L’Antéchrist

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

SÉDIR

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il est évident que, lorsque des cataclysmes universels s’abattent sur nous, nous ne pouvons rien d’autre que les subir. Les efforts de notre prévoyance et de notre ingéniosité endiguent à peine les dernières vagues de ces immenses tempêtes. Mais c’est quand il est écrasé par la matière que l’homme, se réfugiant sur les cimes de l’Esprit, y retrouve ses vertus essentielles et toute sa vigueur. Donc, quand viendront les derniers temps, et d’ailleurs comme pour toute calamité publique, notre souci principal doit être l’observation des maximes les plus pures de la vie intérieure selon cette parole : « Veillez et priez » et cette autre : « Cherchez d’abord le Royaume de Dieu et sa justice, et tout le reste vous sera donné par surcroît. » Veillez, non pas par le corps, mais par l’esprit ; regardez autour de vous ; rendez-vous compte des évènements et des gestes des hommes ; veillez, c’est-à-dire surveillez ; veillez, c’est-à-dire soyez vigilants ; ayez un coup d’œil clair et, pour cela, clarifiez vos regards aux clartés éternelles. Examinez tout au point de vue du Christ ; mesurez tout avec la règle de l’Évangile ; ce qui est conforme, acceptez-le ; ce qui s’en écarte, rejetez-le, mais sans mépris, sans blâme, car, comme nous allons le voir, rien n’a lieu qui ne soit profondément utile, ni sans la permission expresse du Père.

 

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Si nous avions du temps et de la patience, nous tracerions dès maintenant un tableau général de la constitution du monde, car il est toujours nécessaire que notre intelligence, pour ne pas s’égarer dans les détails, reprenne contact avec les principes. Qu’il nous suffise de nous souvenir qu’en haut il y a Dieu, qu’en bas il y a Lucifer, qu’entre les deux s’étend toute la Nature. Vous revoyez dans les livres de physique qui vous servaient à l’école ce schéma de la réfraction d’un faisceau lumineux dans une lentille. La lampe, c’est Dieu ; le foyer où se concentrent les rayons, c’est Lucifer, et la lentille qui reçoit la lumière directe divine, qui la modifie dans sa substance et qui est affectée à son tour par les rayons revenus du foyer, c’est l’Univers, champ de bataille perpétuel de la sagesse du Ciel et de la violence de l’Enfer.

Tous les modes d’action de la puissance divine, Lucifer les possède en reflet. Le Seigneur sème les créatures, les nourrit, les fait travailler, les répartit et les ramène vers Lui. Lucifer influe sur les êtres, les séduit, les tyrannise, essaie enfin de se les attacher. Sans Dieu, Lucifer n’existerait pas ; sans l’Homme, Lucifer n’aurait aucune puissance.

De même que Dieu existe indépendamment du monde, Lucifer a son domaine propre ; de même que Dieu existe en nous par une représentation individuelle qui est un des modes du Verbe, de même dans le cœur de l’homme Lucifer a son délégué. De même que Dieu assure l’existence et l’évolution des immenses organismes cosmiques par le moyen d’un de ces êtres invisibles que la tradition appelle des anges, de même Lucifer possède aussi des représentants dans les nébuleuses, dans la Voie Lactée, dans les systèmes solaires, dans les satellites, dans les planètes, partout.

Les espaces interstellaires, les abîmes de l’Océan, notre atmosphère, les masses montagneuses, les énormes masses fluidiques qui roulent la vie dans les terres zodiacales, tout cela est plein d’anges et de dieux, de génies bons ou mauvais ; le nombre seulement de leurs hiérarchies dépasse l’imagination. Aucun voyant n’a jamais pu en compter qu’une fraction infinitésimale. Ne croyez pas que ces notions appartiennent seulement aux superstitions des peuplades sauvages ou aux cosmologies des collèges d’ésotérismes anciens. Tous les Pères de l’Église ont dit ce que je vous dis là. Saint Jérôme, saint Justin, Origène, Athénagore, saint Basile, saint Grégoire de Nazianze, saint Ambroise, saint Éphrem, saint Grégoire de Nysse, Duns Scot, saint Thomas d’Aquin enseignent tous l’existence d’innombrables ministres de la volonté divine ; ils affirment qu’il y a des anges préposés à la garde de chacun de nous, à la garde des empires et de chacune des divisions de ces empires, à la garde des édifices et des temples, que d’autres surveillent les phénomènes naturels et le flux des éléments ; que tout être enfin et toute chose demeurent sous la sollicitude très bonne du Père par le moyen d’un ange spécial. C’est, en d’autres termes, l’axiome kabbalistique : « Tout est vivant et chaque brin d’herbe a son esprit. » En outre, les maîtres de l’enseignement chrétien, les auteurs du dogme catholique ajoutent qu’en face de chacun de ces agents de la Providence excellente Lucifer a posté un de ses séides.

Vous apercevez maintenant l’immense panorama de l’Univers, champ de bataille perpétuel des deux armées de la Lumière et des Ténèbres. Et la bataille envahit tout le monde, les sphères immatérielles et les domaines qu’on croirait inviolables de notre intelligence, de notre sensibilité et de notre conscience. Le Christ et l’Antéchrist paraissent toujours simultanément. Chaque fois que le Père envoie un ange pour aider une créature, Lucifer envoie un démon pour la perdre. Chaque fois que Lucifer tisse une trame, Jésus envoie un de Ses serviteurs pour la déchirer.

Je ne continuerai pas ce parallèle, vous le développerez facilement, puisque vous savez que l’unique souci du Christ est de nous faire avancer vers le bonheur éternel au prix des plus grandes fatigues pour Lui-même, tandis que l’unique souci de Lucifer est de nous attacher à lui de gré ou de force, quelles que soient les terribles conséquences qui puissent en résulter pour nous, pourvu que lui-même y trouve une augmentation de pouvoir.

Voilà les données générales de la tradition. Elles nous suffisent pour concevoir l’existence, à droite et à gauche de l’Esprit de la Terre, d’un représentant du Christ et d’un représentant du Diable ; toute créature est accompagnée de son bon et de son mauvais ange. Le bon ange de notre planète, on peut l’appeler le « Seigneur » de ce monde, son mauvais ange, le « Prince » de ce monde. Le Prince de ce monde a des lieutenants : celui qui surveille tout le côté commercial, industriel, économique des civilisations, la légende le nomme « Mammon » ; celui qui surveille les courants de la pensée philosophique ou religieuse est « l’Antéchrist ». Il y en a d’autres de qui dépendent la guerre, les convulsions géologiques, etc. Nous n’avons point à nous en occuper aujourd’hui.

Quand nous expliquions l’Évangile, je vous ai montré que l’œuvre morale et religieuse du Christ n’est qu’une de Ses activités, et je vous ai montré çà et là quelques exemples de Ses autres travaux. Le lieutenant du Prince de ce monde, spécialement commis à contrecarrer l’activité religieuse du Christ, c’est l’Antéchrist ; mais, dans l’une comme dans l’autre phalange, toutes les hiérarchies se prêtent un mutuel concours, de même que, dans un gouvernement, tous les ministres collaborent.

Suivant d’autres méthodes de descendre du principe aux applications, nous examinerons successivement les indices de l’activité de l’Antéchrist dans le plan religieux, dans l’intellectuel, dans le social et dans le moral.

Le premier soin de l’Antéchrist est de répandre des notions fausses sur la personne de Jésus. On aperçoit les traces de ses premiers efforts dans les temps modernes, au XVIIIe siècle, au moment de cette renaissance du scientisme et du rationalisme. La raison est une faculté précieuse et la science une chose admirable ; toutefois, il faut les laisser à leur rang et ne pas les élever à la hauteur de principe suprême ou d’idéal universel. C’est donc au XVIIIe siècle, avec Dupuis, Vaillant, Fabre d’Olivet, et, au XIXe, avec Burnouf, nos exégètes et nos modernistes, que l’on explique le Christ comme un mythe solaire, un mythe verbal, un mythe rituélique, ou bien comme un simple sage, une espèce d’anarchiste séduisant ou, enfin, avec les théories importées récemment des écoles indiennes, un homme supérieur que le Logos divin aurait obombré temporairement.

Conduite dans cet esprit d’intellectualisme, l’étude des religions comparées mène à concevoir qu’elles se valent toutes, puis à affirmer qu’elles se ressemblent toutes ; de là à établir l’existence d’une religion secrète, antérieure, supérieure et survivant à toutes les autres, il n’y a qu’un pas. Ce pas est vite franchi, et le chercheur, naturellement, étant donné la bonne opinion qu’il a de lui-même, se classe parmi les adeptes de cette religion ésotérique. Le centre mystérieux est supposé envoyer par périodes des ambassadeurs de sa sagesse qui ne seraient autres que les fondateurs des religions exotériques, de ces religions bonnes pour la masse incapable de s’élever aux arcanes de la sapience secrète.

Cette façon de penser confère une grande valeur à l’intelligence et à la volonté humaines. Elles se déifient facilement. Poussant l’analyse des phénomènes à leur extrême limite, la matière, les forces, tout cela se réduit peu à peu en poudre impalpable et, de cet amas de cendres, s’élève la conception de l’irréalité, de l’illusion universelles. Une fois que cette sapience a établi que le principe pensant seul est réel, elle arrive vite à l’identifier avec l’Être suprême, et enfin celui-ci disparaît derrière l’image gigantesque, mais imaginaire, de l’homme-roi de la nature et dieu unique de l’univers. L’Antéchrist est parvenu, en partant des principes les plus purs de la morale, à transformer les naïfs et les orgueilleux en athées.

Tout n’est pas faux dans ces raisonnements. Il existe bien une religion éternelle et une assemblée perpétuelle des Amis de Dieu, seulement ils tiennent à Dieu par le cœur au lieu de s’accrocher au savoir par l’intellect. Ils en viennent aux prises avec la douleur, au lieu d’inventer comme les bouddhistes des moyens ingénieux pour l’éviter. Ils se gardent humbles ; l’Amour qui est en eux leur fait apercevoir la vie hors d’eux ; et, absorbés dans les besognes les plus réalistes de la charité, ils Se considèrent eux-mêmes comme les plus ignorants, les plus impuissants des hommes. Nous reparlerons d’eux tout à l’heure.

 

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Je dis souvent du mal de l’intellectualisme. Il faut nous entendre. Chaque chose doit garder sa place dans la hiérarchie des forces dont l’ensemble constitue l’être humain. De même que le corps physique est l’instrument par lequel l’âme agit sur la matière physique, l’intelligence n’est que l’instrument par lequel l’âme agit sur le monde des idées. L’un et l’autre ne sont que des organes de l’âme. Pour que l’être demeure en équilibre, c’est l’âme qui doit en lui garder sa place centrale et directoriale. La tactique de l’Antéchrist est le déséquilibre de l’être humain. De même que le politicien conserve le pouvoir en jouant avec les convoitises des partis, de même le tentateur fait briller devant nos yeux les fantasmagories du savoir abstrait, de l’étrange, du merveilleux, du mystérieux, du pouvoir extraordinaire. Il exalte en nous l’idolâtrie de la science ou fait miroiter tous les avantages matériels que l’on peut tirer de ses applications pratiques. Ainsi, nous perdons peu à peu, soit le sens du réel, soit le sens de l’Idéal et, à vrai dire, c’est la même perte, car la réalité authentique réside dans l’Idéal. L’Antéchrist exagère l’importance du monde matériel ; au lieu de nous y faire voir un moyen de monter jusqu’à Dieu, il nous persuade d’y trouver le seul but de la vie. Il nous inocule l’idolâtrie du nombre et de la masse, de l’habileté de la mise en œuvre ; il nous amène progressivement à penser que tous les moyens sont bons pourvu que notre désir s’accomplisse. De la sorte il farde chez les classes dirigeantes le dogme de la raison d’État, dans les classes dirigées l’égoïsme collectif. Nous devons reconnaître ici que ces faux principes sont ceux de tous les principes politiques de la terre ; c’est pourquoi l’Apocalypse les symbolise sous des formes monstrueuses. Nulle nation plus que l’Allemagne contemporaine n’a subi l’envoûtement de ces erreurs. Les Français n’ont pas su s’en préserver non plus ; mais, chez eux, les vertus de la race, la générosité, l’enthousiasme font échec aux méthodes césariennes de la politique.

Chez l’individu on découvre facilement la prolongation des mêmes erreurs ; sous les prétextes les plus nobles, la fraternité des peuples, l’internationalisme, la tolérance, l’Antéchrist endort nos énergies et flatte notre tendance vers une fausse sérénité. Il préconise les méthodes de culture extérieure. Il enseigne que nous devons avant tout nous faire un corps sain, puis une sensibilité délicate, puis une mentalité large ; l’éclectisme, il le nomme tolérance, et le scepticisme, dilettantisme. Il nous fait désirer de devenir des êtres exceptionnels, sachant bien que nous nous persuaderons vite que nous appartenons à l’élite et que nous décréterons être parvenus par delà les lois et par delà les morales. Le devoir de l’homme, dira-t-il, est de tout rechercher, de tout essayer. Il ouvrira toutes grandes les portes de l’amphithéâtre des sciences psychiques, il indiquera comme grand arcane l’éducation de la volonté ; comme but suprême, l’impassibilité. Il construira des systèmes admirablement logiques et complexes, des méthodes d’occultisme conduisant à la connaissance des mondes supérieurs, et il aura soin de parsemer ses écrits des mots magiques de « mystères », de « secrets », de « pouvoirs occultes ».

Non seulement les amateurs d’ésotérisme, mais des thaumaturges, des guérisseurs, de simples sorciers séduiront les foules. Certains, ayant surpris quelque lueur véridique, ne craindront pas de la prostituer à leurs désirs volitifs, intellectuels ou sensitifs. De même que des naïfs se décorent aujourd’hui du titre de Rose-Croix, des maniaques déclareront être les apôtres revenus, ou Élie, ou le Christ même. J’ai déjà connu quatre ou cinq pareils insensés. Ils ne craindront pas d’opérer au nom du Fils de Dieu, sans se souvenir qu’Il les a avertis par avance autrefois : « Je ne vous connaîtrai pas au jour du Jugement. »

Beaucoup de pieux écrivains ont décrit la personne et la nature de l’Antéchrist ; ce sont des opinions et rien de plus. L’Antéchrist est un esprit individuel très puissant et d’une activité très vaste. Il commande à d’autres esprits subalternes comme lui, il peut mettre en mouvement certaines forces naturelles, il peut inspirer les hommes qui le recherchent, obséder les faibles, suggestionner ceux qui se sont aventurés imprudemment dans certaines régions occultes. Il peut ainsi revêtir accidentellement une apparence corporelle, et il est certain qu’un jour il apparaîtra sur la terre comme un homme semblable à nous. Mais on le reconnaîtra à certains signes : il sera revêtu de toute la pompe de la puissance terrestre, il aura la richesse, la gloire, les hommages de la foule, tous les dons de l’intelligence, ou plutôt ce que l’on nomme d’ordinaire les dons de l’intelligence. Il charmera, il aura la beauté corporelle. Tout ce qui conquiert les masses, il l’aura.

Il faut ici s’entendre sur ce que c’est que la beauté. Elle résulte ou de l’harmonie purement matérielle des lignes du visage et des formes du corps, ou encore de cette transsudation lumineuse qu’une âme pure rayonne à travers un corps chétif ou un visage irrégulier ; elle peut enfin provenir de l’expression intense d’intelligence ou de volonté qu’un mental supérieur donne à des traits ordinaires. La première de ces beautés est la beauté de la matière, la deuxième est la beauté mystique, la troisième est la beauté humaine. La première est la beauté des athlètes, la seconde est la beauté des saints, la troisième est la beauté des hommes d’élite. L’Antéchrist réunira la première et la troisième. Il impressionnera par son seul aspect toute cette immense multitude accessible seulement à l’extérieur des êtres ou à l’impression produite par la vigueur du caractère unie à la grandeur de l’intellect. Très peu d’hommes recherchant le surnaturel et le divin, il s’ensuit que très peu d’hommes sont capables d’en discerner le reflet très pur dans la qualité d’un regard ou l’expression d’un visage.

Toutefois, le Christ a toujours passionné les hommes ; cela est juste, puisqu’ils Lui doivent tout. Même, dans ce siècle positif, Il demeure le personnage qui préoccupe le plus la conscience générale.

Les philosophes, les artistes, les littérateurs s’occupent de Lui. Il est d’actualité ; Il intéresse l’élite pensante qui s’étonne obscurément de sentir en Lui une énigme ; alors les « pauvres en esprit » qui L’aiment croient s’apercevoir que, par de telles sceptiques et irrévérencieuses enquêtes, Ses blessures se sont rouvertes aux quatre extrémités du monde, et que la plaie de Son flanc arrose à nouveau le cœur de cette planète. Ne serait-ce pas que peut-être, pour la seconde fois, Il approche de ce bas monde ? Ne serait-ce pas le remous des atmosphères fluidiques déplacées par le mouvement de Sa forme immense qui viendrait battre nos esprits ? Voici vingt siècles, en somme, qu’Il nous a prévenus ; notre génération serait-elle celle-là même qui ne peut disparaître avant les épopées finales ? La prophétie divine ne va-t-elle pas s’accomplir ?

Mais si le Christ, Lumière du monde, prépare une nouvelle visite, Son ennemi, l’Antéchrist, Prince des Ténèbres, prépare aussi la sienne en vertu de cette loi des contrastes qui s’applique partout, dans le naturel, dans le spirituel, jusque dans le divin. Les pôles s’opposent. Satan veut tuer Jésus ; Jésus veut faire vivre Satan. Et si ces deux êtres formidables (que je ne compare pas) sont en marche, disposant leurs armées pour la dernière bataille peut-être, il est utile de préciser leurs visages que déformait l’ignorance des écoles les plus savantes, et la partialité des sectes prêcheuses de tolérance.

L’influence actuelle de l’Antéchrist est aussi énorme, mais lui, il dissimule son rayonnement ; il agit par des manœuvres compliquées, il lance des prestiges, il sculpte des mirages. Avec un art consommé, toutes les fois qu’il le peut, il prend la figure du Christ. Ainsi, la profondeur de ses intrigues est telle que nous avons beau nous cultiver, nous avons beau résoudre toutes les énigmes, nous rendre sensibles à toutes les délicatesses et à toutes les grandeurs du beau ; aurions-nous souffert les pires tortures physiques et morales, aurions-nous touché le fond des humiliations, si nous gardons la foi en notre intelligence et notre volonté, nous restons impénétrables au vrai : la Lumière en nous ne vient pas mettre le feu aux décombres. Or, sans cet embrasement, l’état mystique reste inaccessible, et la vue du Christ, Fils unique de Dieu, impossible. L’étude de la nature démontre que toute évolution exige une involution ; le minéral ne passe au végétal qu’aidé par celui-ci, de même l’animal transforme le végétal, l’homme la bête, et le dieu l’homme. Enfin, pour fermer le cycle, Dieu Se sacrifie. Il S’incarne par la descente de Son Fils dans l’humanité afin d’élever l’Homme jusqu’à Lui ; ceci est Bethléem. Et, lorsque nous sommes développés jusqu’à notre limite, l’Époux vient ; c’est la régénération.

Ces données ne sont pas nouvelles ; on les retrouve comme charpente des plus vieilles religions et des plus prestigieuses initiations. Mais nulle part que dans les Évangiles elles se montrent vivantes, belles, proches de nous et nettes comme la grande figure long drapée que doraient les couchants autrefois, aux collines galiléennes.

Le mystique seul sait la vérité sur Jésus, parce que c’est Jésus qui la lui a dite. Voici cette vérité : le Christ n’est pas un certain être à l’exclusion d’un autre. Il n’appartient à personne, car Il est à tous. Seul, inouï, indicible, inimaginable, incompréhensible, indescriptible, Il est le Seigneur, unique Fils du Père, Dieu comme le Père, égal au Père, puissance du Père, Absolu manifesté, incréé. Avant que soient les mondes, Il était. Il sera après qu’ils auront disparu ; le ciel et la terre passeront, mais la Parole vivante, le Verbe du Père, ne passera pas. En Lui sont tous les dieux, toutes les formes, toutes les idées, toutes les beautés. Il est l’Absolu dans le temps, dans l’espace, dans nos cœurs. Pour le concevoir, il faut dépasser l’impossible. En Dieu, Il est le Fils ; en l’Univers, le Seigneur ; en nous, le Sauveur, le purificateur, le médiateur, le docteur ; dans l’histoire, Il est le Jésus né de la Vierge parfaite ; dans le monde moral, Il est la fin de la Loi ; dans le physique, le guérisseur ; dans l’idéal, la béatitude suprême. Et tout cela, ce ne sont encore que des facettes du diamant éternel. Ce qu’Il est en essence, nul ne le sait que Son Père et l’Esprit.

Ce sont là des affirmations sans preuve ; oui, je le sais ; mais c’est l’affirmation, la première et la plus forte des preuves. Quel homme ne se sent touché par la conviction d’un autre homme, quelque inacceptable qu’elle paraisse, parce que c’est une conviction ? Et quelle preuve nous convaincra si notre cœur ne porte pas déjà le germe secret de la conviction ? Tout raisonnement ne part-il pas d’un a priori indémontrable ? Aujourd’hui que l’accord tacite des pseudo-spiritualistes, sous couleur d’adorer le Christ, déforme jusqu’à la caricature les contours magnifiques de Sa personne morale et de Son entité spirituelle, il faut des affirmations. Un engouement irraisonné jette nos contemporains inquiets à la suite de toutes sortes d’Orientaux, de Slaves, de Germains et de Saxons ; les chefs religieux semblent envoûtés par la fascination de l’étrange et de l’inconnu ; le sens du divin se corrompt en France, dans cette France qui en fut si longtemps l’intrépide gardienne ; nous avons perdu la simplicité intérieure grâce à laquelle on aperçoit la simplicité extérieure des principes spirituels ; parce que nous nous sommes compliqués, nous sommes devenus myopes et presque aveugles. Le salut pour nous est dans notre simplification et l’Évangile est justement la méthode de ce travail.

 

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Ce sont les humbles efforts et non d’audacieuses magies qui ont permis aux saints de trouver Jésus. Ces simples, il en existe encore. Ceux que l’Église élève sur ses autels ont donné au monde d’admirables exemples, certes ; mais elle n’a pas toujours découvert dans la solitude des foules, où ils se cachent mieux que dans tous les déserts, tous les amis secrets que Jésus Se choisit avec sollicitude. Je ne fais là aucune allusion à des sociétés secrètes, à des Rose-Croix, à des frères plus ou moins illuminés. Il se peut que Tauler, que Gutman, que Barnaud, qu’Eckartshausen aient approché des hommes extraordinaires et que ces hommes appartiennent au Christ. Les sectes johannites, albigeoises et hermétiques ne Lui appartiennent certainement que par un point ou deux de leurs doctrines.

« Les Amis » dont je parle tiennent à Jésus par toutes les fibres de leur être et par toutes les forces de leur esprit. Ceux-là, je le répète, c’est le Christ Lui-même qui les sélectionne et qui les instruit. Il les fait travailler avec Lui, souffrir avec Lui, mourir avec Lui, ressusciter avec Lui. C’est d’eux qu’Il dit : « Le monde ne vous connaît point. » Et, en effet, le monde les ignore, et pendant leur vie et après leur trépas ; ils demeurent à jamais ensevelis dans l’Amour et ceux-là seuls qui sont tout amour les peuvent reconnaître.

 

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Voilà les deux armées. Aux premiers temps du Christianisme, l’Antéchrist groupait déjà les siens, car il vivait alors d’une existence physique presque aux mêmes années que le Christ. Il va de nouveau se manifester ; que dis-je, il s’est déjà manifesté depuis le milieu du dernier siècle, plus séduisant et plus puissant que jamais, et comme être individuel et comme être collectif. Nous ne devons plus attendre, il faut choisir. Mais ne choisissons pas à la légère, nous avons le temps de faire notre enquête, le Moissonneur ne viendra que lorsque tous les épis seront murs et, en réalité, nous ne pouvons pas choisir tout seuls. C’est la Lumière qui se fera reconnaître en nous quand nous serons capables d’en supporter la force. Elle ne viendra pas en même temps pour tous, mais tous, les aveugles-nés comme les aveugles volontaires, la verront certainement un jour.

Alors, dira-t-on, pourquoi ces retards ? Pourquoi le Séducteur ? Pourquoi toutes ces souffrances ? Je pourrais vous répondre que, si l’on croit en Dieu, l’on croit en Sa sagesse ; sachons aussi que l’effort est indispensable pour développer nos facultés ; rien ne vient sans efforts. Combien la rose n’a-t-elle pas coûté de douleurs aux racines du rosier ? Et le tentateur est là pour nous donner à nous-mêmes la mesure de nos forces, et il nous procure la connaissance fondamentale : la connaissance de nous-mêmes, et autour de nous veille toujours quelque « soldat » pour défendre notre vie, pour que l’existence suive son cours normal, pour qu’enfin nos luttes ne deviennent jamais des catastrophes.

 

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Il faut ouvrir les yeux, étudier attentivement soi-même et notre milieu, veiller, travailler, prier. L’essentiel, c’est d’œuvrer. La veille intellectuelle fatigue l’esprit, comme la veille physique fatigue le corps ; elle peut amener le doute et le désespoir ; la prière vraie, la thaumaturgique, la victorieuse, est bien difficile à notre degré. Le travail au contraire est possible à tous, il ne nous déséquilibre pas, bien au contraire, il nous donne de la présence d’esprit puisqu’il exige de l’attention, il nous garde des excès de la contemplation.

Et il faut diriger nos travaux vers le bien d’autrui.

Ce que le Ciel nous demande, ce n’est pas de pénétrer dans les temples des mystères dont Il nous a si sagement fermé la porte, ce n’est pas de devenir des êtres d’exception, ce n’est même pas de triompher ni de conquérir une bonne place dans la vie ; ceci est un idéal suffisant pour les clubs psychiques et les associations de mentalisme : toutes méthodes artificielles qui traitent nos énergies comme les maquignons maquillent pour la foire les chevaux hors d’âge. Il n’y a pas d’union mentale, d’union de prières, d’union de volontés possible, viable, saine et fructueuse, que selon la promesse divine : « Si vous êtes réunis deux ou trois en mon Nom, je serai au milieu de vous. » Ce Nom, c’est le sacrifice, la charité, l’abandon à Dieu ; hors de là tout est vain. Ce qu’il faudrait que notre temps comprenne (et ce sera un jour la confusion de beaucoup qui se croient spiritualistes de ne l’avoir pas compris), c’est que le Christ est tout et contient tout. Personne ne peut saisir Ses limites, Ses mobiles ni Ses puissances. Tout est possible à Dieu, on ne saurait trop le redire. Tout système n’est que le rapide aperçu d’un des moments de la vie. Puissent nos contemporains apprendre à ne plus bâtir de systèmes, à ne plus rechercher la science, à ne plus fouiller les cryptes. Puissent-ils concevoir que personne ne sait rien ni ne peut rien par soi-même, serait-ce le Bouddha, serait-ce l’Imperator des Rose-Croix ; puissent-ils enfin s’apercevoir que la seule vérité vivante, totale, permanente, c’est l’Amour incarné dans des actes. Dans cette voie, et dans celle-là seulement, ils rencontreront le Christ, Maître unique, peut-être sous Sa forme spirituelle, peut-être sous Sa forme humaine, car qu’est-ce qui L’empêche de prendre un nouveau corps physique à la seconde où il Lui plaît ? N’est-il pas le Maître de la matière ?

Mais que l’on n’oublie pas ces deux avertissements déjà cités : « Je viendrai comme un voleur », et : « Quand on vous dira que le Christ est ici ou là, n’y allez pas ». De deux choses l’une : ou je suis prêt pour la merveilleuse rencontre, et si alors mon Jésus ne vient pas me chercher, fût-ce au fond du grand Enfer, c’est qu’Il n’est pas bon, c’est qu’Il n’est pas tout puissant, c’est qu’Il n’est pas Lui ; ou je ne suis pas prêt et la rencontre alors me ferait un mal indicible.

Voyez ici comme ni les livres ni les créatures ne résolvent nos énigmes et ne vainquent nos ennemis. Arrachez-vous à tout ce qui n’est pas l’Absolu, et si, tout saignants de ce terrible effort, tout pantelants de la blessure, vous tombez de fatigue et de faiblesse, ne craignez rien. Là où vous tomberez, ce sera au pied de l’Arbre éternel, au pied de la Croix. Vous ne pouvez pas tomber ailleurs. Sur votre front prostré couleront l’eau et le sang ; sur votre cœur moribond descendra l’Esprit, et ces trois témoins vivants de la sollicitude du Père vous relèveront et vous mettront en marche par des chemins désormais paisibles.

Veuillez donc réfléchir à ces choses, repassez-les dans votre cœur. Toutes nos réunions se relient les unes aux autres et se complètent mutuellement ; préparez-vous à nos futurs entretiens en contemplant les Lumières que vous avez déjà pu apercevoir. Nul plus que moi n’est davantage persuadé que ce qu’il peut y avoir de vrai dans ce que je vous dis ne vient pas de moi.

Ne faites pas état de celui qui parle, mais prenez garde d’ouvrir vos yeux assez grands pour la vérité qui, je vous l’atteste, se tient debout au milieu de nous, invisible, mais réelle, parce que vous vous êtes réunis à son intention, vous que je crois dignes d’être nommés des hommes de bonne volonté.

 

 

SÉDIR, Mystique chrétienne, 1950.

 

 

 

 

 

 

 

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