Le curé d’Ars

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

SÉDIR

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Dans ce XIXe siècle, si riche en figures originales, l’une des plus attachantes, des plus profondément humaines, des plus effectivement influentes, et des moins connues hors du public religieux, est celle du vénérable et charmant curé d’Ars-en-Dombes, Jean-Baptiste Vianney. Ce convertisseur extraordinaire, ce remueur d’âmes, si simple et si puissant, ce modèle du prêtre mystique nous offre surtout par son exemple les leçons très différentes, mais également nécessaires, de la charité pratique, de la flamme intérieure et de la prudence extérieure. Voulons-nous, si peu que ce soit, faire lever vers le Ciel les regards de nos frères, le curé d’Ars sera notre maître le plus moderne et nous le reconnaîtrons, en nous familiarisant avec lui, comme l’un des plus grands de toute la chrétienté.

Issu de cette race paysanne solide, austère et intègre qui peuple les coteaux lyonnais, les monts du Forez et du Vivarais, le jeune Jean-Baptiste fit de lentes et tardives études, parsemées d’échecs. Ordonné prêtre enfin à vingt-neuf ans, il fut désigné trois ans plus tard, en 1818, pour la cure d’Ars.

Comme saint François de Sales, saint Vincent de Paul, le cardinal de Bérulle et tant d’autres ecclésiastiques, la grandeur du ministère sacerdotal le remplissait de crainte ; le sentiment irréductible de son indignité le tortura toute sa vie, bien que, dès sa jeunesse, toutes les fibres de son être lui criassent son impérieuse vocation. S’y étant résolu après mille tourments, il commence la dure route de la prêtrise, qu’il parcourra tout entière à genoux, en l’arrosant de ses larmes, en l’éclairant de ses prières.

Une fois sa décision prise, le bon sens robuste qui ne le quittera jamais lui montre par où il faut prendre le travail : c’est le lopin de terre sur lequel la Providence l’a placé qui doit d’abord recevoir son défrichement. Le but de sa vie lui apparaît ; il faut que ce village de laboureurs endormis s’éveille à la Lumière ; il faut instiller dans les âmes épaissies l’inquiétude des choses divines ; voilà son devoir immédiat, pour l’accomplissement duquel les fatigues de toute une existence ne lui paraîtront pas de trop. Et – admirable leçon pour notre présomptueuse vanité coutumière – ces deux cents âmes, rendues croyantes par les soins patients de leur jeune pasteur, vont devenir peu à peu le centre attractif qui, durant quarante-cinq années, précipitera vers le serviteur de Dieu plus de neuf cent mille pèlerins accablés ou égarés. Le Royaume du Ciel ressemble bien à la graine minuscule d’où sort l’arbre gigantesque.

Constatons ici que, chez les saints, ce n’est pas la forme de leur vie qui est extraordinaire, c’est la qualité de leur âme. C’est leur extraordinaire intime qui se répand par nappes magnifiques sur la morne trame quotidienne et qui la brode aux courbures des paysages éternels. Chacun de nous donc, s’il le voulait, transformerait son établi, son bureau, son comptoir en un foyer tout jaillissant d’énergies merveilleuses ; il suffirait de vouloir.

Après un labeur colossal, poursuivi à travers toutes sortes de persécutions et de souffrances corporelles, exténué par des fatigues écrasantes et de douloureuses maladies, le curé d’Ars meurt le 4 août 1859, à l’âge de soixante-treize ans.

 

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C’était un homme petit, maigre, naturellement vif et infatigable. L’imagerie religieuse a popularisé sa physionomie quoiqu’en l’affadissant. Son ascétisme rigoureux, les séances quotidiennes de quinze à dix-huit heures dans un confessionnal tour à tour glacé l’hiver et torride l’été, ses effrayantes nuits dont les plus longs sommeils ne duraient guère au delà de deux heures, le feu apostolique qui resplendissait dans ses regards et angélisait ses sourires : tout cet ensemble d’ardente flamme exténuée donnait à sa personne l’aspect le plus immatériel.

De ce prêtre à la robe verdie d’usure, à la chaussure grossière, sans chapeau, la foule ne voyait, ne regardait que le visage encadré de longs cheveux assez tôt blanchis. L’observateur superficiel lui trouvait une ressemblance un peu déconcertante, bien que lointaine, avec Voltaire : mêmes traits nets et ridés, mêmes plis spirituels, même bouche longue et sinueuse, même saillie des pommettes ; mais, chez le prêtre, plus de solidité dans l’ossature, une énergie invincible dans la courbe du nez, une constance tenace dans le profil du menton, et toute la tranquille volonté paysanne dans la carrure de la mâchoire ; le front aussi vaste, mais lumineux, candide et noble ; les yeux admirables, bons, limpides, angéliques, mais parfois prudents et scrutateurs ; un sourire de tendresse infinie, un port de tête tour à tour bonnement incliné vers les visiteurs, puis, à la chaire ou à l’autel, ardemment tendu vers les radieuses Présences invisibles : tout dans ce personnage exprime le zèle mystique, la compassion, la bonté juste, le bon sens et la plus noble pureté.

La forme corporelle des êtres exprime exactement leur forme spirituelle : il s’agit seulement de bien lire, de ne pas s’égarer dans les correspondances complexes de l’externe avec l’interne. Toutefois le disciple du Christ suit une école particulière qui peut le mettre en dehors de cette loi générale. Voici de quelle façon : comme tout homme, il se trouve sollicité vers une série d’actes logiques avec son tempérament, son caractère et sa mentalité propres ; mais l’opération du Verbe intervient en lui, surnaturelle, dévastatrice et bouleversante ; son Maître le pose en face des nécessités d’agir les plus contraires à ses tendances naturelles, parce que la régénération mystique est l’arrachement du Moi hors de ce monde, puis son transplantement dans la terre du Seigneur ; la vie céleste est en tout l’antipode de la vie terrestre.

Or il est très peu d’exemples d’une victoire sur soi-même sans cesse renouvelée. Les héros intérieurs n’ont jamais subi que quelques batailles décisives ; seuls, à de rares intervalles, des missionnés exceptionnels ont eu à vaincre tous les jours. Au siècle dernier, le curé d’Ars fut de ceux-là. Il donne au monde moderne l’exemple constant de la renonciation que le Christ demande à Ses vrais serviteurs. Les conseils de l’Évangile ne sont pas des préceptes spéculatifs, mais des formules précises et pratiques dont l’application génère des résultats aussi nets que ceux fournis, dans l’ordre matériel, par un mécanisme d’ingénieur. Les soupirs et les aspirations n’avancent à rien ; il faut prendre ces formules et leur plier coûte que coûte nos paroles, nos regards, nos pensées de chaque minute ; il faut jeter toute la portion de l’univers dont nous possédons la conscience et le contrôle, toute notre personnalité surtout, dans le moule christique ; il faut attacher toutes nos énergies à la colonne immuable du Verbe, comme une jeune plante à son tuteur ; il faut que toutes nos facultés étreignent le Cep éternel et qu’elles en extraient, par la prière et par l’œuvre, les sucs nourriciers qui les transfigureront.

Ce courage d’un perpétuel crucifiement, cet absolu du désir, cette force d’embrassement mystique, notre héros nous en donne des exemples nombreux, encore qu’il prenne un soin admirable à recouvrir des voiles du silence l’extraordinaire de sa vie.

 

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Il ne se permit jamais de rien faire de retentissant, de se singulariser en rien. « Ne nous faisons pas remarquer, mon ami », disait-il à un de ses missionnaires qui s’était prosterné un peu trop bas devant l’autel. Et, tous les jours, à sa messe, il luttait contre sa ferveur qui l’aurait emporté dans l’extase et ne consacrait pas à cette célébration plus de la demi-heure indiquée par la coutume.

Cependant son invincible énergie éclate malgré tant d’humbles précautions. Voilà un homme qui, cinquante années durant, ne s’accorde jamais le moindre repos. Jamais plus d’un repas par jour, et quel repas ! une pomme de terre froide, ou trois cuillerées de farine, ou une croûte de pain moisi prise à la besace d’un chemineau en échange d’une miche fraîche ; jamais plus de deux heures de sommeil, et encore troublées par les attaques occultes de l’Enfer, ou par les douleurs lancinantes d’une pleurésie chronique. Chaque jour, durant quinze ou dix-sept heures, tiraillé, bousculé, étouffé par une foule indiscrète, sans jamais un air d’impatience. En plus, les angoisses propres à la mission mystique qui, à elles seules, nous sembleraient le pire des supplices.

Napoléon, Stanley, Michel-Ange, le plus ardent fanatique de l’Inde ou de l’Islam n’ont déployé autant de vouloir. Apprenons ici pourquoi ce vaste front de penseur ou de poète, ce sourire si tendrement affectueux éclairent dans le visage de notre curé non pas des traits mièvres, mais l’ossature solidement construite des réalisateurs et les larges modelés sculpturaux des hommes d’initiative et d’énergie.

La possession de soi, le bon sens, l’immédiate lucidité, voilà l’extérieur de ce grand caractère. À propos d’une campagne de malveillances ecclésiastiques, il répondait à ses familiers, anxieux : « Quand ils auront tout dit, ils se tairont. » Lorsque la croix de la Légion d’honneur lui est remise, il l’oublie dans un tiroir. Défiant de lui-même, persuadé de son ignorance et de son incapacité, dès qu’il monte en chaire, la foule, les prélats, les auditeurs célèbres, rien ne le gêne plus, parce que la pensée de Dieu le domine, la présence de Dieu le transporte, la force de Dieu le soutient. Dans l’homme, dans l’humanité, dans l’univers il n’aperçoit que Dieu ; il voit bien les créatures, leurs beautés, leurs valeurs, mais son élan l’emporte par delà : « Notre langue, s’écrie-t-il de cette voix si claire qui bouleversait les cœurs, notre langue ne devrait être employée qu’à prier, notre cœur qu’à aimer, nos yeux qu’à pleurer. »

Toutefois, il n’est point fanatique. Comme son Maître, dont le joug est commode, il ne veut pas que ses ouailles reproduisent ses propres austérités ; il leur recommande de nourrir leur corps et de lui accorder son sommeil, « puisque, sans cela, le lendemain on travaille paresseusement, on sert Dieu moins bien ».

Il disait aussi que, lorsqu’on a vingt sous à donner entre un pauvre et le prêtre, c’est au pauvre qu’il faut les offrir. Et lorsque la messe sonne, tandis qu’un malade a besoin de nous, il vaut mieux manquer la messe que d’abandonner le malade. Grande théologie que celle-là ; ou, plutôt, ce n’est pas de la théologie, c’est l’Évangile et la voix même de notre Christ. Car le pharisaïsme est une tenace ivraie ; d’âge en âge les laboureurs sont obligés de sarcler ; constamment la mauvaise herbe envahit les champs du Seigneur ; constamment Jésus si simple et si pauvre est étouffé sous des parures humaines, somptueuses sans doute, mais auxquelles va indûment la vénération des foules ; constamment, nous prenons la forme pour l’essence et la lettre pour l’esprit. Tel est le destin de la Lumière ; elle descend ici-bas, apaise, féconde et vivifie ; puis peu à peu les vapeurs de nos obscures vallées, qu’attire son éclat, montent vers elle, l’embrument et finissent par nous la voiler complètement. Chaque jour donc nous devrions chasser ces nuages et nous remettre face à face avec la pure clarté de notre aube spirituelle. Cela, c’est l’examen de conscience, c’est toute une discipline et tout un art, c’est, en somme, l’école de la simplicité, antipode du pharisaïsme, don précieux et charmant que le curé d’Ars possédait et qu’il sut garder intact.

 

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Considérons la vie intime de notre saint, fondation, racine, sous-œuvre de sa vie publique. Deux mots la résument : pénitence et prière.

L’accomplissement du devoir commun n’épuise pas l’ardeur d’une âme missionnée ; elle cherche, elle trouve des devoirs supplémentaires, elle prévoit d’improbables paresses, elle devine d’occultes attaques, elle se prépare à des faveurs inconnues et à des miracles. Aussi le mal, pourchassé jusque dans ses plus secrètes cavernes, se retourne-t-il souvent et se jette-t-il furieux sur le chasseur. C’est ce qui advint au curé d’Ars.

Pendant vingt-cinq années, je crois, le Diable se manifesta toutes les nuits dans sa maison, lui ôtant le sommeil et le tourmentant par les phénomènes les plus étranges, les plus bruyants et les plus effrayants. Ne vous en référez pas ici aux faits qu’étudient les sciences psychiques ; le curé d’Ars n’était pas un médium ; son presbytère n’était pas une maison hantée. Derrière ces coups, ces craquements, ces ébranlements de murs, ces incendies spontanés, il y avait l’horreur du mal moral dont ces violences physiques n’étaient que l’occulte répercussion ; j’ai été témoin de faits analogues et je comprends que parfois le vénérable curé ait senti la peur, non la peur corporelle, mais la terrible peur spirituelle. Et ces violences n’étaient jamais plus insupportables que lorsque le lendemain devait arriver un grand pécheur ou éclater un grand miracle.

Il fut un des rares hommes de son siècle à qui Satan en personne rendit visite et que Dieu jugea assez fort pour supporter l’épouvantable présence. Des philosophes disent : « Le Diable n’existe pas ; c’est l’absence ou l’envers du Bien. » Ils se trompent. Si, le mal existe et ses anges vivent ; ce sont de réelles et palpables créatures. S’il n’y avait pas de mauvais anges, il n’y en aurait pas de bons. Dieu seul peut exister seul. Chacun d’entre nous, moyennant un certain courage, peut obtenir personnellement la preuve que les démons peuplent l’atmosphère seconde ; je ne parle pas ici des malsaines opérations de la goétie, mais d’une autre sorte d’expériences, moins formalistes, et tout aussi exactes.

Pourquoi un si saint homme subit-il ces occultes promiscuités ? Parce que, dans les mondes immatériels, les êtres ne peuvent s’élever vers la Lumière qu’en passant par les Enfers. L’arbre dont la cime est la plus haute enfonce dans les ténèbres souterraines les racines les plus nombreuses et les plus profondes. Le curé d’Ars fut, je crois, le premier de ses contemporains dans l’art difficile de la prière. Il alla très haut ; donc de très bas remous devaient l’éclabousser. Mais aussi comme il aimait prier ! Écoutez-le : « Il y a deux cris dans l’homme : le cri de l’ange et le cri de la bête. Le cri de la bête, c’est le péché ; le cri de l’ange, c’est la prière. » « La prière est une rosée embaumée, mais il faut avoir le cœur pur pour sentir cette rosée. » « Il sort de la prière une douceur savoureuse, comme le jus qui découle d’un raisin mûr... Elle dégage notre âme de la matière, comme le feu qui élève les ballons. »

De cet entretien perpétuel avec le Christ, le curé d’Ars tirait toutes ses forces, tous ses pouvoirs, et sa voyance, et ses prophéties et ses guérisons, le miraculeux de chaque jour, l’argent pour ses œuvres, le blé multiplié pour ses orphelines, les cœurs effondrés au confessionnal. Le miracle était l’ordinaire de sa vie quotidienne. « Une âme pure, disait-il, a tout pouvoir sur le bon Dieu ; ce n’est plus elle qui fait la volonté de Dieu, c’est Dieu qui fait la sienne. » Par pureté, il faut entendre le dépouillement de soi, dépouillement sans cesse approfondi, jusqu’à la nudité la plus profonde du cœur ; il faut entendre l’abstinence spirituelle, l’acceptation totale et immédiate de tout ; par cette voie, la volonté atteint son exaltation suprême, son terme, sa mort, enfin. Et elle ressuscite sous la forme surnaturelle de la foi.

La foi est l’agent vrai de toute thaumaturgie. Mais quelle force incompréhensible, et que de pages les théologiens ont noircies à vouloir l’expliquer ! Notre saint ne cherchait pas tant : « La foi, disait-il, c’est quand on parle à Dieu comme à un homme. » Et, en effet, c’est cela, ce n’est que cela. J’ai eu la chance d’assister à des miracles, non pas à des prodiges, à des faits surnaturels, divins. Eh bien ! ceux qui les accomplissaient, ces hommes qui commandaient à la maladie, aux membres amputés, à la mort, à la mer, aux éléments, aux esprits, ces hommes, en effet, ils parlaient à Dieu comme à un autre homme.

Concevez-vous tout l’effrayant de ces mots, l’inouï de cette idée ? L’infiniment petit debout en face de l’infiniment grand, certain d’être vu, entendu, écouté, compris, exaucé ? Quel renversement de toute logique ! Quelle déraisonnable sublimité ! Quel coup d’aile, quel agrandissement, quel anéantissement, quel amour ! Voilà les vrais et vivants mystères, dont ceux de Memphis et de Kaçi ne furent jamais que les nébuleux intersignes.

Et le curé d’Ars, en énonçant ces choses formidables avec la plus familière bonhomie, savait de quoi il parlait ; il voyait très bien les racines et les prolongements de ces guérisons, de ces conversions, de ces miracles, tandis que personne autour de lui n’apercevait que le fait matériel. Si son humilité ne lui avait pas toujours clos les lèvres, que ne nous aurait-il pas appris sur l’occulte du collectif catholique, sur la vie invisible des sacrements, sur la dynamique secrète de la vie conventuelle, sur les ressorts inconnus des évènements ?

Sans aucun doute, comme il lisait les consciences et voyait les crimes sur le front des pénitents, le curé d’Ars voyait le Christ, la Vierge, et les anges, et les saints ; et si ses paroles palpitaient d’une telle victorieuse conviction, c’est qu’elles étaient le véridique récit des scènes vécues pendant les nuits d’extases solitaires dans la pauvre chambre délabrée.

Il n’y a pas de vraie thaumaturgie possible sans une seconde vie sur le monde de la gloire, menée simultanément avec la vie de la terre. L’homme-esprit est une individualité autonome, dirai-je, encore plus que l’homme-matière. Le tout est de savoir choisir son habitat immatériel. Et c’est à quoi Jésus nous invite si souvent et si instamment quand Il parle de la Maison de Son Père, de Sa Bergerie, de Sa Vigne. Le procédé pour cette acclimatation mystérieuse est indiqué par l’aphorisme : « Là où est le trésor, là sera le cœur. » Aussi, comme le curé d’Ars, choisissons notre trésor et, le choix fait, donnons-nous à lui une fois pour toutes, et toutes les fois avec le même élan définitif que la première. Peu à peu l’homme intérieur prendra pied dans un des domaines du Maître, s’y établira, y bâtira sa maison, y créera une entreprise ; et tous ces labeurs mystiques organiseront des correspondances exactes, régulières, vivantes pour secourir les besoins de ses frères encore attardés sur le plan terrestre. Tel est le mécanisme de la thaumaturgie évangélique, seule légitime et seule innocente.

 

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La fonction par excellence du curé d’Ars fut celle de confesseur. Ce ministère de miséricorde s’appuie sur une promesse formelle du Christ à Ses apôtres : « Ce que vous délierez sur la terre sera délié dans le Ciel. » Il demande au pénitent de voir Jésus Lui-même sous la figure du prêtre. Mais il exige aussi de ce dernier l’effort le plus complet pour se rapprocher de l’état d’âme des Apôtres. Ces disciples d’élite suivaient leur Maître de corps et surtout de cœur ; ils avaient tout abandonné pour Lui et dans l’ordre matériel et dans l’ordre social ; ils ne voyaient plus que par Ses yeux et n’agissaient plus que par Sa volonté ; en retour, l’Esprit leur rendait visibles les secrets des consciences, parce que leur renoncement et leur courage les avaient faits aptes à le recevoir. Le curé d’Ars, à dix-neuf siècles de distance, leur ressemblait fidèlement, et les paroles sacramentelles de l’absolution recevaient, en passant par ses lèvres vénérables, leur puissance plénière.

Le péché, c’est le buisson d’épines qui, en nous, étouffe la bonne semence, qui crucifie à nouveau le Christ intérieur, qui blesse à nouveau le Verbe vivant. Notre saint en ressentait la laideur, en subissait la douleur et gémissait avec la contrition de ses pénitents. Comme il plaignait ces pauvres créatures, balbutiantes devant lui ! « Je pleure de ce que vous ne pleurez pas », disait-il à l’une d’elles. Et comme il savait leur parler du grand Ami, du grand Consolateur, du grand Médecin ! « Notre-Seigneur est comme une mère qui porte son enfant sur ses bras. Ce petit est méchant ; il donne des coups de pied à sa mère, il l’égratigne ; mais elle n’y fait seulement pas attention ; elle sait que, si elle le lâche, il tombera. Ainsi Notre-Seigneur endure tout ; il supporte toutes nos arrogances ; il pardonne toutes nos sottises ; il a pitié de nous malgré nous... Et il aura plutôt pardonné au pécheur repentant qu’une mère n’aura retiré son enfant du feu... »

Par une telle tendresse, le confesseur se révèle le père spirituel de son pénitent. Les adeptes des mystères anciens étaient considérés comme de véritables pères par leurs néophytes ; mais combien ce rapport mystique n’est-il pas davantage intime et vivant dans l’école de l’Évangile ! On ne se doute pas des larmes et des souffrances que la conversion d’un être peut coûter à un autre être. Que d’inquiétudes, que de supplications, que de veilles, que de jeûnes les soldats du Christ ne répandent-ils pas aux pieds de leur Seigneur, quand une des âmes dont ils ont pris la charge bronche ou s’égare ? En nous laissant aller au mal, nous oublions que notre victime immédiate n’est pas seule à en souffrir, mais que nos frères aînés en ressentent la douleur d’autant plus vivement qu’ils sont plus en haut de la spiritualité, et qu’entre tous, c’est Notre Maître le Christ que nos fautes blessent le plus cruellement.

Souvenons-nous de ces faits pour comprendre mieux la peine de ce prêtre extraordinaire qui, pendant plus de quarante années, s’enferma tous les jours dans le confessionnal, de une heure du matin jusqu’au soir. Imaginez les heurts, les angoisses torturantes que sa compassion angélique subit en silence ; ses effrois, ses larmes cachées et ses innombrables intercessions, et les déchirements de son cœur attendri par une perpétuelle prière. Quel martyre physique égalerait ce martyre intime !

Car il ne peut pas être vrai, il n’est pas vrai que la récitation de quelques formules dont le fidèle ne discerne que vaguement les mots puisse lui faire recevoir la Vertu pleine et entière dont le Christ, en les prononçant autrefois, revêtit les paroles de Sa miséricorde.

Nous passons à côté des choses les plus précieuses et les plus vénérables sans même les voir. Si nous nous souvenions que Jésus, tenant un morceau de pain, a dit : « Ceci est mon corps », et si nous interrogions ce qui reste d’à peu près pur encore en nous, oserions-nous alors gâcher une miette de cette substance ? Ne saurions-nous pas que tout le pain, tout le froment, tous les épis sont devenus, depuis cette parole, des choses sacrées ? Et cette force subtile, descendue des doigts divins jusque dans la matière même de ce pain, ne pénétrerait-elle pas en nous, plus avant que notre physiologie, jusqu’à nos organismes spirituels ? Si nous voulions bien scruter l’Évangile, je vous le redis, nous y retrouverions tout ce qu’il est possible de désirer ici-bas. Voilà comment notre curé d’Ars fut martyr au confessionnal.

Il savait ces choses ; et il les disait dans ses catéchismes familiers et dans ses prônes, avec toute la flamme, toute la force directe et toute l’ingénuité charmante de son cœur.

 

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La puissance oratoire du curé d’Ars, c’était uniquement sa conviction. Il ne se souciait pas des phrases, il ne disposait pas en bel ordre de nobles pensées ; il disait ses sentiments ou, plutôt, il racontait ses perceptions. Comme tout mystique véritable, c’était un praticien ; de la théorie, le moins possible ; des faits, des expériences, tel était son fonds ; expériences intérieures, certes ; mais il invitait tout le monde à les renouveler, il montrait à tous que cela est possible en se plaçant, comme devant une table de laboratoire, dans les conditions nécessaires.

Il leur faisait voir combien Dieu est tout proche et tout désireux de nous : « Ce n’est pas comme les hommes, disait-il, plus on Le connaît, plus on L’aime ; plus on L’aime, plus on s’embrase ; on en vient à ne plus rien pouvoir désirer que Lui... et, dans l’âme unie à Dieu, c’est toujours le printemps. »

Non content de ce voisinage divin, il place entre Dieu et nous quelqu’un d’encore plus proche et de plus familier : la Vierge. « On n’entre pas dans une maison sans parler au portier ; eh bien ! la sainte Vierge est la portière du Ciel. » Et encore : « Lorsque nos mains ont touché des aromates, elles embaument à leur tour ; faisons passer nos prières par les mains de la sainte Vierge, elle les embaume. »

Le curé d’Ars montre donc l’homme de bonne volonté conduit pas à pas ; le conducteur, c’est l’Esprit Saint, l’Esprit instructeur des ignorants sur tout ce qui dépasse la science, l’Esprit attentif à nous comme une mère à son petit, comme un qui a des yeux guide un aveugle. On entre dans un univers nouveau : « Pour tout le monde, il semble qu’il n’y a pas de Dieu ; pour l’homme conduit par l’Esprit, il semble qu’il n’y a pas de monde. » On apprend la conscience juste, la notion de notre ridicule orgueil, et la vraie science, la science de notre néant.

Et notre curé nous donne la preuve de ses affirmations ; jamais, en effet, on n’a jeté la sonde plus au fond des abîmes de l’âme ; jamais on n’en a ramené des notions plus précises et plus universellement vraies.

« Nous sommes beaucoup, dit-il, et nous ne sommes rien ; rien de plus grand que l’homme, par son âme ; rien de plus petit quand on regarde son corps ; si grand que Dieu seul peut le contenter ; si faible qu’il ne peut absolument rien sans ce Dieu... Pour nous comprendre nous-mêmes, il faut d’abord comprendre le Ciel, le Calvaire, l’Enfer. » Pascal n’a pas mieux dit.

Et, comme son illustre devancier, le curé d’Ars prêche l’action : « Il faut travailler dans ce monde ; il faut combattre ; on aura bien le temps de se reposer toute l’éternité. » Et ce combat s’explique par un seul mot : la souffrance ou la croix.

Or « il y a deux manières de souffrir : souffrir en aimant, souffrir sans aimer. Les saints souffraient avec patience, joie et constance, parce qu’ils aimaient. Nous souffrons avec colère, dépit et lassitude, parce que nous n’aimons pas... Les gens du monde se désolent quand ils ont des croix ; les bons chrétiens se désolent quand ils n’en ont pas. Le chrétien vit au milieu des croix comme le poisson dans l’eau... Les épreuves, pour ceux que Dieu aime, ne sont pas des châtiments, ce sont des grâces... Les croix transformées dans les flammes de l’Amour sont comme un fagot d’épines que l’on jette au feu : les épines sont dures, mais les cendres sont douces... Les épines suent le baume ; la croix transpire la douceur. Mais il faut presser les épines dans ses mains, et serrer la croix sur son cœur pour qu’elles distillent le suc qu’elles contiennent... Qu’il fait bon mourir, quand on a vécu sur la croix ! »

Évidemment, immobiles sur le papier, ces paroles ne nous enlèvent plus comme elles faisaient autrefois, dans l’humble église villageoise, lorsqu’elles s’envolaient toutes blanches, planantes, tourbillonnantes, de la bouche du saint charmeur, comme des colombes qui tournent un moment, puis piquent à tire-d’aile vers l’azur rosé de l’horizon crépusculaire. Pour en recevoir maintenant le bénéfice, il faut se les redire tout bas, d’un cœur fervent, d’un cœur crédule, d’un cœur d’enfant. Alors le clair halo où autrefois elles palpitaient reviendra vers nous, et sa blancheur baignera nos fatigues et nous retrouverons les certitudes de la simplicité, les joies du don de soi-même, les vigueurs victorieuses de la divine confiance.

 

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Un prêtre parfait, voilà ce que fut notre héros. Et personne cependant ne se crut plus indigne du ministère qu’il remplit admirablement. Il se regardait avec une véritable terreur ; il se jugeait le plus incapable. « Le prêtre, qui a la clef des trésors célestes, qui en ouvre la porte, l’économe de Dieu, l’administrateur des bien surnaturels... le témoin et l’officiant de tous les actes graves de la vie », et, entre tous les prêtres, le curé : ceci lui paraissait la fonction formidable et effrayante. « Un prêtre, disait-il, peut méditer, faire oraison, garder la solitude ; mais un curé : il vit dans le monde, il lit le journal, il fait de la politique, et puis, après, il récite son bréviaire, va dire la messe, délivre l’absolution ; et il prend, hélas ! l’habitude de traiter ces choses saintes comme des choses ordinaires. »

Voyez ici un bel exemple de cette loi morale qui fait que les hommes vraiment dignes tremblent d’accepter les fonctions ou d’accomplir les œuvres pour lesquelles ils sont excellemment qualifiés. Du moins, il en est ainsi sur les cimes de la beauté, de la sagesse ou de la spiritualité.

Et si le curé d’Ars ne nous entraîne pas à travers les ouragans, les mers déchaînées et les montagnes sauvages où planent les Jean de la Croix, les Ruysbroek et les Denis Aréopagite ; si son cœur est plus proche de nos cœurs ; si sa parole, plus franciscaine, garde l’agreste beauté de nos campagnes natales, il ne nous en offre pas moins, à nous tous, d’admirables exemples et presque inimitables.

Tous nous avons, en certaines heures, à consoler autour de nous, à relever les courages affaiblis, à diriger sur tel pauvre cœur ténébreux un rayon d’espérance. Tous nous pouvons briser des chaînes ; les nôtres d’abord ; celles ensuite de quelques-uns de nos frères. Tous nous pouvons dire, selon la promesse du Christ, des paroles qui délient, qui allègent, qui libèrent.

Tous nous avons à enseigner, ne serait-ce que nos enfants ; nous avons à connaître la dignité de la parole ; tous, ce que nous avons à dire, nous pouvons le dire mieux, avec des mots plus touchants, plus purs, plus évocateurs d’infini. Tous nous pouvons faire fonction sacerdotale, puisque tous nous pouvons devenir des saints ou, si vous préférez, des disciples véritables de Jésus.

Ouvrons donc nos yeux encore mal éveillés, ouvrons-les pour ne perdre, alentour, aucune leçon de bonté, de consolation, ni d’intercession. Vous me direz : des êtres comme le curé d’Ars sont exceptionnels ! Sans doute, mais ils ne le sont que parce que la masse qui les entoure ne veut pas les imiter. Prenez dans les saints non pas ce qu’ils ont ou d’ecclésiastique ou de monacal, quelque sublime que cela soit, prenez ce qu’ils ont d’humain. C’est par leur beauté humaine, par leur humaine grandeur, par leur humaine compassion, par leurs humaines douleurs qu’ils restent admirables. C’est parce qu’ils sont davantage des hommes qu’ils nous sont des modèles. Et ils sont des hommes plus que nous, parce qu’ils sont bien plus près que nous du Christ. Apprenons d’eux, en un mot, à nous tenir en face du Père comme ce paysan sublime que le curé d’Ars voyait faire de longues stations dans l’église, debout, immobile et muet, et qui répondit à son interrogation : « Je L’avise et Il m’avise. »

Voilà ce que je vous souhaite à tous, savants et ignorants, grands et modestes, jeunes gens surtout et à vous encore, fatigués de la vie : c’est que vous appreniez à regarder Dieu. Regardez-Le sans cesse, regardez en tout le Bien, le Beau, le Vrai ; regardez la Lumière la plus secrète et la plus nue, et la plus simple au fond de vos consciences. Et cet Absolu, à son tour, vous regardera, et le feu de ses yeux vous enflammera, vous créera de nouveau, vous enlèvera jusqu’en cet univers magnifique de l’Amour, dont tous les habitants portent sur leur visage la candeur et l’adorable sourire qui attachaient les foules aux pas de notre pauvre petit curé d’Ars.

 

 

SÉDIR, Quelques amis de Dieu.

 

 

 

 

 

 

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