent ; et le métier n’étant pas lucratif, il est rare qu’on vous quitte pour elle. Ainsi, quand je regarde votre demeure (le poète a dit antre, mais comme vous n’êtes pas des lions je n’appliquerai pas ce mot à votre presse conservatrice) :

 

            Je vois fort bien comme l’on entre,

            Et ne vois pas comme on en sort.

 

Allons ! vous êtes des ingrats ! Si vous avez vu tourner bien des têtes, et changer la couleur de bien des drapeaux fièrement plantés dans un sable mouvant, c’est vers vous que le vent de la politique a poussé tous ces oiseaux de nos rivages, et vous dites cela pour faire une belle phrase. Hélas ! non, notre pays n’est pas tout plein d’illustres métamorphoses dans le sens où vous l’entendez. Ce serait à nous de les constater en sens contraire, et, quant à moi, je ne les citerai pas :

 

            Je m’en tais, et ne veux leur causer nul ennui,

            Ce ne sont pas là mes affaires.

 

Quant à la popularité (finissez-en avec tous vos détours qui ne servent de rien ici ; c’est le peuple que vous voulez dire), le peuple compte les âmes indépendantes, véraces et fortes, que le sentiment de la charité humaine a fait tressaillir, que la révélation de la fraternité a jetées dans ses bras. Il y en a peu, fort peu malheureusement, dans vos classes éclairées ; mais on s’en contente. M. La Mennais en vaut bien quelques-uns comme ceux qui vous restent. Le peuple le sait, et ne traduit pas ses déserteurs devant le jury.

Mais dans quelle contradiction tombez-vous ! J’en demande bien pardon à votre logique secrète. Vous nous peignez d’abord M. La Mennais enivré de sa popularité, recevant les acclamations du peuple, harangué par la jeunesse, porté en triomphe par les prolétaires ; et puis, un instant après, vous nous le montrez comme un cerveau bizarre, excentrique, désespéré, qui n’éveille apparemment aucune sympathie, puisque, dans son orgueilleuse démence, il se venge de son isolement sur la société tout entière. Il faut pourtant choisir : ou M. La Mennais vit modestement retiré de tout contact extérieur avec cette popularité qui le cherche (et c’est là la vérité), et dans ce cas il n’est ni chagrin ni colère ; ou bien il vit dans les triomphes de cette popularité, et il n’a ni envie ni sujet de s’en prendre à vos personnes de son isolement et de son abandon. Encore une fois, vous faites des phrases, vous les faites fort bien ; mais c’est de l’éloquence secrète que personne ne comprend.

Puis, vous vous attaquez à son style, à son énergie, à la grandeur de sa forme, à la brûlante indignation de sa parole. Vous les qualifiez de rage concentrée, de sombre vengeance, de haine démagogique. Vraiment, vous avez trop de douceur et de charité pour souffrir cela, et vous dites dans votre style, à vous, qui est bénin et apostolique au dernier point : « Aussi rusé que violent, il attire sa victime dans un cercle de métaphores, l’enlace dans un réseau de poésie, la saisit doucement et l’égorge avec fureur. » Tout doux ! vous vous échauffez trop, ami de la paix ! Mais il ne suffit pas d’être beau diseur, il faut encore savoir ce qu’on dit. Quelle victime M. La Mennais a-t-il donc égorgée ainsi ? Je n’en avais ouï parler de ma vie. Mangerait-il des enfants à son déjeuner, comme feu Byron et feu Napoléon ? Allons, vous vous trompez. Il n’a jamais coupé la langue ni les oreilles à personne ; et si vous lui demandiez de tailler votre plume, elle serait mieux taillée qu’elle ne l’a jamais été. Vous en seriez satisfait, et il vous donnerait encore l’encre et le papier pour écrire contre lui aussi secrètement que vous voudriez. C’est donc le lecteur, un lecteur quelconque, que vous voulez désigner par cette victime prise en sa phrase comme en une toile d’araignée, et puis égorgée si doucettement ? Vraiment, si quelque lecteur se plaint d’avoir été traité ainsi, il faut que ce soit un lecteur visionnaire, tourmenté de quelque affreux remords et assailli d’un bien sombre cauchemar. La beauté du style lui aura semblé un nœud coulant, l’indignation de l’écrivain un gril de fer rouge, et la vérité une strangulation finale. Je ne pensais pas qu’on gagnât de telles angines à lire une belle prédication, et je n’aurais pas conseillé à des gens si délicats d’aller entendre Massillon, Bourdaloue, et encore moins saint Matthieu nous racontant la sainte colère du Christ. Mon avis est, puisque ces gens sont si pernicieux que de tuer, par la parole, les personnes mal contentes d’elles-mêmes (vu qu’il y a beaucoup de ces personnes-là), d’envoyer M. La Mennais en prison, les prédicateurs et les prophètes, les poètes et les saints, depuis le divin maître, qui se permettait de chasser du temple, sans aucun procédé, d’honnêtes spéculateurs et d’honorables industriels, jusqu’au Dante, qui a fait parler le diable trop crûment, enfin toute cette séquelle de diseurs de vérités dures, au feu, pêle-mêle et sans retard. Le ministère ne peut pas triompher sans cela dans les chambres. Vous l’avez dit et prouvé, je me rends.

Il y a cependant une exception que vous daignerez faire. Vous aimez Montesquieu, à ce qu’il paraît, et vous goûtez assez les Lettres persanes. On leur fera grâce, puisqu’elles vous amusent. Elles ont paru dans leur temps, d’ailleurs, et nous n’étions pas là. Il est assez probable qu’il n’a pas eu l’intention de nous désobliger. Les mœurs étaient si corrompues dans son temps ! et aujourd’hui elles sont si pures ! Il faut bien pardonner quelque chose aux réformateurs qui sont morts, surtout quand ils ont eu la précaution d’envelopper leurs allusions sous un voile épais, et de ne pas appeler un chat un chat.

Il reste un compliment à vous faire sur l’admirable bonne foi avec laquelle vous avez fait parler des démons dans vos citations, sans jamais laisser intervenir les anges, sans daigner faire mention de leur rôle et de leurs conclusions dans le poème de M. La Mennais. Si vous eussiez vécu au temps de Michel-Ange, et que, parmi les affreuses figures qui occupent le bas de son tableau du Jugement dernier, vous eussiez cru saisir quelque allusion à des gens de votre connaissance, vous auriez fait mutiler la partie du chef-d’œuvre où les saints et les anges apparaissent dans leur splendeur ; et, appelant l’attention du public sur cette œuvre infernale, vous eussiez conclu, de cette représentation allégorique du crime et du vice, à l’immoralité et à la férocité du peintre. C’est une nouvelle manière de juger et de critiquer, qui est tout à fait de mode en ce temps-ci. Dans un roman de Walter Scott, un vieux seigneur, contemporain de Shakespeare, mais amateur encroûté des classiques de sa jeunesse, s’élève avec indignation contre l’auteur d’Hamlet et d’Othello. « Vous voyez bien, dit-il aux jeunes gens, pour les dégoûter de cette pernicieuse lecture, que votre Shakespeare est un scélérat, un homme capable de toutes les trahisons et imbu des plus abominables principes. Voyez seulement comment il fait parler Yago ! Il n’est qu’un fourbe et un menteur qui puisse créer de pareils types, et leur mettre dans la bouche des discours d’une telle force et d’une telle vraisemblance. » Ce bon seigneur aurait voulu que l’honest Yago parlât comme un saint en agissant comme un diable ; et il faut convenir que Racine, peignant les coupables ardeurs de Phèdre, osant nommer l’infâme Pasiphaé et tracer ce vers immoral :

 

C’est Vénus tout entière à sa proie attachée,

 

se montrait bien ennemi des convenances et bien entaché d’inceste et d’adultère dans ses secrets instincts. On n’y prit pas garde d’abord. Le siècle était si corrompu ! Mais on doit s’en offenser et condamner Racine, aujourd’hui qu’on est pieux et austère jusqu’à ne pas permettre à l’art et à la poésie de peindre le vice et le crime sous des couleurs sombres et avec l’énergie que comporte le sujet. J’avoue cependant, pour ma part, que c’est une méthode de critique à laquelle je ne comprends rien du tout.

Ainsi donc, le Génie de l’impureté, celui de la cruauté, celui de la profanation et celui du mensonge ne devaient pas être mis en scène, selon vous ; parce que le mensonge, l’impiété, la férocité et le libertinage sont choses respectables, auxquelles l’art ne doit pas s’attaquer. Tant pis pour les esprits fâcheux qui ne s’en accommodent pas. Ces petites imperfections de la société sont inviolables, et les flétrir est la conséquence d’un caractère chagrin et intolérant. Soit ! vous ne voulez entendre que les concerts des anges ; les hymnes de la miséricorde, de la bénédiction et de l’espérance sont seuls dignes de vos oreilles pudiques, de vos âmes béates. Il paraîtrait cependant que vous avez l’oreille dure et l’âme fermée à cette musique-là. Car les amschaspands (les bons Génies) parlent et chantent tout aussi souvent que les darvands et les dews dans le poème incriminé. Il y a là toute une contrepartie, toute une antithèse, savamment soutenue et délicatement développée, ainsi que l’annonce le titre de l’ouvrage. Vous n’y avez pas fait la moindre attention, et vous en avez détourné l’attention du public avec une rare sincérité. C’est beau ! c’est bien de votre part ! Quelle charité pour nous, quelle impartialité envers l’auteur ! Ah ! vraiment, vous faites noblement les choses !

Eh bien, nous qui ne nous piquons pas de si savants détours pour dire l’impression que ce livre a faite sur nous, nous citerons un peu de la contrepartie qui a échappé à votre talent d’examen ou à la fidélité de votre mémoire. C’est le Génie de la pureté qui parle au Génie de la terre :

 

Rien ne périt, tout se transforme. Vous me demandez, ô Sapandomad, ce que l’avenir cache sous son voile, si c’est un berceau, ou un cercueil ? Fille d’Ormuzd, ignorez-vous donc que le cercueil et le berceau ne sont qu’une même chose ? Les langes du nouveau-né enveloppent la mort future ; le suaire du trépassé enferme dans ses plis la vie renaissante.

Le pouvoir des Daroudjs n’est pas ce qu’ils le croient être. Lorsqu’ils renversent et brisent les sociétés humaines, lorsqu’ils y versent leur venin pour en hâter la dissolution, ils concourent encore au dessein de la Puissance même qu’ils combattent. Ce qu’ils détruisent, ce n’est pas le bien, mais la sèche écorce du bien, qui opposait à son expansion un obstacle invincible. Pour que la plante divine refleurisse, il faut qu’auparavant ce qu’a usé le travail interne se décompose.

Considérez, ô Sapandomad, et les vieilles opinions des hommes, inconciliables entre elles, et le droit sous lequel ils ont jusqu’ici vécu. Ces opinions, est-ce donc le vrai ? Ce droit, est-ce donc le juste ? Et pourtant c’est là tout ce qu’ils appellent l’ordre social. Que cet informe édifice croule, y a-t-il lieu de s’en alarmer ?

Craindrait-on que ces ruines n’entraînassent celle des principes salutaires qui ne laissent pas de subsister au milieu des désordres nés des fausses croyances et des institutions vicieuses ? Illusion. Qu’ils soient obscurcis momentanément, cela peut, cela doit être, à cause du lien factice qui les unissait à l’erreur destinée à disparaître tôt ou tard. Mais, vous l’avez remarqué vous-même, inaltérables au fond de la conscience du peuple, ils s’y conservent immuablement. Quand tout le reste passe, ils demeurent ; ils sont comme l’or qu’on retrouve, séparé de ce qui le souillait, sur le lit du torrent qui emporte l’impur limon.

Quand donc, attentifs au cours des choses, les Izeds annoncent d’inévitables catastrophes, de grandes et prochaines révolutions, ils annoncent par cela même un renouvellement certain, une magnifique évolution de l’Humanité en travail pour produire au dehors le fruit qui a germé dans ses entrailles fécondes. Si elle n’enfante point sans douleur, c’est que rien ne se fait sans effort ; c’est qu’enfermé dans le corps qui se dissout, l’esprit qui aspire à le quitter, à prendre possession de celui qui bientôt va naître, souffre à la fois et de son état présent et de son état futur, de son dégoût de ce qui est et de son désir de ce qui sera ; car le désir même est une souffrance, et l’espérance aussi, tant qu’elle n’a pas atteint son terme.

Plaignez, Sapandomad, les générations sans patrie que des souffles opposés poussent et repoussent dans le vide, entre le monde du passé et le monde de l’avenir. Elles ressemblent à la poussière roulée par Vato1. Mais, nuage ténébreux, ou trombe qui dévaste, cette poussière retombe sur le sol, où, pénétrée des feux du ciel, humectée de ses pluies, elle se couvre de verdure.

 

Ailleurs, le Génie de l’équité dit à celui qui bénit le peuple :

 

Un germe tombe sur la terre ; il se développe et croît, et produit ses fleurs et ses fruits, après quoi la plante épuisée se dessèche et meurt. Ce germe, c’est une portion de la vérité infinie, qu’Ormuzd dépose dans l’esprit de l’homme ; cette plante est ce qu’il nomme religion : mais la mort n’en est qu’apparente, elle renaît toujours, se transformant chaque fois selon les besoins de l’Humanité, dont elle suit le progrès et dont elle caractérise l’état.

Combien de civilisations différentes n’as-tu pas déjà vues périr ! Qu’en est-il advenu ? Le genre humain a-t-il cessé de vivre ? Non, après une époque de langueur maladive, de vertige et d’assoupissement, revenu à lui-même, plein de vigueur et de sève, il est, poursuivant sa route éternelle, entré dans les voies d’une civilisation plus parfaite. Ces révolutions périodiques, assujetties à des lois identiques au fond avec les lois universelles du monde, offrent, en particulier, ceci de remarquable que, s’accomplissant dans une sphère toujours plus étendue, elles ont une relation visible à l’unité vers laquelle tout tend, à laquelle tout aspire.

Elles suscitent d’abord de vives alarmes et une tristesse profonde, parce que, de toutes parts, elles présentent des images de mort. Lorsqu’une ère, fille de celles qui l’ont précédée, naît, chose étrange ! les hommes prennent le deuil et croient assister à des funérailles.

C’est qu’en effet ce qui naît, on ne le voit pas encore ; et qu’on voit ce qui s’en va, ce qui s’évanouit pour jamais.

 

Si nous voulions, par curiosité, appliquer à chacune des malédictions que vous avez citées une théorie de l’espérance et de la foi, extraite de ce même livre, nous le pourrions aisément ; et il se trouverait qu’à force de vouloir trop prouver contre l’amertume de l’écrivain, vous n’avez rien prouvé du tout. Mais laissons cet aride débat. Le public saura bien faire de son attention l’usage qui lui conviendra ; et comme il n’aura pas les mêmes raisons que vous pour ne lire que d’un oeil et n’entendre que d’une oreille, il jugera sans se soucier de vos arrêts. La popularité, que vous haïssez tant, et pour cause, est souverainement équitable. Si, à des esprits douloureux, fatigués de souffrir en vain, les promesses d’Ormuzd semblent un peu lointaines ; si, à de jeunes cœurs avides d’espoir et d’encouragement, la voix d’Ahriman, « celui qui dit non », paraît lugubre et terrible, les esprits sérieux et sincères leur répondront : « Forces émoussées, ardeurs inquiètes, écoutez avec respect la voix austère de cet apôtre. Ce n’est ni pour endormir complaisamment vos souffrances ni pour flatter vos rêves dorés que l’esprit de Dieu l’agite, le trouble et le force à parler. Lui aussi a souffert, lui aussi a subi le martyre de la foi. Il a lutté contre l’envie, la calomnie, la haine aveugle, l’hypocrite intolérance. Il a cru à la sincérité des hommes, à la puissance de la vérité sur les consciences. Il a rencontré des hommes qui ne l’ont pas compris, et d’autres hommes qui ne voulaient pas le comprendre, qui taxaient son mâle courage d’ambition, sa candeur de dépit, sa généreuse indignation de basse animosité. Il a parlé, il a flétri les turpitudes du siècle, et on l’a jeté en prison. Il était vieux, débile, maladif : ils se sont réjouis, pensant qu’ils allaient le tuer, et que de la geôle, où ils l’enfermaient, ils ne verraient bientôt sortir qu’une ombre, un esprit déchu, une voix éteinte, une puissance anéantie. Et cependant il parle encore, il parle plus haut que jamais. Ils ont cru avoir affaire à un enfant timide qu’on brise avec les châtiments, qu’on abrutit avec la peur. Les pédants ! Ils se regardent maintenant confus, épouvantés, et se demandent quelle étincelle divine anime ce corps si frêle, cette âme si tenace. Et ceux qui, par leurs déclamations ampoulées, par leurs anathèmes de mauvaise loi, ont alarmé la conscience de quelques hommes incertains et abusés, jusqu’à leur arracher la condamnation de la victime ; ces généreux anonymes, qui voudraient sans doute arracher un arrêt de mort contre lui pour en finir plus vite, se disent les uns aux autres : Nous ne l’avons pas bien tué ! cette fois tâchons de mieux faire. »

Eh bien ! vous pour qui il a souffert, pour qui il est prêt, vous le voyez, à souffrir encore, souvenez-vous que sa tête est sacrée. Si sa voix est douloureuse, si sa prédication est rude et menaçante, s’il met parfois des reproches amers et des plaintes effrayantes sur les lèvres des anges que sa fiction invoque, songez qu’un divin transport a ému ses entrailles, et que sa mission en ce siècle malheureux n’était pas une mission de complaisance, de convenance et de politesse, comme ses ennemis voudraient le lui imposer. C’est à lui de gourmander votre paresse, votre incertitude et vos langueurs. C’est là le spectacle qui le frappe, et, s’abusât-il quelquefois sur l’excès et la cause de vos misères, il a bien assez chèrement acquis, en souffrant pour vous tous les genres de persécution, le droit d’être sévère et de se faire religieusement écouter. Quand les enfants de l’Italie voyaient passer le Dante, ils disaient en le suivant des yeux avec respect : « Voilà celui qui revient de l’enfer ! » Eh bien ! dans notre siècle de scepticisme et de moquerie, vous avez parmi vous un homme dont l’ardente imagination s’est abîmée dans ces mystères de la poésie, dont l’âme religieuse et apostolique s’est envolée dans l’empirée où s’éleva le Dante, dont la plume toujours énergique vient de vous tracer un enfer et un ciel mystiques d’où s’échappent des cris et des remontrances dont nul autre après lui n’aura l’antique vigueur d’expression et le ravissement extatique. Il est le dernier prêtre, le dernier apôtre du Christianisme de nos pères, le dernier réformateur de l’Église qui viendra faire entendre à vos oreilles étonnées cette voix de la prédication, cette parole accentuée et magnifique des Augustin et des Bossuet, qui ne retentit plus, qui ne pourra plus jamais retentir sous les voûtes affaissées de l’Église ; car l’Église a chassé de son sein ce serviteur trop sincère, trop fort et trop logicien pour être contenu en elle. Il ne vous explique point encore la religion nouvelle, mais il vous l’annonce. Sa mission était de détruire tout ce qui était mauvais dans l’ancienne : il l’a fait selon ses forces et ses lumières ; – d’en conserver, d’en ranimer tout ce qui était vraiment pur, vraiment évangélique : il l’a fait de toute son âme. Le peuple était voltairien comme les hautes classes. Depuis les Paroles d’un Croyant, une grande partie du peuple est redevenue évangélique. Il a travaillé dans l’Église et hors de l’Église, dans ce même but et avec ce même sentiment d’évangéliser le peuple et de combattre le matérialisme par une philosophie religieuse, par une prédication philosophiquement spiritualiste. Son œuvre est grande. Il y a donné toutes ses forces, tout son amour, toute sa colère, toute sa persévérance, tout son génie. Il y a tout sacrifié, repos, aisance, sécurité, réputation (puisque quelques-uns lui ont fait un crime de son courage et de sa foi), amitiés heureuses, amitiés sincères même. Il a tout brisé, amis et ennemis, tout ce qui devait ou lui semblait devoir entraver son élan. Il y a tout perdu, jusqu’à la santé et la liberté, ces conditions inappréciables, et indispensables en apparence, de la fraîcheur des idées et de la puissance de l’esprit. Dieu, par une admirable compensation, lui a conservé pourtant son génie, sa foi et la jeunesse de son courage. Et après tant de sacrifices, de luttes, de souffrances et de désastres, l’admiration et la vénération des âmes sincères ne lui resteraient pas fidèles ? Voulût-il les repousser, non, cent fois non, elles ne déserteraient pas sa cause ! Non, messieurs les journalistes du gouvernement, la république, aucun type, aucun idéal de la république ne commence à s’ennuyer des jérémiades démocratiques de son illustre adepte. On ne s’en lassera pas plus que la poésie ne se lasse de Jérémie lui-même, ce prophète impoli et inconvenant, qui parlait comme M. La Mennais de la corruption des vivants et des vers du sépulcre. Des âmes faibles, ombrageuses et froissées dans leur vanité (il en est peut-être parmi vous) lui feront un vice de cœur de cette facilité miraculeuse avec laquelle il s’est détaché des personnes, quand, les personnes représentant des idées qui n’étaient pas les siennes, il a su les arracher de son sein. Mais il en est d’autres qui, ayant aimé en lui avant tout la sincérité et la foi, ses divins mobiles, se laisseraient froisser et brûler par sa course enflammée (dût-il prendre, en passant, une ronce pour un appui, un fruit pour une épine), plutôt que de l’arrêter par de mesquines susceptibilités et de l’étourdir par de puérils reproches. Déjà ce trop célèbre abbé, comme vous l’appelez naïvement, appartient à l’histoire. Il a assez fait pour y prendre place de son vivant ; et la postérité le contemple déjà par les yeux de nos enfants, ces petits enfants qui, suivant sa belle parole, sourient dans leurs berceaux ; car ils ont aperçu le règne de Dieu dans leurs songes prophétiques. Ceux-là lui marqueront, dans l’histoire des religions et des philosophies, une place que l’anonyme ne vous procurera jamais. Ceux-là comprendront qu’il a dû peu s’alarmer du bruit que vous faites autour de son œuvre, car ce bruit n’aura pas laissé d’échos. Ceux-là ne s’inquiéteront guère de savoir si, dans le secret de sa pensée, il a deviné juste la forme que doit prendre leur société et leur religion. Ils verront seulement les effets de sa prédication dans les âmes, et ils en cueilleront les fruits sous la forme de vertus et de forces régénératrices que le souffle glacé de vos discours académiques et la froide étreinte de vos murailles pénitentiaires n’auront pu détruire dans leur germe.

En attendant, vous lui ferez un grand crime de sa tristesse ; et vous, qui avez des pensées noires, vous lui reprocherez aigrement d’avoir des idées sombres. Quant à nous, quoique son espérance de rénovation sociale nous paraisse trop vague ; quoique nous concevions des réformes plus hardies ; quoique nous trouvions qu’il a gardé, dans ses vues et dans ses instincts d’avenir, quelque chose de trop ecclésiastique ; quoiqu’il ne nous semble pas avoir assez compris la mission de la femme et le sort futur de la famille ; quoique, enfin, sur d’autres points encore, nous ne soyons pas ses disciples, nous serons à jamais ses amis et ses admirateurs jusqu’au dévouement, jusqu’au martyre, s’il le fallait, plutôt que d’insulter à la souffrance d’une si noble destinée. Nous savons qu’il croit ce qu’il professe ; et, dans ce qu’il professe, nous trouvons bien assez de grandes vérités et de grands sentiments pour l’absoudre de ce qui, à certains égards, ne nous semble pas complet et concluant. Mais vous autres, qui cherchez à l’outrager dans ce que sa vie a de plus touchant et de plus respectable, vous qui l’appelez monsieur l’abbé (avec une pauvre ironie, il faut le dire) ; vous qui lui reprochez d’être prêtre et de ne pas savoir mentir ; vous qui, cependant, raillez le clergé, et qui vous vantez de l’embaumer comme une vieille momie, avec force génuflexions et sarcasmes ; vous qui traitez le Catholicisme et le christianisme comme on traite, en Chine, les mandarins condamnés à mort : un coussin sous le patient, un argousin prosterné devant lui, et un bourreau, le sabre levé, derrière ; vous qui flattez les prélats pour que leurs curés ne fassent point de propagande contre vos élections ; vous qui, ne croyant à rien, voulez que le peuple croie, de par le Catholicisme, à la sainteté de vos pouvoirs et à la légitimité de vos droits ; vous, enfin, qui reprochez à un prêtre réformateur d’avoir quitté cette Église où vous n’entrez qu’en riant sous votre masque, et qui feignez d’être scandalisés de son langage rude et affligé : ne voyez-vous donc pas que s’il est trop effrayé du spectacle qu’offre le monde, s’il est irrité de tout le mal qu’il y voit et défiant de tout le bien qu’on n’y voit pas, c’est parce qu’il est prêtre, et plus prêtre que tous vos prêtres ? c’est parce qu’il a été nourri dans la cage, qu’il y a pris des habitudes de mortification et de renoncement, qui font de lui, encore, et plus que jamais, au milieu des audaces de sa révolte, un auguste fanatique ? Oui, c’est parce qu’il a vieilli sans famille, sans postérité, sans lien personnel avec la famille humaine, qu’il est triste souvent et injuste quelquefois. Quelques-uns parmi nous peut-être trouvent qu’il respecte encore trop, selon eux, les formes du passé ; et nous, nous le trouvons aussi. Car ce n’est pas de l’hypocrisie de parti et de l’intérêt de coterie que nous faisons ici : c’est de la justice dans toute la volonté de notre âme, dans toute la force de nos instincts ; et nous sentons que, malgré l’infériorité de nos lumières et de nos mérites, nous avons, devant Dieu et devant les hommes, le droit de dire toute notre pensée sur cet homme illustre. Eh bien ! nous lui faisons un malheur d’être prêtre ; à d’autres la honte de lui en faire un reproche ! Nous blâmons profondément les athées qui outragent, en feignant de la respecter ailleurs, la cause de sa dureté apparente. Nous blâmerions aussi ceux qui, au nom d’une croyance opposée à la sienne, lui reprocheraient de n’avoir pas assez dépouillé le prêtre en quittant l’Église. Que vouliez-vous qu’il fît ? Ce n’est pas le cas de répondre qu’il mourut ! car il était mort déjà à la vie de l’humanité ; il s’était suicidé en ce sens, en prononçant des vœux. Et il est resté dans cette tombe avec un héroïsme qui ne donne pas prise à la moindre des calomnies de l’ennemi. Que dis-je ? il s’est suicidé une seconde fois. Car il était redevenu libre ; il pouvait secouer le joug ; et si l’anathème des dévots l’eût accablé encore plus pour cela, des masses entières auraient applaudi ou pardonné à tous ses actes personnels d’indépendance. Ce n’est donc pas la crainte de l’opinion qui l’a retenu, et il n’eût pas été plus abominable à la postérité pour s’être affranchi de l’inaction, que ne l’est Luther, accepté comme le premier après Jésus par la moitié de l’Europe civilisée. Mais le caractère de cet homme-ci est grand dans un autre sens. Il est moins grand réformateur, il est plus grand saint. Plus prudent pour les autres, il ne pousserait pas le monde dans des voies aussi hardies. Plus courageux envers lui-même, il ne fuirait pas devant ses bourreaux. Il s’offrirait à la torture, dans la crainte de s’être abusé sur les droits généraux en vue de son droit individuel. Vous appellerez cela de l’orgueil, vous qui ne croyez pas aux mâles vertus, et pour cause. Ne l’appelez pas timidité, vous qui avez l’amour du vrai. Croyez-vous donc qu’il n’eût pas pu faire un schisme et bouleverser, peut-être renverser l’Église ? Oh ! que l’Église sait bien le contraire ! Et que ne l’a-t-il fait ! disent tous ces jeunes lévites qui dévorent les écrits de La Mennais dans le trouble des séminaires et dans le silence des campagnes. Il ne l’a pas fait, je crois pouvoir le proclamer ici sans me tromper, parce qu’il manquait des passions qui font les grands schismatiques. Il avait bien la charité, le courage, la conviction : il n’avait pas l’orgueil de soi, l’ambition de la renommée, la soif de la vengeance, des richesses, des plaisirs et des enivrements de la vie. Il était façonné aux vertus chrétiennes ; il ne pouvait pas les perdre. Voilà tout son crime : amis et ennemis, condamnez-le si vous l’osez. Il aimait le sacrifice ; c’est dans l’habitude du sacrifice qu’il avait puisé son enthousiasme, sa force, son ardeur de sincérité, son génie. Eût-il perdu tout cela en renonçant au sacrifice ? Je ne sais. Mais il y a une volonté divine qui l’a poussé dans sa voie, et cette volonté a seule le droit de le juger.

Pour moi, artiste (je ne prétends pas être autre chose, et cela me suffit pour croire, aimer et comprendre ce dont mon âme a besoin pour vivre sans défaillir), je l’aime ainsi. J’aime cette figure qui conserve la poésie des saints du Moyen Âge, et qui à la jeunesse rénovatrice de notre époque unit la sévérité persévérante des antiques vertus. Nous ne sommes pas assez loin du Christianisme pour ne pas aimer encore nos saints et nos martyrs. Nous les cherchons en vain parmi ces prêtres du siècle qui font de leurs églises des salons pour les dames, de leur ministère un marchepied pour l’ambition, de leurs principes religieux un compromis avec les puissances temporelles. Et La Mennais nous paraît si magnanime, si généreux, si naïf dans son œuvre, que, n’en déplaise à monsieur l’anonyme du Journal des Débats, nous irions volontiers le tirer par sa soutane (la seule soutane qui nous inspire encore du respect), pour lui dire : « Père, grondez-nous tant que vous voudrez, nous aimons mieux vos reproches que votre silence ; et puissiez-vous nous gronder encore bien fort et bien longtemps ! Le peuple ne raisonne ni mieux ni plus mal que nous à cet égard. Il vous aime ; donc vous ne pouvez pas avoir tort avec lui. Moquez-vous, tonnez, menacez : tout cela est beau venant de vous, et vous ne blesserez jamais une âme sincère. Que qui se sent coupable se fâche ! »

 

 

Paru dans la Revue indépendante.

 

 

1. Esprit de l’ouragan.

  

 

 

 

 

 

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