Chagall

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

René SCHWOB

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

J’aime l’art de Chagall, parce que le culte de l’amour et de la liberté du cœur y est toujours célébré ; et que c’est pour le servir qu’il met en jeu toutes ses forces.

Or l’un de ses principes – il n’en a point – c’est de s’éloigner le plus possible d’une copie servile de la nature.

Faut-il donc voir en lui l’un de ces acrobates dont j’ai déjà condamné l’artifice ? Il ne me semble pas.

Mais que cette exclusion de la réalité brute de son art me confirme au contraire.

Car, s’il peut ne perdre pas contact avec la vie, qu’une fantaisie effrénée semblerait devoir lui dissimuler, c’est que, participant dans la profondeur de son être à la réalité de l’univers, il est d’abord un homme vivant, qui aime, qui souffre et qui nourrit, presque sans le savoir, une incomparable nostalgie de l’éternité1.

Cela seul l’autorise à user dans son art d’une invention qui ne risque jamais de devenir purement cérébrale. Et cela seul lui vaut cette parfaite disposition des formes mobiles qui est le premier élément d’une création véritable.

 

*    *

 

Mais que m’importent, Chagall, toutes ces théories ? Je voudrais seulement faire sentir votre ferveur.

Je voudrais peindre de vous un portrait ressemblant et vous montrer tel que dans vos toiles, où les bourgeois ont bien tort, tant ils vous sont étrangers, de croire que vous vous foutiez d’eux.

Vos mouvements de tête, vos clignements d’yeux, toutes vos contorsions qui achèvent votre parole et lui donnent un sens, toutes les grimaces qui traduisent votre pensée, bien mieux que ces mots français où vous vous acharnez en vain depuis dix ans, tout votre corps exprime votre mode de vivre et votre génie propre.

Et il est bien sûr qu’à vous regarder on a l’impression que vous ne respectez beaucoup ni les formules de politesse ni vos interlocuteurs.

Mais vos charmes l’emportent d’autant mieux que votre secrète ironie ne se propose jamais qu’entourée des vêtements de la timidité. Vous êtes un ours doublé d’un renard et d’un rossignol. Et il chante ! et il chante ! De sorte que si vous n’aviez, pour nous séduire, que votre sûre technique, je vous avoue que je ne serais pas ici.

Mais l’amour, Chagall ! vous avez une si grande réserve d’amour que vos membres mêmes ne réussissent pas à s’y dérober et que c’est déjà un merveilleux ouvrage que le spectacle de leurs réactions les plus spontanées.

Ah ! non, vous ne ressemblez pas à vos illustres confrères. Et tous leurs mouvements sont mesurés. Et leurs peintures sont si intelligentes. Leur défaut, hélas ! c’est qu’elles sont mortes.

Vous êtes un homme mobile et tout de même absent, en qui la jeunesse a définitivement planté ses tentes, un étonnant mélange, explosif, et tel qu’il le fallait enfin pour que notre race s’y peignît au naturel.

Très proche de Charlot ; éperdu d’amour mais sans cesse froissé ; si plein d’amour que les gens ne s’en aperçoivent plus ; et que, vous aussi, vous êtes réduit à faire danser des petits pains et à laisser votre cœur en charpie aux épines de vos bouquets.

Vous êtes un acrobate, comme eux, mais avec des sortilèges enfantins et dont tous les tours se développent au-dessus des précipices de votre cœur.

Vous jouez de tout, mais d’abord de votre vie. Et chaque matin, pour n’être pas retenu à la maison, je sais que vous y mettez le feu.

Mon vieux, il n’y a rien à faire. Vous ne serez jamais comme ces artistes sévères, nos grands contemporains, ceux qui nous font claquer d’ennui. Il faut vous y résigner : on ne vous prendra jamais au sérieux.

Les gens sont comme ces Russes dont parle Dostoïevsky et qui rejetaient Pouchkine parce qu’il composait trop facilement. Et puis une existence qui est elle-même une architecture instable, avouez que c’est quelque chose d’assez inadmissible. Et je crois que c’est justement là votre signe particulier.

Goya devait être un peu comme vous, en perpétuel devenir. Mais chez vous ça va jusqu’à la frénésie. Et s’il n’y a personne aujourd’hui, sauf Charlot, qui vous ressemble, il a sur vous l’avantage de pouvoir dérouler sa détresse au kilomètre. Vous, vous êtes réduit à l’usage de quelques couleurs, « en un certain ordre assemblées », et à un petit rectangle de toile blanche.

Des courbes, surtout des taches sur une surface plane. Et le débat devient magique. Au point qu’il semble qu’on s’enfonce dans l’inquiétude bariolée de votre cœur.

Non seulement vous nous donnez votre émotion des spectacles du monde, mais vous nous jetez votre vieux cœur de Juif en pâture.

Je songe, auprès de vous, aux plus grands d’autrefois : à Rembrandt au Greco. Et je ne vous compare pas à eux (malgré le plaisir que vous y auriez). Je veux plutôt comparer au génie de leur race le génie juif, car c’est lui, à travers vous, que je veux joindre.

 

*    *

 

Si je trouve, comme je le lui disais tout à l’heure, entre Goya et lui une analogie, je crois bien qu’on la doit aux gouttes de sang sémite qui roulaient dans le cœur espagnol. Mais, chez Chagall, elles sont le fleuve entier du sang ; et c’est cela qui l’oblige à accomplir, dans sa plénitude, un singulier génie.

Convenons que c’est un phénomène assez neuf pour nous y arrêter quelque temps.

La grande différence entre le génie dit aryen et le génie sémite serait donc là : que nous pouvons nous livrer, bien mieux, qu’il nous est impossible de ne pas livrer notre être dans sa mobilité ; quand tous les autres ne savent nous offrir que des états définis ou statiques.

Tintoret même, qui fait apparaître l’univers en mouvement à travers l’admirable subterfuge de ses compositions, est loin de compte avec nos Juifs. Car le mouvement que peint le Juif, ce n’est pas celui des choses : c’est le sien propre. C’est son inquiétude qu’il inscrit. Jusqu’à présent nous n’avions jamais vu un tel évènement plastique. Pour l’excellente raison que les Juifs ne peignaient pas.

Van Gogh, peut-être, s’était approché de ce brûlant désir. Et lui aussi, grâce à la folie, semble être parvenu à livrer son cœur aux crachats.

Toutefois c’est sur place qu’il brûlait. Nous autres, Juifs, nous sommes des incendies qui courent. Et c’est précisément la mobilité de ce feu qu’il semble impossible de fixer.

Je ne veux pas dire non plus qu’en cette agitation tienne tout le génie juif. Je ne crois pas même qu’il faille pousser très loin, pour découvrir, dans les abstractions cubistes, une part d’influence sémite. Mais, entre l’abstraction morte et la fièvre, il est très difficile au Juif de se fixer. Comme si, né pour une vérité qu’il refusa, il lui fallait désormais chercher (et, dans la plastique, au delà de la plastique) un substitut plus parfait de la réalité où celle-ci n’ait plus la moindre part.

Chagall a oscillé entre ces extrêmes et peut-être se dirige-t-il à présent vers un idéal où ces deux aspects finiront par se fondre en une gravité massive, comme biblique.

Pour l’instant, il est encore la proie d’une inquiète instabilité ; et c’est par elle que les aspects les plus opposés de son art se définissent.

Il lui manquera toujours ce qu’on appelle le génie de la composition ; et qu’on devrait plutôt nommer le génie de la composition centrée, unilatérale. Par quoi s’exprime d’abord la faculté de rassembler son esprit en une vision exclusive, qui exprime surtout la faculté de se prendre au sérieux.

Je le lui disais aussi, il n’y a qu’un instant : personne ne le prendra jamais au sérieux. Mais c’est qu’il s’épargne d’abord à lui-même ce ridicule, et qu’il n’est jamais où il semblait qu’il fût encore.

Il aime tout – mais sans attachement ; il rit de lui-même.

Il est de cette tribu qui traverse les siècles en se moquant de soi. Et où l’on ne sait ce qui domine, du douloureux amusement que lui valent les choses, ou du désespoir que sa propre pesanteur et celle des autres lui donnent.

Désespoir à droite, désespoir à gauche, le Juif semble fait pour pleurer.

Cela ne signifie nullement une absence d’amour, mais sa déviation ; et, j’y reviens encore, je crois que tout le nœud du drame est là, cette affreuse détresse d’une âme que Dieu avait créée de préférence à toute autre, et qui s’est refusée.

Ainsi, rien ne lui apparaît plus que le reflet inconsistant d’une réalité qui se dissimule, mais l’obsède. Et je crois que l’âme de tout Juif bien né doit ressentir, avec une intense acuité, cette privation. Quant à ceux que le tourment de l’absolu, même à leur insu, n’occupe point, c’est aux choses du monde qu’ils se prennent, avec une âpreté sans égale, comme à la réalité déjà substantielle. Et ils se trouvent, malgré eux, obligés de vivre pour ce mensonger absolu.

Dieu ne nous lâche pas. Nous sommes le peuple de son Fils. Il n’y a pas moyen de nous échapper.

Et Chagall, ne se prenant à rien qu’au tourment de son cœur, ce n’est pas aux formes qu’il s’attache, mais à la passion qui les brûle et qu’il poursuit à travers tout ; lui-même, dans une si totale dépossession que son immense amour ne parvient pas à la combler.

Ah ! si vous saviez, Chagall ! quel écho de mon cœur dépassé j’entends dans vos paroles, lorsque vous assurez, avec une fureur dont le sens vous échappe, que la réalité vous est indifférente, que ces fleurs dont vous peignez l’âme – comme vous dites – ne sont pas des fleurs ; mais que vous souffrez trop de sentir la mort menacer d’en ternir la beauté et qu’il vous semble, en les peignant, les soustraire à cet affront.

Toute notre inquiétude est là, toute notre instable frénésie.

Jamais l’objet ne lui importe ; mais de fixer cette fuyante vie qui l’avait emprunté, car c’est à une mort incessante que l’âme juive tente vainement de se soustraire.

Tel est le point de ce grand débat : le Juif est d’abord celui qui s’est dépossédé. Et son art est celui d’une race dépossédée qui court aveuglément après sa raison d’être.

Jusque dans l’art de Chagall, enfantin et charmant, plein d’amour et d’humilité, un secret refus entretient une quête indéfinie.

Mais déjà, dans toutes ses dernières toiles, une gravité religieuse, celle, toutefois, du souvenir plus que de la présence de Dieu, s’accuse, où la seule misère du cœur, derrière une apparence de joie, semblait s’inscrire avec insistance.

Je ne crois pas qu’il faille se laisser prendre, dans ses récents ouvrages, à ce charme léger qui recouvre, qui recouvre à peine et ne réussit pas à faire oublier sa détresse. Elle se dénonce elle-même et, d’abord, dans cet étrange déséquilibre incessamment renouvelé de ses compositions, lequel semble, mais de loin encore, tendre à un équilibre centré.

La détresse d’un cœur qui ne sait se fixer, voilà ce qui marque à un point incroyable ce défaut de stabilité. Mais qu’importe, puisqu’ainsi nous est révélé le meilleur de lui-même, sa souffrante tendresse, son inassouvissement douloureux.

C’est par là qu’il s’éloigne de tous les peintres de ce temps, dont tant d’aspects le rapprochent, qui sont ceux du flétrissement de l’âme sous le silence de Dieu.

Il y a, entre les chrétiens sans foi et les Juifs obstinés, entre les plus habiles des païens occidentaux et les meilleurs Juifs de ce temps, cette différence irréductible que le Juif ne cesse de rechercher ce qui lui fait défaut, tandis que les Européens athées non seulement ne se soucient pas de Dieu mais réduisent leurs originalités aux plastiques effets de son absence, au point qu’il serait possible d’en réunir tous les aspects sous le titre d’un chapitre commun qui serait, à peu près, des charmes divers produits par le manque de toute réalité.

Modigliani naguère, aujourd’hui Soutine, Utrillo le simple et Rouault me semblent à peu près seuls susceptibles, avec Chagall, de donner de notre temps une image qui soit plus qu’un reflet de nos intelligences.

N’ai-je donc pas tort de dire qu’à Chagall le réel manque ? Ne jouit-il pas, mieux que personne, des bois pleins d’oiseaux, des ruisseaux qui regorgent de poissons ? Et je me souviens de m’être promené avec lui sur une plage, à marée basse, où les os des seiches et les fines carapaces vidées de leurs oursins nous retenaient plus que de parler peinture. Et il n’en finissait pas non plus d’admirer, sur le sable humide, les grands sillons qu’y traçaient le vent et les courants de l’eau.

Oui ! Ce qui marque son amour, c’est un manque de hiérarchie dans ses amours.

Une fois de plus je retrouve Charlot. Ce sont gens mal adaptés à l’humanité et qui cherchent ailleurs des raisons de se donner.

Ainsi, tous les hommes, sous ses doigts, se transforment en pantins. Il n’arrive pas à en faire le centre ni l’objet de ses toiles.

Et, pourtant, j’hésite !

Je songe à ses rabbins, aux portraits de Bella.

Peut-être sont-ce les seules formes humaines où il se soit affectueusement attardé.

Mais, déjà, c’est son cœur que j’y devine plus qu’un véritable amour de leurs formes vagues et fragiles.

Il peint moins la beauté de Bella, que sa fièvre qui l’hallucine ; moins sa forme stable, que ce mouvement, auprès de lui, qui l’inquiète et le rassure ; moins les traits qui la font être telle femme et non telle autre, qu’une harmonie mobile et coloriée au même titre qu’un beau bouquet ou qu’un panier de fruits.

Son visage même semble lui échapper.

C’est un de ses rêves qu’elle figure mais de quelle réalité qui la dépasse ?

Et ses rabbins sont-ils rabbins, ou pas plutôt le rappel d’un rêve dissipé, le résumé de tout un monde d’images qui l’ont fui ?

Il a raison. La réalité ne lui importe pas, du moins dans la mesure où elle est individualisée.

Il poursuit, à travers des hallucinations où tout se déforme, la précaire unité d’une multitude de couleurs animées. Celles-ci remuant en lui plus que des sensations élémentaires, cette émotion profonde où sa ferveur, son inquiétude, sa détresse et sa poésie d’enfant se rassemblent et finissent par s’accorder. De sorte qu’entraîné à la suite de toutes les formes dans le tourbillon de leurs couleurs, il est esclave de leurs enchantements.

Parce que beaucoup ne distinguent pas en quoi une telle poésie diffère de la littérature, ni ces histoires qu’il nous conte de la simple illustration, il faut insister sur le caractère purement pictural de l’art de Chagall ; sur l’identification de sa poésie avec la couleur ou, si l’on veut, sur la manière, tout à fait singulière, dont une poésie, qui rejoint le lyrisme verbal, se dégage de ses assemblages de couleurs.

J’aurais dû observer déjà que la multitude d’accessoires, dont il entoure la scène principale de chacune de ses toiles, n’ont guère entre eux d’autres liens que plastiques.

Si, au moins au début, le souci de compléter le sujet central par tout ce qu’il évoquait de souvenirs n’était pas étranger à cette espèce de composition centrifuge qui est bien ce qu’il y a de plus permanent dans l’évolution incessante de sa technique, cependant, peu à peu, les raisons extrapicturales qui groupaient côte à côte ces compositions secondaires disparurent, tandis qu’en demeurait l’essence, je veux dire l’étrange incorporation qu’elles constituaient, sans l’avoir cherchée, du temps dans un univers de couleurs pures.

Dès lors, sans plus jamais s’inquiéter du rapport logique des divers éléments de ses toiles, il les multiplia pour arriver peu à peu à suggérer non plus seulement une succession d’instants mais toute une poésie colorée.

Sans doute, pour qui s’arrête à détailler ses compositions, l’idée de juxtaposer, sans aucune proportion, un soleil énorme fait de trois cercles concentriques dans l’un desquels un vague bonhomme, affublé d’ailes, est installé, une tour Eiffel gigantesque, des fougères arborescentes, une femme nue plantée en premier plan contre un bois de lit, un coq coiffé d’une casquette et un violon mystérieusement suspendu en l’air sous le nez du coq, une telle bizarrerie témoigne d’une imagination d’illustrateur en délire.

Mais si, au lieu de s’arrêter à l’absurdité d’un tel assemblage, le cœur s’efforce de n’être sensible qu’à sa poésie, il se trouve projeté dans un domaine où se joignent le lyrisme et la plastique ; et où l’on est bien forcé de constater que nul autre que Chagall ne nous entraîne plus.

On rejoint les ravissantes invraisemblances du douanier Rousseau et, par delà, tout un art populaire, naïf et vraiment humain, auquel Chagall imprime les vibrations d’un charme douloureux et inconnu. On dirait volontiers qu’il est le premier à avoir fait de l’art populaire un grand art, nul n’étant, comme lui, doué tout à la fois d’une naïveté si authentique et d’une technique si savante.

D’ailleurs toute la poésie contemporaine, tant littéraire que plastique, est fondée sur cette rencontre purement analogique de formes dépouillées de leurs caractères usuels. Mais, tandis que la plupart des peintres en effacent jusqu’à l’apparence courante pour composer un nouvel organisme du seul accord des courbes qu’elles évoquent, Chagall respecte, dans une assez large mesure, l’apparence des choses, sachant, pour l’avoir pratiqué lui-même, que le dépouillement des corps jusqu’à leur schéma formel ne peut aboutir qu’à des œuvres sans résonance, presque toujours inertes et, en somme, décoratives.

Par contre, il ne respecte nullement l’ordre ni la perspective des formes.

Ainsi se manifeste une fois de plus cet amour désordonné de toutes les créatures et la part qu’il prend aux feux d’artifice de leurs fièvres. Chacune est tendue à sa plus ardente pureté, si bien que, pour des yeux sensibles à la peinture, quoique cette forme soit un coq, celle-ci une femme et cette autre la tour Eiffel, elles ne représentent plus ni un coq, ni une femme, ni une tour, mais les adorables prétextes d’une harmonie de couleurs vivantes qui avaient besoin d’elles pour chanter.

Tout, ici, est couleur. Le mouvement même que la seule direction des taches indique.

D’où la nécessité, pour apprécier Chagall, d’être en face de ses toiles. Aucune reproduction n’en peut donner même une vague idée. Chacune est vraiment douée d’une charge exclusivement picturale et portée à une si haute puissance lyrique qu’elle seule est capable de la faire vibrer.

Et ces formes engendrent d’autant mieux le sentiment d’une profonde détresse que, vivantes et vraies, elles ne jouent plus cependant le jeu pour lequel elles avaient été créées et que, juxtaposées, c’est-à-dire isolées, elles ne sont réintroduites dans une unité organique que par des qualités plastiques qui laissent vacante, sans la faire oublier, leur plus profonde raison d’être.

Or, et c’est là sa poésie particulière, ce qui fait son charme incomparable : lui-même est présent. Il semble qu’il s’amuse avec les volumes qu’il peint. Il jongle avec eux. Une singulière impression de légèreté en résulte, que nul ne nous donne à ce point.

La grave inquiétude qui ne le quitte pas, qui fait en quelque sorte l’arrière-plan de toutes ses toiles, accepte mystérieusement le concours de cette joie ; ou, plutôt, la gravité de notre race ne cesse d’être présente jusque dans ses plus aériennes compositions tandis que, jusque dans les plus graves, cette allégresse qu’il éprouve à disperser des formes colorées l’accompagne.

Il y a toujours, dans ses œuvres, ce duo contradictoire : le désespoir d’un cœur occupé d’une impossible possession, et la joie qu’il trouve pour se consoler (d’autant plus vive qu’est plus profonde sa douleur) dans l’absurde et ravissante musique de ce qui passe.

Les Juifs en sont là. Charlot nous le répète à satiété : l’absurdité des choses leur devient le plus sûr moyen de se distraire de l’absence d’un Dieu dont le souvenir les obsède. Et toute la diversité de la peinture juive tient dans la proportion de ces éléments irréductibles : un fond inaltérablement douloureux et l’illusion d’un cœur qui ne se livre aux choses que dans la mesure où il peut en jouer.

 

 

René SCHWOB.

 

Paru dans la revue Le Roseau d’or en 1930.

 

 

 

 

 

 

1. Très proche de celle qui animait un Proust.

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net