Madame de Motteville

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Charles SIMOND

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Françoise Bertaut, qui fut, par son mariage avec le premier président de la Chambre des comptes de Normandie, Mme de Motteville, naquit vers 1621. Elle était la nièce de l’évêque Bertaut, à qui l’on doit un recueil de poésies et que Boileau a rapproché de Desportes. Son père, Pierre Bertaut, était gentilhomme ordinaire de la chambre du roi. Sa mère, d’origine et de noblesse espagnoles, avait, étant amie d’Anne d’Autriche, attaché sa fille à la reine dès l’âge de sept ans, mais le cardinal de Richelieu, qui voulait bannir de la cour toute influence espagnole, éloigna cette enfant, et Mme Bertaut emmena sa fille avec elle en Normandie. Françoise s’y maria, à dix-huit ans, à un vieillard octogénaire, qui la laissa bientôt veuve. À la mort du cardinal et du roi, Anne d’Autriche la rappela auprès d’elle, et elle resta dès lors à la cour en qualité de dame d’atours, ou, comme on disait en ce temps plus simplement, de femme de chambre.

Mme de Motteville fut ainsi le témoin journalier de la vie de la reine, et, suivant l’exemple de bien des femmes de son siècle, elle tint journal de ce qu’elle voyait et entendait. C’est ce journal qui nous a été laissé sous le titre de Mémoires, et auquel le célèbre Conrart « au silence prudent » collabora peut-être, sinon de sa main au moins de ses conseils. Ces Mémoires ont une valeur historique importante, autant par les sujets qui y sont traités de manière à en laisser peu de chose dans l’ombre que par le talent très original de l’auteur. Ce qui caractérise ce journal d’une femme qui écrivit fort bien sans avoir la prétention d’écrire, et qui eut de l’esprit sans en vouloir avoir, c’est la franchise, la bonne foi du récit. On pourrait leur donner ce titre de Choses vues que Victor Hugo a fait sien. Et c’est en effet de visu et de auditu, de vue et d’ouïe, que Mme de Motteville nous raconte, avec une piquante sincérité, les évènements qui se sont présentés à son observation dans la chambre royale où son devoir la retenait, mais où ses yeux et ses oreilles n’étaient pas fermés. Elle dit aussi ce qu’elle tient des personnages, bien informés, qui aimaient à causer avec elle en passant, et qu’elle étudiait, comme le fera un peu plus tard La Bruyère, « se montrant à nous, dit Sainte-Beuve, au milieu de ces grandes intrigues, comme un simple spectateur placé dans un coin de la meilleure loge et parfaitement désintéressé », ne songeant – c’est elle même qui l’écrit – qu’à se divertir de tout ce qu’elle voyait, comme d’une belle comédie qui se jouait devant ses yeux et où elle n’avait nul intérêt.

Mme de Motteville demeura à la cour jusqu’à la mort d’Anne d’Autriche, en 1666, et sa fidélité ne se démentit jamais. Douce et grave, d’une entière vertu, d’une piété toujours vraie, d’une rare honnêteté de cœur, d’esprit et de jugement, cette femme remarquable, qui joignait la réflexion à l’observation, occupe dans le XVIIe siècle, une place que certains historiens littéraires ont considérée comme secondaire, mais qui peut être enviée à l’égal des meilleures. « S’il fallait, dit encore Sainte-Beuve, lui trouver une parente historique, je la trouverai plutôt dans les Mémoires du sage chambellan Philippe de Comines, qu’elle aime à citer, et dont elle rappelle parfois les fruits de saine et judicieuse expérience. » La préface qu’elle a posée elle-même, en tête de ses Mémoires, est une page admirable de sens droit, et de haute philosophie, qui rappelle la largeur de style et de pensée de l’historien de Louis XI.

« Les rois, dit-elle, ne sont pas seulement exposés aux yeux, mais au jugement de tout le monde ; leurs actions, bien souvent, ne sont bonnes ou mauvaises que selon les différents sentiments de ceux qui en décident par leurs passions. Ils ont le malheur d’être censurés avec rigueur sur des choses dont ils peuvent être blâmés, et personne n’a la bonté ne les défendre sur celles qui pourraient recevoir quelque excuse. Tous ceux qui les approchent. par un lâche intérêt, les louent en leur présence, afin de leur plaire ; et chacun, par une fausse vertu, se mêle de les juger sévèrement en leur absence. De plus, leurs intentions et leurs sentiments étant inconnus, et leurs actions publiques, il arrive souvent que, même sans choquer l’équité, on peut les accuser de beaucoup de fautes qu’ils n’ont pas eu dessein de faire, et dont pourtant ils sont coupables, parce qu’ils sont trompés, soit par eux-mêmes, faute de connaissance, soit par leurs ministres, qui, esclaves de leur ambition, ne leur disent jamais la vérité.

« C’est ce qui m’oblige d’écrire dans mes heures inutiles, et pour me divertir, ce que je sais de la vie, des mœurs et des inclinations de la reine Anne d’Autriche ; et de payer, par le simple récit de ce que j’ai reconnu en elle, l’honneur qu’elle m’a fait de me donner sa familiarité. Car, quoique je ne prétende pas la pouvoir louer sur toutes choses, et que, selon mon inclination naturelle, je ne sois pas capable de déguisement, je suis assurée néanmoins que les historiens qui n’auront pas connu sa vertu et sa bonté, et qui ne parleront d’elle que sur le dire satirique du public, ne lui feront pas la même justice que je voudrais bien lui pouvoir faire, si mon incapacité et mon peu d’éloquence ne m’en ôtaient les moyens.

« Aussi, ce que j’entreprends présentement n’est pas avec un dessein formé de réparer leur ignorance ou leur malice ; ce projet serait trop grand pour une paresseuse, et trop hardi pour une personne comme moi, qui craint de se montrer, et qui ne voudrait pas passer pour auteur. Mais je le fais pour ma propre satisfaction, par gratitude envers la reine, et pour revoir un jour (si je vis), comme dans un tableau, tout ce qui est venu à ma connaissance des choses de la cour, ce qui sera fort borné, parce que je n’aime pas l’intrigue. Mais aussi je n’y ajouterai rien. Ce que j’ai mis sur le papier, je l’ai vu et je l’ai ouï, et pendant toute la Régence (qui est le temps de mon assiduité auprès de cette princesse), j’ai écrit sans ordre, de temps en temps, et quelquefois chaque jour, ce qui m’a paru tant soit peu remarquable. J’ai employé à cela ce que les dames ont accoutumé de donner au jeu et aux promenades, par la haine que j’ai toujours eue pour l’inutilité de la vie des gens du monde. Je ne sais si j’ai mieux fait que les autres ; mais je sais bien au moins qu’on ne saurait, à mon gré, faire pis que de ne rien faire.

Mme de Motteville mourut à soixante-huit ans, en 1689, à Paris. Ses Mémoires ont été souvent réimprimés. Les meilleures éditions sont celles de Cognat (1851) et de Riaux (Charpentier), 1855-1891.

 

 

Charles SIMOND, Les grands écrivains de toutes les littératures,

Sixième série, Tome premier.

 

 

 

 

 

 

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