Le Christ dans la peinture russe

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Vladimir SOLOOUKHINE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Certes, à condition de s’y consacrer tout entier, on pourrait trouver une telle quantité de sujets de conversation qu’une année entière ne suffirait pas pour les exposer par écrit. Si, par exemple, on s’y adonnait entièrement, ne serait-il pas intéressant d’étudier la manière dont les différents peintres russes traitèrent le problème du Christ ? Non, non, je ne veux nullement approfondir ce sujet, mais, cependant, regardez.

Prenez, par exemple, le destin presque tragique d’Ivanov. Durant de longues décennies, il exécuta, loin de la Russie, sa toile grandiose et unique en son genre. Les études seules, dans l’ensemble, auraient pu donner une grande célébrité au peintre.

 

 

(Au fait et précisément entre parenthèses. Bien des années plus tard, l’amère expérience d’un autre peintre russe remarquable, Paul Korine, en fut une preuve. Je rappellerai les faits. Au début des années trente, Korine conçut un tableau qui, s’il avait été réalisé, aurait pris rang parmi des toiles telles que « L’apparition du Christ au peuple », « La femme du boyard Morozov », « La réunion du Conseil d’État ». Il n’était pas possible de disposer la toile de huit mètres sur douze dans n’importe quel local. Un garage ou une buanderie furent transformés en atelier. On conçut tout un système d’échelles. Le peintre commença ses esquisses.

Les particularités de l’époque (années trente), la situation générale dans le pays, empêchèrent l’artiste de réaliser son projet. La toile resta vierge. Elle est, d’ailleurs, toujours à sa place dans l’atelier de Korine, tel un monument original des décennies que nous avons traversées.

Quant aux esquisses... Voici ce que A. Zotov écrit dans sa monographie intitulée « Paul Korine » : « Dans son travail sur « Russie d’hier », P. Korine appliqua la méthode éprouvée par Ivanov, Sourikov, Nesterov pour la préparation des grandes toiles. Il consacra de longues années à la composition, aux recherches des types dont il avait besoin, à l’exécution des études préliminaires. Ces dernières prirent chez lui des proportions monumentales, inconnues jusque-là chez les peintres russes. Le peintre couvrait de couleurs d’immenses toiles en y inscrivant des silhouettes entières, grandeur nature. Le résultat de toutes ces recherches fut toute une galerie de portraits représentant des types humains étonnants par leurs caractéristiques.

Conformément au projet initial, le tableau « Russie d’hier » devait s’appeler « Confiscation des trésors d’église ». D’après ce que l’on dit, un amas d’objets d’or et d’argent se trouve au centre de la cathédrale de l’Assomption, au Kremlin. Près de lui, un homme en veste de cuir. Remplissant l’intérieur de l’église, des serviteurs du culte de tous rangs, du métropolite au simple religieux, se tiennent debout et observent la scène. Il y a là également un cul-de-jatte faible d’esprit, des paysans – un père et son fils et d’autres. En tout, plus de trente personnages, plus de trente caractéristiques, profondes et exactes, tracées en fonction de ce qui se passe. Le simple d’esprit aux yeux bleus est prêt à s’élancer et à mettre en pièces. On peut déceler chez l’un de la fierté, chez l’autre du mépris, chez le troisième un souhait caché de châtiment, chez le quatrième un reflet de peur. Celui-ci (le paysan, par exemple) rumine une pensée des plus tenaces.

On dit que Gorki apporta quelques corrections à ce projet audacieux pour l’époque. D’une part, il conseilla de supprimer le tas d’or et la veste de cuir au centre de la composition, transformant ainsi le tableau en un grandiose groupe de portraits inscrits dans l’intérieur de la cathédrale de l’Assomption. D’autre part, il conseilla d’appeler ce groupe de portraits « Russie d’hier ».

C’est ce qui m’a été rapporté, ou peut-être l’imagination a-t-elle complété bien des choses. Quoi qu’il en soit, si l’on utilisait cette clé pour déchiffrer toutes les esquisses du tableau non réalisé, chaque étude, chaque visage, chaque caractère s’épanouirait d’une manière nouvelle et particulière. Chacun acquerrait une nouvelle signification. Peut-être l’époque traversée déteignait-elle sur l’état d’âme de chaque individu et, d’autant plus, sur celui d’un peintre. Peut-être était-il amer de se séparer du projet initial pour le remplacer par un autre qui, si bon soit-il, avait quand même été suggéré. Peut-être tout simplement, les forces physiques firent-elles défaut. Quoi qu’il en soit, le tableau ne fut pas exécuté. Je l’évoque ici parce que les esquisses, une fois présentées au public, firent littéralement fureur. Lorsqu’elles furent exposées en Amérique, elles couvrirent Paul Korine d’une gloire bien méritée, aussi bien en Russie qu’à l’étranger.)

 

 

De même, les seules esquisses exécutées par Ivanov auraient suffi pour lui faire une grande renommée. Mais Ivanov réalisa également un ensemble. Toutefois celui-ci ne suscita ni explosion d’enthousiasme, ni ovations bruyantes. Il fut accueilli avec réserve, sinon même avec froideur. De l’avis général, le peintre mit trop de temps pour l’exécuter et, faisant preuve d’un excès de zèle, il le dessécha. Un élan, étendu sur une période de vingt ans, cesse de s’interpréter comme un élan.

Pourtant, un artiste comme Sourikov passait des heures, tout seul, à contempler cette œuvre étonnante. Des heures et tout seul ! Il faut croire qu’il découvrait quelque chose dans ce tableau ?!

Il m’est personnellement difficile de concevoir que le Christ pourrait venir tout de suite, dire deux ou trois mots et que tous le suivraient. Mais peut-être est-ce en cela que réside le véritable réalisme du tableau.

Cette même certitude s’observe dans une autre toile qui, dit-on, ne présente rien de particulier du point de vue artistique. Je veux parler du « Christ et de la pécheresse » de Polionov. Une foule furieuse conduit une jeune femme, surprise en plein acte d’adultère, au jugement du Christ. Selon les anciennes lois bien établies et sanctifiées par les siècles, cette femme doit être lapidée. Tel est le procédé d’exécution ayant probablement donné naissance au fameux lynchage, bien que, dans ce dernier cas, on ait recours à la pendaison et non à la lapidation. Celle-ci était considérée comme une forme de justice démocratique, car nul ne pouvait dire avec précision à qui appartenait la pierre ayant causé la mort. Nul n’était l’assassin, mais tous ensemble...

Ainsi, selon les lois ancestrales, la jeune femme devait être lapidée. Le Christ est un révisionniste. Il est venu pour réviser les anciennes lois. Il condamne la cruauté. D’après lui, le mal engendre et multiplie le mal. Sous cet angle, la voie de l’humanité conduit à une impasse. Le mal naîtra en tant que mal, se développera et finira par engloutir l’humanité. C’est pourquoi il estime que celle-ci ne peut être sauvée que par l’amour, par un amour sans bornes, infini, dévorant. Les anciennes lois disent : sois cruel, œil pour œil, dent pour dent. Quant à cet original, il affirme : aime tout le monde et même tes ennemis. Fais à ton prochain ce que tu voudrais que l’on te fasse. Ne punis pas, mais pardonne. Et alors, en réponse au mouvement inattendu de ton âme naîtra un sentiment de retour. De même que le mal engendre le mal, ton amour engendrera un sentiment semblable. Et celui-ci à son tour. Et alors viendra le temps où l’humanité sera comme noyée dans les rayons resplendissants de l’amour. Tel est l’enseignement de cet original, soucieux de l’avenir de l’humanité. Mais voici un cas très simple : une femme a commis un adultère. Elle doit être lapidée. Il est curieux de savoir comment se tirera d’affaire cet original prêcheur. S’il se prononce en faveur de la lapidation, il reniera son propre enseignement. S’il dit de la relâcher, alors... Oh, c’est terrible ! Tout le monde comprendra qu’il est un violateur irresponsable des lois et la haine de tous ceux qui le vénèrent se retournera contre lui-même, et non plus contre la pécheresse.

Pourquoi attend-il si calmement l’approche de la foule excitée ? Quelle parole connaît-il ? Quelle force se cache derrière son calme serein et assuré ?

La pécheresse se débat. Elle a peur de ce juge. Elle sait que tout juge cherchera à se conformer à la loi, ce qui signifie que la sentence sera d’autant plus respectable que le juge lui-même est vénérable.

Lorsque les gens s’arrêtèrent, le juge ne prononça qu’une seule phrase, connue maintenant de chacun. Il dit : « Que celui qui est sans péché lui lance la première pierre. » Il faut croire qu’il n’y avait pas d’hypocrites dans la foule, car celle-ci commença à se disperser. Les gens se dissimulaient les uns derrière les autres, partaient subrepticement, jusqu’à ce que la pécheresse restât seule devant le Christ.

Du nouveau dans la peinture christique, si l’on peut s’exprimer ainsi, fut apporté par le peintre Gué, d’un talent fort original. Le Christ est un symbole. C’est ainsi qu’il apparaissait sur les toiles. Le fait qu’il soit cloué sur une croix ne présente aucune importance. Il reste, malgré tout, le symbole de l’amour, du pardon, du sacrifice de soi. Un symbole ne peut hurler, les yeux ne peuvent lui sortir des orbites, les cheveux, se dresser sur la tête. Mais l’exécution par crucifixion a bien existé. C’est probablement l’un des plus cruels procédés d’exécution qui aient été inventés par l’homme, le plus cruel parmi les êtres vivants. La croix était exposée en plein soleil, ce soleil palestinien. La chaleur torride, la soif, les mouches, sans parler de la simple souffrance physique qui finissait, sans doute, par s’émousser. La victime restait suspendue pendant plusieurs jours car, comme on l’apprit plus tard, la mort survenait à la suite d’une simple gangrène qui se répandait dans l’organisme à partir des plaies dans les mains et dans les pieds. Il fallait donc attendre que la gangrène se déclare.

Le peintre Gué imagina ces souffrances. Il se représenta avec exactitude comment peut être à ce moment-là le visage humain et il reproduisit sur les toiles toute l’horreur qui lui est apparue.

Toutefois, dans la « Cène », ce premier succès de Gué qui fit circuler parmi les gens son nom court dont on se souvint vite et bien, il n’y avait ni mort, ni horreurs sanglantes. Les critiques ont signalé à l’époque le caractère coutumier qui leur déplut, ainsi que le visage courroucé du Christ. Eh bien, voilà deux hommes qui se sont disputés pendant le repas. L’un d’eux sort, en menaçant, et, par son départ même, lance un défi. L’autre est affligé. Il se rend compte des suites de cette dispute et du départ de son disciple.

Mais il ressort du tableau que Judas est parti non point à cause des trente deniers d’argent, non point par cupidité mesquine, mais par principe. Ils n’ont pu s’entendre sur l’essentiel, sur la doctrine. Judas n’a pas cru que l’amour pouvait vaincre tout le mal du monde. Plus que cela, il estime que des souffrances infinies seront endurées pendant les tentatives pour prouver quelque chose et pendant les expérimentations. Est-il si simple, par exemple, de présenter cette fameuse joue droite lorsque la gauche a été frappée ? Non, il y a un autre point de vue sur les choses : si tu vois qu’une main s’apprête à te frapper, aie le temps de la sectionner. Peut-être n’est-ce pas exprimé d’une manière aussi brutale, mais l’idée est bien celle-là.

Voilà donc deux écoles qui se sont heurtées. Voyant que l’enseignement du Maître idéaliste apporte et apportera à son entourage, au peuple, si vous voulez, des maux et des souffrances, le disciple part pour trahir son Maître et tuer dans l’œuf ce qu’il considère comme étant le mal.

Aussi, comme je l’ai dit, on pourrait discuter longtemps de ce sujet dans la peinture russe. Le Christ a été représenté par Kramskoy, Verechtchaguine, Répine, Vroubel et chacun le présentait à sa façon. Il y a là matière à réflexion.

 

 

 

Vladimir SOLOOUKHINE,

dans Molodaya Gvardia, n° 10, 1966.

 

Traduit par Michel Slavinsky.

 

Recueilli dans La Russie retrouve son âme,

numéro de juin 1967 de la revue La Table ronde.

 

 

 

 

 

 

 

 

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