Les assises morales de l’Allemagne hitlérienne

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jean-Édouard SPENLÉ

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’Allemagne hitlérienne apparaît à beaucoup une nouveauté déconcertante, un défi porté à nos notions les plus élémentaires, les plus solidement établies de droit, de liberté, de respect de la vie et de la personnalité humaines, idées qui constituent le patrimoine commun à tout Européen civilisé. Et il est juste de reconnaître que cette Allemagne nouvelle, par la bouche de certains de ses représentants, semble prendre plaisir à souligner cet antagonisme fondamental entre le « Deutschtum », c’est-à-dire le Germanisme, et ce qu’ils appellent dédaigneusement nos « idées occidentales » – et « Occident » signifie ici toujours : déclin, décadence. Mais devant une manifestation qui a pris une pareille ampleur et qui s’affirme avec une pareille persistance, il ne suffit pas de s’étonner, ou de s’indigner, ou de se moquer. Il faut d’abord examiner et essayer de comprendre.

Car, outre que cette Allemagne prétend fonder un ordre civilisateur nouveau, elle se réclame, elle aussi, d’une tradition, à la fois religieuse, morale et spéculative qui, à la suite d’une des crises les plus troublantes que jamais peuple ait traversées, se traduit aujourd’hui simplement dans l’ordre des réalisations politiques. C’est dire que, pour comprendre cette Allemagne nouvelle, il ne suffit pas de suivre les nouvelles au jour le jour, ou de lire les enquêtes improvisées que nous rapporte d’Allemagne quelque littérateur en quête de nouveautés sensationnelles ou quelque correspondant de journal qui, armé d’un calepin, d’un kodak, de quelques lettres de recommandation, a pris le train de Berlin et s’en est allé interviewer, d’après un questionnaire tout préparé, quelques notabilités arbitrairement choisies. Il faut, sous la façade des faits et des opinions, pénétrer jusqu’à cette réalité plus profonde qui nécessairement échappe au visiteur et ne se livre qu’à celui qui, à la fois par l’étude du passé et la méditation du présent, s’est initié à la vie intime de tout un peuple.

Et d’abord il faut nous mettre en garde contre une première cause d’erreur. Il ne s’agit pas ici d’un mouvement politique, dans le sens que nous donnons en France à ce mot, et qui puisse entrer dans les cadres de nos conceptions politiques françaises. L’Allemagne hitlérienne n’a pas, à proprement parler, de programme politique et, du reste, elle ne se soucie pas d’en avoir. Car on ne qualifiera pas, je pense, de programme politique ces vingt-cinq articles, passablement décousus, voire contradictoires, que certain jour, dans les tout premiers temps, au cours d’une réunion publique tenue à Munich, le 25 février 1920, Adolf Hitler a jetés dans la bataille, simplement pour servir de signe de ralliement, et où il se bornait à poser quelques jalons provisoires, à indiquer quelques directives à toute cette jeunesse, très disparate et de provenance multiple, qui alors déjà commençait à affluer autour de sa personne. On y chercherait vainement la moindre indication touchant la forme que revêtira un jour le futur État, – monarchie, république où dictature, parlementarisme, syndicalisme ou corporatisme, – questions qui lui apparaissent alors tout à fait secondaires. Ou, si on préfère, le programme hitlérien tenait dans un simple appel, dans ces deux mots-forces incessamment répétés : « Deutschland erwache ! » (Réveille-toi, Allemagne !) Et aujourd’hui encore, dans cette Allemagne enfin réveillée, le national-socialisme ne se présente pas du tout comme une formule de vie politique, mais comme un plan de régénération totale, à la fois physique, matérielle, économique, raciale, morale et religieuse, comme une conception ou plutôt une vision d’ensemble du monde, – ce que les Allemands appellent : « Eine Weltanschaung » – et ce que nous appellerions plus simplement une mystique, une foi nouvelle.

J’insiste sur ce mot de foi. Car c’est par là que l’hitlérisme (bien que Hitler lui-même soit catholique et que le mouvement ait eu son premier berceau en Bavière) s’apparente secrètement à la Réforme luthérienne. Nietzsche, avec ce don prodigieux de prévision qui le caractérise, écrivait il y a cinquante ans ce mot prophétique qu’on dirait d’aujourd’hui : « Luther représente toujours pour nous autres Allemands l’évènement le plus récent. » C’est qu’en fait la Réforme luthérienne a été le premier grand réveil de la conscience allemande, celui qui a imprimé à la mentalité allemande une empreinte décisive et indélébile. Elle s’est communiquée ensuite à l’Allemagne même catholique et non croyante. La foi au dogme luthérien a disparu : mais l’esprit, l’empreinte subsiste. D’abord parce que Martin Luther est resté un des hommes les plus populaires de l’Allemagne – der deutsche Mann – un représentant typique de la race. Et sans doute nous ne nous passionnons plus aujourd’hui pour les controverses théologiques qu’a suscitées sa Réforme : mais nous avons toujours sous les yeux les conséquences pratiques incalculables qu’elle a déclenchées et qui s’y trouvaient impliquées. Le pape d’alors s’imaginait d’abord qu’il ne s’agissait, ’ comme il disait, que d’une « querelle de moines ». Il reconnut bientôt son erreur, le jour où se produisit le premier grand évènement d’où l’on a coutume de dater la Réforme : la querelle au sujet du trafic des indulgences et l’affichage par le docteur Martin Luther, professeur de théologie catholique, à la porte de l’église du Château de Wittenberg, des fameuses 95 thèses condamnant cette pratique. Du coup, le débat sortait des séminaires théologiques et entrait dans le domaine public ; il devenait l’affaire sensationnelle du jour, dont s’emparèrent les passions populaires, qui se discutait dans toutes les chaires des églises ou des universités, dans les auberges et sur les places publiques, aux foires et aux marchés et jusqu’au fond des campagnes les plus reculées. À la voix tonnante de Luther, l’Allemagne « se réveilla et l’on vit une première fois déferler une vague de nationalisme xénophobe sous le couvert de la religion : haine du papisme, haine du « romanisme », c’est-à-dire de l’Église romaine, de la hiérarchie romaine, du système romain, et apologie de la conscience allemande, de la foi allemande, de la liberté évangélique allemande, – autant de formules, de revendications, qui naquirent et se propagèrent par une germination spontanée. Autant de sympathies aussi, éparses dans les diverses classes et les divers ordres de la société d’alors, – Chevaliers d’Empire, villes d’Empire, Universités, savants humanistes, paysans, bas clergé – tous, hier encore ennemis, aujourd’hui rassemblés et comme fondus au même creuset par l’appel enflammé du jeune Réformateur, sympathies qui lui firent cortège pendant son voyage quasi triomphal à Worms, où l’Empereur Charles-Quint l’avait cité à comparaître devant la Diète germanique, en 1521. Et l’on vit cette chose inouïe : devant cette Diète imposante, où se trouvaient rassemblés toutes les puissances temporelles et spirituelles, l’Empereur, les Princes de l’Église et les Princes laïcs, les Chevaliers d’Empire, les villes libres et impériales, les représentants des différents ordres de la société et les plus hautes lumières théologiques, on vit ce petit moine allemand, seul, la main appuyée sur la Bible, tenir tête à toutes les autorités du ciel et de la terre.

Cette protestation du moine Luther est restée le geste symbolique qui domine toute l’histoire des idées morales en Allemagne, – un peu l’équivalent de ce qu’a été pour nous la prise de la Bastille. L’histoire de l’Allemagne se présente ainsi comme une succession de réveils, de sursauts, d’efforts individuels quasi surhumains, suivis presque régulièrement de guerres ou de catastrophes inouïes. Et voyez aussi le caractère particulier de cette foi luthérienne. Bien à tort on a cru y reconnaître une formule anticipée de la liberté de pensée ou de conscience. Rien de plus inexact. À l’autorité de l’Église, Luther a simplement substitué l’autorité de la parole littéralement inspirée. Le Réformateur poursuit d’une haine implacable la raison des philosophes scolastiques ou aristotéliciens de son temps, – cette « catin », diese Hure, comme il l’appelle dans son langage imagé et populaire – dont les prétentions scandaleuses ne tendraient à rien moins qu’à rendre superflu le sacrifice sanglant du Sauveur. Et Luther ne croit pas davantage à la liberté humaine. Il éprouve à l’endroit de l’individu un pessimisme foncier. C’est l’abîme qui le sépare des humanistes de son temps. Car il est, lui, l’homme de la prédestination, de la servitude volontaire, de l’esclavage passionné. « Ou esclave du Péché, ou serf de Dieu », à ce dilemme il accule les fausses prétentions d’un soi-disant libre arbitre humain. Il n’y a point de moyen terme, point d’échappatoire. Mais dans cette servitude, quelle exaltation, quelle transfiguration, quelle confiance inébranlable et héroïque ! Qu’on se rappelle simplement la dernière strophe du fameux choral de Luther :

 

Alors que le monde serait peuplé de diables, et qu’ils feraient mine de vouloir nous avaler, nous n’éprouverions aucune crainte. Qu’ils nous prennent tout, corps et biens, honneur, femme et enfants ! Grand bien leur fasse (Lass fahren dahin !) Ils n’en tireront nul profit. À nous restera l’Empire !

 

Das Reich muss uns doch bleiben !

 

Quelle puissance de recrutement dans cette Marseillaise luthérienne de la Foi dont le chant de victoire sonne comme un défi lancé au monde entier ! Faut-il voir en Luther une sorte de Hitler avant la lettre ? La question est à l’ordre du jour. On en trouve journellement les échos dans les journaux. Elle a même failli provoquer un schisme. A-t-on remarqué que, si l’hitlérisme ne rencontre plus aucune résistance ouverte et déclarée, ni chez les ouvriers, docilement enrégimentés dans le nouveau Front du Travail allemand, ni chez les instituteurs, ni chez les professeurs, – il s’est pourtant heurté à une citadelle qui n’a pas capitulé et devant laquelle il a reculé. Une partie du clergé luthérien a osé faire une résistance, ouverte et courageuse, à la mise en régie que prétendait lui imposer le nouveau régime, représenté dans la personne d’un commissaire d’Empire, M. Jäger, et d’un évêque d’Empire imposé, M. Müller. On a vu alors d’innombrables pasteurs destitués, expulsés de leurs chaires, des évêques mis en état d’arrestation, des foules soulevées par un vent de révolte sacrée et des professeurs de théologie, les seuls, parmi les professeurs d’université, qui n’ont pas reculé devant un schisme qui risquait de déchirer l’Allemagne luthérienne en deux camps ennemis, – d’une part une Église d’État et d’autre part une Église de libre confession. Tout se ramenait en somme à cette question : « Faut-il voir en Luther un simple réformateur religieux, ou peut-on faire de lui coûte que coûte un apôtre au service du nationalisme hitlérien ? » Or, il est bien certain que Luther a toujours entendu se cantonner strictement dans le domaine religieux. « Mon royaume n’est pas de ce monde », cette parole de l’Évangile, il l’a répétée à tout venant, à tous, chevaliers d’Empire conspirateurs ou paysans révoltés, qui auraient voulu l’entraîner dans les luttes politiques ou nationales de son temps. Et d’ailleurs sa condamnation à Worms et sa mise au ban de l’Empire, suivies d’une séquestration temporaire au château de la Wartburg, mirent brusquement fin à cette carrière d’agitateur révolutionnaire et nationaliste où il ne s’était engagé qu’à son corps défendant. À partir de ce jour, l’agitateur fera place au Réformateur autoritaire, uniquement soucieux de formuler le Dogme et d’organiser son Église.

Si la Réforme luthérienne au xvie siècle a été le premier réveil allemand, il s’en faut cependant qu’elle ait apporté à l’Allemagne une formule d’unité, et les guerres religieuses qu’elle a déchaînées marquent une des plus grandes catastrophes allemandes : la Guerre de Trente Ans, suivie d’un complet morcellement politique. Il faut attendre jusqu’au début du xixe siècle pour voir se produire un second réveil, cette fois-ci non plus sur le plan religieux, mais bien déjà sur le plan national. La cause inconsciente de ce réveil fut l’Empereur des Français, Napoléon, et les historiens allemands d’aujourd’hui, non sans raison, saluent en lui un des bienfaiteurs involontaires de leur pays. N’est-ce pas lui qui a commencé à mettre un peu d’ordre latin dans le chaos germanique ? À la place de cette poussière de principautés minuscules et de baronnies d’Empire qui se chiffraient par centaines, il a créé quelques grands États vassaux, Saxe, Bavière, Wurtemberg, Bade. Il a doté les Pays rhénans d’un de ces appareils administratifs qu’en ce temps-là l’Europe nous enviait encore ; il a appelé les Rhénans à bénéficier des bienfaits du Code Napoléon et a ainsi éveillé un peu partout le besoin d’une législation uniforme. Enfin et surtout, sa folie conquérante a suscité en Allemagne un sentiment national tout nouveau dont l’unanimité dépassait de beaucoup les anciens patriotismes locaux d’autrefois, hessois, bavarois, saxon ou prussien. La bataille d’Iéna en 1806, qui faillit être si mortelle à l’amour-propre prussien, marque à cet égard une date décisive dans l’évolution nationale de l’Allemagne. Avant Iéna, c’est l’Allemagne humaniste et cosmopolite du xviiie siècle. Après Iéna, voici l’éveil soudain de ce nationalisme allemand qui va changer le caractère et les mœurs de l’Allemand et jeter dans le monde des revendications jusqu’alors insoupçonnées. Tout l’effort des philosophes, des historiens, des littérateurs, des linguistes, voire même des musiciens de l’Allemagne du xixe siècle tendra, à partir de ce jour, à définir le caractère allemand – le Deutschtum – dans son opposition avec le reste de l’humanité et à déposer dans l’âme de tous les Allemands un fonds commun de croyances, d’aspirations, de revendications, bref une Idée de l’Allemagne qui se résumera dans cette affirmation : « Nous sommes le peuple élu, le peuple de l’avenir ; nous sommes la conscience supérieure de l’humanité. »

C’est avec les Discours à la Nation allemande prononcés au lendemain d’Iéna, pendant l’hiver 1807-1808, par le philosophe Fichte dans les salles de l’Académie de Berlin, que nous assistons à ce réveil du nationalisme allemand. Plus d’une fois, pendant que le philosophe haranguait son auditoire, le roulement des tambours français qui défilaient dans les rues de Berlin couvrit la voix de l’orateur. L’Empereur avait ses mouchards partout. Il dédaigna ce chétif idéologue. En quoi il se trompa lourdement. L’Idée allemande, pour la première fois lancée dans le monde par ce professeur illuminé, allait éveiller des échos à des profondeurs insoupçonnées et fanatiser tout un peuple.

Et voyez combien le problème est différent en France et en Allemagne. En France, l’unité nationale était alors un fait accompli. Elle a précédé l’unité morale. Elle est attachée à un territoire, à un pays nettement délimité. On dit chez nous « le pays » quand on veut dire « le peuple » ou « la nation ». La maison française existe, une maison qu’au cours des siècles la nature et l’histoire nous ont construite et meublée de grands souvenirs. Il est vrai que la bonne harmonie, hélas ! ne règne pas toujours entre les habitants de cette maison. Mais enfin, Dieu merci, aux heures du danger, le patriotisme français domine ces querelles et il court à la frontière, défendre ce « pays », cette continuité historique symbolisée par une terre et des morts. Au contraire, l’Allemagne, du temps de Fichte, n’existe pas. Elle n’existe ni comme pays, ni comme unité nationale. Elle n’est qu’une construction d’idéologue, un postulat, un mythe. Lorsque Fichte, dans ses discours, définit l’Allemagne « das Urvolk », ce qui veut dire : « Le peuple primitif », il ne veut pas dire par là que ce peuple est plus ancien, historiquement, que les autres peuples, ou encore lorsqu’il le définit « das Volk schlechtweg », ce qui veut dire : « Le peuple tout court, le peuple en soi », il n’entend pas par là qu’il existe seul dans la réalité. Il n’existe même pas du tout et Fichte parle, non en historien, mais en philosophe idéaliste. Il veut dire que ce peuple est un postulat de la Raison, un Principe générateur éternel et métaphysique qui ne tire pas sa réalité de la nature et de l’histoire, mais d’une sorte de prédestination qui l’obligera tôt ou tard à s’engendrer lui-même par la foi qu’il a en lui-même et par la conscience qu’il prend de cette prédestination.

Et en partant de ce Principe générateur, Fichte conclut à la supériorité du peuple allemand, qui est appelé à se faire lui-même en tirant toute sa réalité de la Foi en sa mission et des promesses dont il est dépositaire. C’est en somme simplement la transposition, cette fois, au bénéfice du peuple allemand, de l’alliance conclue jadis entre Jéhovah et le peuple juif et des promesses faites par Dieu à son peuple élu, au Peuple de Dieu. Ainsi le peuple allemand peut dire aux autres peuples de la terre : « Vous êtes des idolâtres, des païens, des impurs, des corrompus, des dégénérés. Nous sommes le seul peuple vraiment vivant, à qui appartient l’avenir. » Non pas que chez Fichte cette foi se traduise par l’attente d’un Messie. Mais il estime qu’il se produira une sorte de sélection parmi les peuples. Il en est qui aujourd’hui déjà laissent échapper les énergies spirituelles, esclaves de quelque irrémédiable torpeur, d’un mirage matérialiste ou d’un dogmatisme religieux – et vous devinez qu’il s’agit des peuples latins, en particulier de la France. Mais c’est précisément parce qu’il n’est pas, comme les autres, un simple produit de la nature et de l’histoire, parce qu’il n’est pas quelque chose de déjà fait que le peuple allemand a conservé intactes, au moins au fond de quelques consciences illuminées dont Luther a été la plus éminente, les énergies religieuses, spirituelles et génératrices qui feront de lui le peuple éternel. Et le rayonnement de ces hautes consciences par la parole, par le véhicule de cette langue primitive, de cet idiome sacré qu’est la langue allemande, régénérera d’abord le peuple élu tout entier, et ce rayonnement finira par régénérer toute l’humanité, le monde entier. L’Allemagne, Force de Régénération dans le monde, – voilà donc la Foi allemande, la mystique nationaliste dont Fichte est le père spirituel et dont il a donné la formule, en quelque sorte ne varietur, dans ses Discours à la Nation allemande. Des détails pourront être modifiés. D’autres signes distinctifs du Germanisme, du Deutschtum, pourront être proposés : le sang, la race, la couleur des cheveux, ou la forme du crâne ou enfin telle autre qualité ou vertu considérées comme spécifiquement germaniques. Mais on peut dire que désormais le moule est préparé. Il recevra, selon l’heure, selon les besoins de la cause, les contenus les plus variés.

Si Fichte a le premier formulé en philosophe les revendications fondamentales du Deutschtum, de la mystique nationaliste allemande, il n’en reste pas moins qu’entre la théorie et la pratique il y a un abîme. Cet abîme, c’est proprement là ce qu’on pourrait appeler le problème allemand. Pendant plus d’un siècle, ce problème va être le cauchemar des diplomates ; il va enfiévrer et finalement ensanglanter l’histoire du xixe siècle de ses guerres et de ses catastrophes. À un moment donné, en 1849, on aurait pu croire qu’une solution pacifique se produirait et donnerait naissance à une Allemagne démocratique, parlementaire et libérale, conforme à la fois aux aspirations nationalistes des idéologues allemands – représentés alors surtout par les universités et par les étudiants groupés dans la Burschenschaft – et conforme aussi à nos idées occidentales, démocratiques et libérales. À la suite de la Révolution de 1848 en France, des émeutes similaires éclatèrent à Berlin et dans différentes villes d’Allemagne. Une Assemblée nationale fut même élue au suffrage universel et se réunit à Francfort : ce fut le fameux Parlement de Francfort composé surtout d’idéologues et de professeurs. Mais la Constitution de Francfort de 1849, qu’ils élaborèrent péniblement, arriva trop tard, alors que depuis longtemps la réaction avait partout rétabli l’ordre dans la rue, et le roi de Prusse refusa d’accepter la couronne impériale que lui offraient des mains si plébéiennes. Ainsi le nœud gordien de l’unité allemande, que vainement l’Assemblée de Francfort s’était attachée à débrouiller, un homme allait le résoudre cette fois-ci à la prussienne, igni et ferro, par le fer et le feu. Et ce fut la solution bismarckienne. Elle s’imposa, après l’échec de toutes les autres.

L’Empire allemand bismarckien s’appelle le Deuxième Reich, par où on le distingue nettement du Troisième Reich, qui est l’Allemagne hitlérienne d’aujourd’hui. Il a d’ailleurs assez mauvaise presse. Certes, par les victoires qu’il a remportées sur les champs de bataille, il a gonflé le cœur des Allemands d’un orgueil d’autant plus insolent qu’il succédait à un passé plein de cruelles humiliations. Il a aussi gorgé d’or la convoitise des capitalistes allemands par l’afflux inespéré des milliards français qui allaient bientôt susciter les plus scandaleuses spéculations. Mais on lui reproche, à ce Deuxième Reich, de n’être pas sorti des entrailles mêmes du peuple allemand. Cette couronne impériale offerte à Versailles en petit comité à un Hohenzollern par les autres princes allemands, ses pairs, elle a été un cadeau fait, on dirait plutôt « imposé » par des généraux et des diplomates, au peuple allemand, sans la participation effective de ce peuple. Toute l’œuvre de Bismarck restera entachée de ce vice initial. On peut dire qu’elle est un chef-d’œuvre d’équivoques et de compromis. Car enfin ce Reich bismarckien, est-ce un État unitaire, ou est-ce une Confédération d’États ? Bien malin qui le dira ! C’est un État unitaire, puisqu’il y a un Empereur et un Reichstag commun. Mais c’est aussi une Confédération puisqu’il y a, en outre, un roi de Prusse, un roi de Bavière, un roi de Saxe, un roi de Wurtemberg, un grand-duc de Bade et deux douzaines d’autres petits États, voire même une République de Hambourg, qui envoient leurs délégués à une Diète fédérale, véritable congrès de diplomates. Est-ce une monarchie absolue ou une monarchie parlementaire ? L’une et l’autre thèses peuvent se soutenir, puisqu’il y a un Parlement allemand, élu au suffrage universel, mais que d’autre part ce Reichstag ne possède aucun des droits constitutionnels qui font un Parlement moderne, et notamment qu’il n’a pas devant lui de ministres responsables. Et si nous entrions dans le détail des législations qui régissent les rapports du Reich et des États, qui règlent le fonctionnement de ces multiples rouages administratifs, quel enchevêtrement de principes et de compétences contradictoires ! Mais voici qui est plus grave encore : cet Empire bismarckien porte dans son sein des ennemis intérieurs dont il n’arrivera jamais à bout. Et je ne parle pas des Alsaciens-Lorrains, des Polonais, des Danois protestataires. Je songe à cette longue et décevante lutte, connue sous le nom de Kulturkampf, que Bismarck engagea contre le parti du Centre et contre la hiérarchie catholique et qui se termina en somme pour lui par une capitulation. Je songe à cette persécution non moins brutale qu’il entreprit contre les socialistes allemands rejetés hors le droit commun, lutte dont l’issue, non moins humiliante pour le Chancelier de fer, entraîna finalement sa démission en 1890. Il partit, emportant avec lui les plus sombres pronostics sur l’avenir de cette œuvre qu’il sentait malgré tout menacée et compromise, et sur ce jeune empereur qui l’avait si brutalement congédié et dont il prévoyait, d’un regard froid et lucide, la politique d’aventures et de catastrophes.

Justement alors, dans cette dernière décade du xixe siècle, un symptôme nouveau se dessina, dont l’importance a échappé aux contemporains et qui n’a pris toute sa signification qu’aujourd’hui, dans l’Allemagne hitlérienne. Il s’agit d’un nouveau réveil, cette fois-ci de la jeunesse allemande qui a reçu en Allemagne le nom de Jugendbewegung, ce qui veut dire « mouvement de la jeunesse ».

En 1897, un étudiant en droit, Karl Fischer, groupe quelques élèves du Lycée de Steglitz, près de Berlin, et entreprend avec eux des excursions à pied. Ainsi naquit l’association dite des Wandervoegel (Oiseaux migrateurs) dont l’imitation se répandit à travers toute l’Allemagne avec une rapidité foudroyante. Rien de plus anodin en apparence. Des caravanes d’excursionnistes, avec casquettes d’étudiants, ruban en sautoir, cols rabattus, largement échancrés (les Schillerkragen), culottes courtes, molletières enroulées autour des jambes, s’en vont, chantant en chœur et emboîtant le pas à un guitariste enrubanné. Ils partent par monts et par vaux, véritable migration de la jeunesse, pour reprendre contact avec la terre, avec les éléments de la nature, avec la liberté des bois. À première vue, on pourrait voir chez ces Wandervoegel allemands les précurseurs de nos Scouts et de nos Éclaireurs. Attention, pourtant ! En Allemagne, les choses sont plus compliquées et cachent toujours des dessous inquiétants. À vrai dire se prépare déjà dans ces randonnées romantiques une révolution invisible de la jeunesse allemande, et de ces Wandervoegel descendent en droite ligne les chemises brunes et les S.A. de la jeunesse hitlérienne d’aujourd’hui. Comprenons de quels troubles profonds cet esprit nouveau traduit les symptômes.

Nous trouvons à l’origine des causes multiples. D’abord cette crise, à la fois biologique, sentimentale et morale, qui, au seuil de la jeunesse, dans tous les pays, révolutionne l’être intime, mais qui en Allemagne revêt un caractère d’acuité particulièrement dangereux et surtout un caractère collectif. Chez nous, en France, cette révolution n’atteint que des individus isolés, elle ne se manifeste guère que dans les hauts sommets de la littérature et en tout cas elle ne met qu’exceptionnellement en cause les fondements même de la société, de la vie morale, religieuse ou nationale de tout un peuple. Ce qui caractérise au contraire la Jugendbewegung en Allemagne, c’est qu’ici l’incorporation d’une génération nouvelle dans cette continuité que représente l’histoire d’un peuple représente un fait massif, qu’elle suscite un antagonisme violent entre le sentiment que cette génération prend d’elle-même et de sa vie, et la génération qui la précède. Or, cet antagonisme allait revêtir, à la fin du xixe siècle, un caractère de gravité toute particulière.

En effet, au cours du xixe siècle, l’Allemagne a subi une transformation radicale. De 1840 à 1913, la population de ce pays a exactement doublé ; elle a passé de 33 à 66 millions. Pense-t-on qu’un pareil accroissement puisse s’effectuer sans provoquer des bouleversements profonds ? Au début du siècle, l’Allemagne est encore un pays agricole ; les deux tiers de la population vaquent aux travaux des champs. À la fin du siècle les proportions sont exactement renversées, un tiers seulement habite la campagne et les deux autres tiers sont parqués dans de vastes agglomérations urbaines et dans des centres industriels. L’Allemagne romantique des poètes et des musiciens, des Eichendorff, des Weber, des Schubert, est devenue le pays fiévreux et surpeuplé, le « peuple sans espace », Volk ohne Raum, pour reprendre le titre du fameux roman qui est devenu un des bréviaires de la génération hitlérienne, – un peuple de techniciens, d’ingénieurs, de chimistes. S’imagine-t-on ce que cette mutation brusque a entraîné de changements dans les mœurs, ce qu’elle représente de traditions ébranlées, de sensibilités déracinées, d’activités morales désaxées ? Et encore ne voyait-on pas alors les sept millions de chômeurs de ces dernières années. Voilà donc le premier symptôme que traduit cette nouvelle Jugendbewegung : le désaxement moral d’une génération qui a perdu le contact avec les réalités premières et qui n’est plus capable d’une adaptation normale et saine à la vie.

Ce n’est pas tout. Plus s’accroît la population, plus s’accuse la disproportion entre les générations, plus se dessine l’excédent d’une jeunesse qui s’intégrera difficilement dans des cadres devenus trop étroits pour elle et créés par les aînés. En 1910, sur 65 millions d’habitants, on comptait 22 millions d’enfants de moins de 15 ans et près de 6 millions et demi de jeunes hommes entre 16 et 25 ans. La pyramide allemande s’est élargie ainsi de plus en plus par la base ; l’Allemagne est devenue un peuple en majorité de « jeunes », juste au moment où chez nous le contraire se produisait : notre pyramide s’élargissait par le sommet et se rétrécissait par la base, au point de devenir presque une pyramide renversée sur sa pointe, c’est-à-dire que nous devenions un peuple en majorité de « vieux ». Seulement, en Allemagne ces jeunes classes, en prenant conscience de leur nombre prodigieux et de leur dynamisme accumulé et refoulé, vont s’irriter de se voir ainsi comprimées et à l’avance condamnées à subir un ordre vieilli, imposé par les aînés, dirigé et exploité par les aînés. Ajoutez-y le chômage qui, plus récemment, a exercé ses ravages surtout parmi la jeunesse. Et vous le prévoyez déjà : la lutte sociale revêtira en Allemagne de plus en plus le caractère, non d’une lutte de classes, mais d’une lutte entre les générations, entre les jeunes et les vieux.

Cependant ce n’est pas encore à l’ordre politique et social que les Wandervoegel oseront s’en prendre : l’armature de fer de l’Empire allemand est encore intacte et trop puissante, et il faudra qu’elle soit au préalable brisée par la guerre, pour que la Révolution de la jeunesse puisse faire son entrée dans ce domaine aussi. Les Wandervoegel des débuts du xxe siècle cherchent simplement à s’évader de toutes les geôles étouffantes, à se retrouver dans un monde qui sera leur monde, où ils se choisiront eux-mêmes leurs guides, leurs conducteurs, leurs chefs de file, en un mot leur Führer – car ce vocable fatidique a fait alors son entrée avec les Wandervoegel de 1900 – c’est-à-dire le recruteur auquel ils s’attachent par un lien tout personnel, tout sentimental, quasi mystique de camaraderie héroïque, et qui de son côté parle leur langage, partage leurs goûts et leurs aspirations. Cette jeunesse nouvelle considère qu’elle n’est pas une étape préliminaire qui conduit à l’âge mûr. Elle est au contraire l’âge privilégié, le plus riche, le plus beau, le plus héroïque. De là un complet renversement des valeurs dont nous ne percevons qu’aujourd’hui les lointaines conséquences. De là aussi chez ces jeunes une mégalomanie tout à fait caractéristique. Chaque jeune Allemand d’aujourd’hui est convaincu que le monde ne commence qu’avec lui, tout au moins qu’il est appelé, lui, à créer un monde tout nouveau, et il se sent investi d’une « mission » héroïque, sacrée, surhumaine. En présence de cette prétention des jeunes, toutes les valeurs du passé sont périmées, abolies ; les anciennes hiérarchies, les anciennes croyances doivent s’effacer devant ce sentiment que crée parmi eux la communauté de l’âge et du sang, le simple fait qu’ils sont « la jeunesse ». Sans cet état d’esprit préparé par la Jugendbewegung, on ne comprendra rien à « l’hitlérisme » qui en a recueilli l’héritage. C’est dans cette atmosphère à la fois de mégalomanie juvénile et de messianisme qu’il a grandi ; c’est dans les rangs de la jeunesse allemande qu’il a recruté d’abord ses premiers adhérents, ses chefs, ses troupes, ses apôtres et ses martyrs.

Survint la guerre mondiale et, pour l’Allemagne, la catastrophe où s’est effondrée l’armature de l’Empire bismarckien et qui a été suivie d’une subversion totale de toutes les traditions, de toutes les disciplines, de toutes les motions d’ordre et d’autorité. Ce sera, cette fois, la coupure irrémédiable, réalisée par les faits, entre le monde des vieux et le monde des jeunes. Le monde des vieux, ce sera cette lamentable Allemagne de Weimar à qui était échu le peu enviable héritage de faire la liquidation de la défaite, de signer une paix humiliante, d’accepter ou de faire semblant d’accepter le fardeau des réparations, la menace des sanctions, et qui, pour gagner les bonnes grâces des Alliés, a instauré un régime parlementaire, plus ou moins imité de l’étranger, mais où s’exagèrent encore les défauts d’un système politique qui n’a jamais pris racine dans la mentalité allemande. Weimar, c’est ce que les jeunes appellent « le Système » importé de l’étranger, c’est-à-dire « l’Anti-Nation ». Système impopulaire, s’il en fut, système mensonger aussi, puisqu’il ne vivra que de faux-fuyants et, selon le mot d’un de ses plus illustres représentants, de « finasseries ». Dès les premiers jours se dessinera ainsi parmi la jeunesse allemande un esprit de rébellion, un activisme nouveau qui déclarera une guerre sans merci à ce régime abhorré et se mettra en révolte ouverte ou cachée, contre l’ordre légal, contre ce gouvernement issu de la défaite et qui a accepté la défaite.

Dans les débuts, cet activisme n’est guère représenté que par une poignée de jeunes aventuriers qui s’enrôlent dans une foule de petites formations militaires qu’on a appelées « des corps francs » – Freikorps, – formations le plus souvent illégales et qu’on voit surgir, du jour au lendemain, sur tous les points du territoire où l’on se bat encore, dans le Baltikum, en Haute-Silésie, et puis dans la Ruhr. Peu importe l’ennemi, russe, letton, polonais ou français, – pourvu qu’on se batte, pourvu que la guerre continue. Le vrai but, ce n’est pas tant de défendre les frontières que de maintenir l’esprit du front, de combattre par tous les moyens le pacifisme à l’intérieur, sous quelque forme qu’il se manifeste. Vraie mentalité de lansquenets et de prétoriens. Un chef de bande, qu’il s’appelle Ehrard ou Rossbach, recrute sa petite brigade, laquelle lui est dévouée corps et âme, porte ses initiales en guise d’insignes, imite ses manières, son langage, jusqu’à ses tics. On se croirait revenu au temps du camp de Wallenstein. S’il n’y a pas d’ennemi extérieur à combattre, on se bat dans la rue, on dirige les mitrailleuses contre l’ennemi intérieur ; on conspire, on complote, on fait régner un terrorisme systématique dont les assassinats d’Erzberger et de Rathenau furent les manifestations les plus éclatantes.

D’ailleurs, ces corps francs, comme aussi la Reichswehr noire qui en a recueilli les débris en 1923, – véritable pépinière où se préparent les attentats terroristes et les assassinats politiques, – n’ont eu qu’une existence éphémère. Ils disparaissent à mesure que tous les éléments de guerre civile sont refoulés par l’armée légale, par la Reichswehr, chargée de rétablir l’ordre intérieur. Ces corps francs n’avaient d’ailleurs attiré à eux qu’une clientèle assez spéciale, toujours la même, d’aventuriers, de risque-tout, de jeunes bourgeois déclassés ou dévoyés. Pas un seul ouvrier syndiqué n’en faisait partie. À leur place on voit naître, de 1923 à 1930, des formations de combat sous une étiquette cette fois nettement politique les organisations politiques de combat (die politischen Kampfbünde). Il y en eut de gauche, il y en eut de droite. Parmi les organisations de gauche, la plus connue fut la fameuse Bannière d’Empire (le Reichsbanner), ainsi nommée parce qu’elle avait adopté comme drapeau la bannière noir-rouge-or aux couleurs de la République allemande et s’était donné comme tâche de servir de rempart à la Constitution de Weimar. Parmi les organisations de droite, la plus connue était celle des Casques d’acier (Stahlhelm) qui, primitivement, n’était qu’une association d’anciens combattants dont le Président d’honneur était le vieux maréchal von Hindenburg. L’esprit qui régnait là-dedans était un esprit spécifiquement prussien et conservateur. Il s’agissait de rappeler par de solennelles parades, par un étalage de drapeaux et d’uniformes resplendissants, les souvenirs glorieux de l’ancienne armée impériale, de faire flotter devant les foules les couleurs interdites de l’ancien drapeau impérial rouge-blanc-noir, et peut-être aussi de préparer les voies à une restauration des Hohenzollern. Toutes ces organisations politiques de combat – et elles étaient légion ! – allaient être balayées du jour au lendemain par une lame de fond venue des profondeurs ; – je veux parler maintenant du mouvement hitlérien.

Qu’est-ce qui en a fait le succès foudroyant ? C’est d’abord qu’il s’attachait à un homme, et non pas à un programme. Mais d’où vient cet ascendant irrésistible d’Adolf Hitler ? Ni de son physique, ni de son rang. Son extérieur, extrêmement plébéien, n’a certes rien de césarien. Il a toujours fait le désespoir des photographes et on ne se figure pas un buste de Hitler sculpté dans du marbre. Les statuaires chargés de cette tâche ingrate choisissent en désespoir de cause le bronze ou le bois. Mais son immense popularité tient précisément, au moins en partie, à ses attaches plébéiennes. Autrichien de naissance (il est né à Passau, petite ville près de la frontière bavaroise), il a commencé ses études au collège, sans pouvoir les terminer. Très jeune orphelin, il est parti pour la capitale, Vienne, et là a tenté la carrière de dessinateur-architecte. Il n’y connut que la noire misère. Réduit à se faire embaucher comme ouvrier à la tâche, il doit à cet apprentissage amer de la vie de connaître les milieux prolétariens, et il a découvert l’impuissance radicale de toute idéologie bourgeoise, dès qu’il s’agit de parler aux masses et de se faire écouter d’elles. Quand vint la guerre, il obtint de pouvoir s’engager, quoique Autrichien, dans l’armée bavaroise. Simple soldat, agent de liaison, il revendiqua l’honneur de remplir les missions les plus périlleuses, reçut deux graves blessures, dont la dernière le laissa sur le champ de bataille de l’Yser à demi asphyxié par les gaz et aveugle pour de longs mois. C’est alors qu’il eut l’idée, lui, ouvrier manuel qui pendant toute la guerre a porté la capote feldgrau du simple soldat, sans aucun titre, sans aucune ressource, sans argent et sans entregent, de régénérer, à lui tout seul, l’Allemagne et d’engager une lutte sans merci contre un régime abhorré. N’est-ce pas de nouveau un de ces gestes symboliques qui ne devait pas manquer de rappeler aux Allemands celui du petit moine de Wittenberg, Martin Luther, tenant tête, lui aussi, à toutes les puissances de ta terre et du ciel ? C’est encore un de ces « réveils », ou plutôt un de ces ouragans déchaînés périodiquement à travers l’histoire, dont l’Allemagne est coutumière, mais un ouragan, cette fois, singulièrement réfléchi, discipliné et tenace.

Hitler est-il orateur ? Il est mieux et pis que cela. Son éloquence brutale, calculée pour les masses, enfonce à coups de massue toujours le même clou dans les cerveaux les plus récalcitrants. Ajoutez à cela le magnétisme fascinateur du regard, auquel un léger strabisme donne parfois une expression cruelle. Il parle volontiers d’une voix sourde, étranglée, mais qui tout à coup éclate en rugissements formidables. D’ailleurs, tout le monde rugit aujourd’hui en Allemagne. C’est le nouveau ton. J’ai entendu un prédicateur rugir, même en lisant l’Évangile. Hitler, disais-je, est un ouragan, mais c’est un ouragan singulièrement réfléchi. Car il possède une remarquable compréhension de la psychologie des masses et il a porté à la suprême perfection toute une technique de la suggestion et de la propagande. C’est là sa grande nouveauté. Avant lui, il y a eu bien des orateurs et des tribuns, – les Stocker, les Naumann, – qui savaient eux aussi empoigner un auditoire en excitant ses passions. Mais leurs triomphes étaient purement oratoires et, partant, éphémères. Hitler a nettement compris que les discours, pour si éloquents qu’ils soient, ne constituent qu’une faible part de la tâche d’un propagandiste. Il ne s’agit pas de faire applaudir son éloquence, – autant en emporte le vent ! – il s’agit d’agir en profondeur, de provoquer l’adversaire en champ clos et de l’anéantir en s’emparant de la salle de réunion où il s’est rendu, par une stratégie irrésistible, où la violence, c’est-à-dire les arguments frappants, ou, comme disent les hitlériens, « l’argumentation brachiale », jouent un rôle au moins égal à celui de la persuasion par la parole. Le Führer a lui-même raconté dans son livre Mein Kampf (Mes luttes), certaines de ces batailles, notamment la mémorable bataille du 4 novembre 1921, dans une immense salle de brasserie de Munich où, au milieu des bouteilles, des bocks, des chaises qui volaient, et des blessés qu’on emportait tout ruisselants de sang, une phalange de 46 gardes du corps a foncé dans l’auditoire en une suite de charges bien dirigées et a fini par réduire au silence 800 communistes. Ce soir-là, le petit carré sacré reçut du chef le titre de S.A. – Sturm-Abteilung – (section d’assaut) – et il devint le noyau de la nouvelle milice hitlérienne, l’instrument de propagande désormais indispensable au nouveau parti. Pendant toute cette première période de recrutement, on vit ces sections d’assaut, vêtues de chemises brunes, portant un brassard rouge avec l’insigne de la croix gammée, aller de ville en ville, de village en village, sans en omettre un seul, suivant un plan minutieusement établi, véritable plan de mobilisation. En quelques semaines, il leur est arrivé ainsi d’organiser parfois 70 000 réunions. Le parti prit dès lors du haut en bas le caractère d’une discipline et d’une hiérarchie toute militaire, incarnée à tous les degrés dans la personnalité d’un chef, lequel, sans conseil ni délibérations, décidait souverainement et n’était responsable de ses décisions qu’à l’échelon supérieur. Du même coup se précisa une méthode nouvelle de sélection qui, dans le nouveau Reich, a remplacé les titres, les recommandations ou le scrutin électoral. Cette sélection s’est faite au jour le jour dans la S.A., et elle a fourni au nouveau gouvernement ses cadres tout préparés et ses chefs désignés à l’avance pour les postes et les fonctions où les évènements eux-mêmes les avaient portés. Quand on feuillette quelque album illustré qui nous apporte les photographies de cet état-major hitlérien, on est frappé de la juvénilité des physionomies dont la plupart accusent un âge de moins de trente ans. Pareil régime ne conviendrait sans doute pas à un autre peuple que l’Allemagne : mais les résultats sont là. Ceux qui ont vu ce pays avant 1930, au moment de la plus profonde décomposition morale, et le revoient aujourd’hui, sont obligés de reconnaître que le moral de toute une nation a été singulièrement redressé en ce court laps de temps.

Je dis : le moral. Car ce qui fait la force de l’hitlérisme, et certains diront : sa faiblesse, c’est qu’il repose uniquement sur la foi. Il n’est pas sans intérêt de rappeler la première grande révélation que Hitler a reçue dans son enfance. Elle lui fut donnée par une représentation de Lohengrin, à laquelle il assista à l’âge de 12 ans au petit théâtre de Linz. C’est de ce jour que date son culte pour Richard Wagner et sa prédilection pour cette œuvre particulière. Et Lohengrin, n’est-ce pas d’un bout à l’autre une glorification de la Foi ? Voyez déjà cette foule que nous trouvons, dès le lever du rideau, si malléable, si suggestionnable, toujours prête à clamer : Heil ! Heil ! La voici qui acclame pour commencer l’Empereur Henri l’Oiseleur, le maître lointain de l’Empire, qui n’apparaît qu’accidentellement, appelé dans le Duché de Brabant par l’accusation portée contre Elsa, la fille du duc défunt, accusée d’avoir fait disparaître son jeune frère, l’héritier présomptif, le jeune Gottfried. Mais à l’appel d’Elsa, Lohengrin, envoyé par le Saint-Graal, apparaît, éblouissant, traîné par un cygne. Il bat en duel l’accusateur félon, et du coup c’est à lui que s’adressent les ovations. Il épouse Elsa. Il est le nouveau maître qui présidera aux destinées du duché. Mais, rappelé par le Saint-Graal, il repart. Au moment de quitter, il rend à sa forme première le jeune Gottfried, traîtreusement métamorphosé en cygne par la sorcière Ortrud. Ainsi l’héritier présomptif, rendu au duché, s’avance souriant, au milieu de nouvelles ovations unanimes. Tout cela se passe en une seule journée, au cours de laquelle ces braves Allemands ont acclamé successivement trois maîtres différents, et chaque fois avec le même loyalisme. Et voyez maintenant l’épreuve que Lohengrin a imposée à sa jeune épouse. Il ne pourra séjourner auprès d’elle que si elle prend l’engagement de ne s’enquérir ni de son nom, ni de sa provenance, ni de son titre. Au moindre doute, à la moindre curiosité, adieu le beau rêve !

Cette même mystique wagnérienne de la Foi qui ne tolère aucun doute auréole de son nimbe la figure du Führer allemand. C’est en elle qu’il puise toutes ses forces ; elle est l’unique support légal de sa mission mystique. S’il porte le titre de Chancelier, c’est par nécessité plutôt que par goût. À la mort de Hindenburg, il refuse le titre de Président d’Empire. Pourquoi ? C’est qu’il n’a que faire d’un mandat précis, temporaire et limité. Il a « réveillé » l’Allemagne, comme Lohengrin est apparu à Elsa, et il lui faut maintenant organiser ce Troisième Reich, rêve éblouissant, dont la réalisation, d’après ses estimations, prendra au moins mille ans. Théoriquement, ses pouvoirs ne doivent donc expirer qu’après mille ans. Et ce même nimbe mystique de la Foi auréole aussi ce Troisième Reich qui, si vous y regardez de près, est bien un mythe plutôt qu’un État réel. Car un État, au moins pour nos cerveaux rationalistes et politiciens français, c’est une Constitution qui départage les fonctions et les pouvoirs ; ce sont des partis et des programmes politiques où se formule la volonté populaire ; c’est enfin un contrôle parlementaire. Mais rien de pareil ne saurait convenir au Troisième Reich. La volonté unanime du peuple, elle est incarnée dans le Führer, qui seul sait lire la pensée secrète de la foule qu’elle-même ignore et ne peut reconnaître que quand le Chef la lui présente. S’il permet de se manifester à cette volonté populaire, c’est uniquement par les acclamations ou par un plébiscite qui lui-même n’est et ne doit être qu’un acte de foi. Imagine-t-on un absolutisme plus illimité, un pouvoir personnel plus incontrôlable ? Et cependant, par un étrange paradoxe, cet absolutisme prétend seul réaliser l’expression unanime de la démocratie et réaliser le vrai socialisme.

Cette prétention de l’État hitlérien se justifie d’abord par une mystique de la Race. L’État, tel que nous l’entendons, apparaît aux Allemands une fiction purement juridique, « le plus froid des monstres froids », comme disait Nietzsche. C’est une construction purement juridique, une forme vide et sans contenu, si la race ne lui donne une substance concrète et n’y fait circuler un sang artériel et vivifiant. Qu’est-ce donc que la race ? On en chercherait vainement dans les écrits racistes une définition précise. Cette définition de la race s’appuie-t-elle simplement sur des indices physiques, couleur des cheveux et des yeux, forme du crâne, etc. ? Mais où trouver encore chez les peuples d’Europe une race, en ce sens, homogène et pure ? Certes pas en Allemagne. Même le théoricien officiel du racisme, M. Günther, est bien obligé de le constater.

 

Corporellement et spirituellement, écrit-il, tous les hommes d’aujourd’hui sont des produits hybrides, continuellement exposés à toutes les aberrations.

 

En vérité, ce critère biologique est beaucoup trop étroit et il faut faire intervenir d’autres facteurs encore, psychologiques, religieux, moraux, historiques. Un peuple, dira-t-on, c’est une communauté populaire, – eine Volks-Gemeinschaft, – communauté morale et spirituelle qui se définit surtout par tout ce qui s’oppose à elle et la nie. De même que chez Fichte le peuple primitif et pur que sont les Allemands s’oppose aux peuples dérivés, corrompus et impurs (et Fichte songeait surtout aux latins), – pareillement l’Allemagne raciste se définit par ses antipodes, et ces antipodes, c’est l’esprit juif. Je dis l’esprit juif, et non la religion juive. Car l’antisémitisme allemand ne s’inspire pas de motifs confessionnels. Pas davantage les Juifs ne constituent à ses yeux une minorité ethnique. Ils évoquent avant tout l’idée d’un agent de décomposition morale de la race qui a envahi en Allemagne la littérature, la presse, la politique, autant que la finance et le négoce. Ou plutôt il faut voir dans le judaïsme un danger intérieur qui a exercé tout particulièrement ses ravages en Allemagne. Car il y a, d’après Hitler, un éternel duel entre le principe « aryen », fondé sur le culte des diversités raciales et nationales, sur les supériorités créées par la nature et par le sang, d’une part, et d’autre part l’esprit juif, qui s’attache à la destruction systématique de toutes ces croyances et de toutes ces valeurs qui procèdent du sol et du sang (Boden und Blut). Ce qui triomphe avec lui, c’est l’Intellectualisme calculateur, opposé à la Foi héroïque ; est qualifié de juif tout ce qui systématiquement critique, dénigre, persifle et ricane, mais à quoi manquera toujours le ton du commandement et la foi qui sauve. Bref, ce qui domine l’histoire, c’est le duel éternel entre l’« Esprit » juif et le « Sang » aryen. Pour régénérer ce sang aryen, il faut donc commencer par le préserver de tous les alliages qui le corrompent. Il faut ensuite sélectionner une race supérieure, grâce à la stérilisation de tous les éléments irrémédiablement morbides, grâce aussi à une culture intensive de toutes les activités du corps et du caractère, par un entraînement sportif, militaire et héroïque de la jeunesse. Voilà la première tâche urgente et vraiment vitale d’épuration et de sélection, auprès de laquelle les fantaisies d’un littérateur décadent ou les sarcasmes d’un pamphlétaire à la Henri Heine pèsent d’un poids bien léger.

Et voici une seconde tâche, non moins urgente et vitale que la précédente ; reconquérir à cet évangile raciste le monde du travail, les masses avec leur labeur et y associer le pas lourd des bataillons ouvriers. Cette double tâche ne se trouve-t-elle pas à l’avance indiquée par le double titre que s’est donné le parti qui est à la fois « national et « socialiste » ? Déjà au temps de son séjour à Vienne, alors qu’il n’était encore qu’un ouvrier trimardeur en quête d’un gagne-pain, Hitler s’était posé cette question : N’y aurait-il pas moyen de capter les organisations socialistes, tout en leur conservant leur élan révolutionnaire, c’est-à-dire de les dépouiller de leur idéologie marxiste, pour les enrôler sous les drapeaux d’une nouvelle Foi nationale ? D’où vient cette alliance conclue entre « socialisme » et « internationalisme » ? Un beau jour, la vérité lui apparut aveuglante ; c’est que le socialisme primitif a été faussé et que l’agent de cette déviation, c’est de nouveau l’esprit juif, représenté cette fois dans la personne et la doctrine du grand théoricien de l’Internationale : Karl Marx. Car ce Karl Marx n’était ni un ouvrier, ni un Allemand. C’était un intellectuel déraciné et sans patrie, qui s’était emparé de la direction du mouvement ouvrier pour l’asservir à ses desseins secrets de domination. Et comment aurait-il su, lui, le métèque, ce qu’est le vrai peuple, qui est raciné dans sa terre, rattaché à une certaine communauté humaine et nationale, par la langue qu’il parle, par la religion, par les mœurs, par une foule de liens cachés et de traditions séculaires dont il porte en lui le respect et l’amour inné ? À la place de ce peuple, avec ses diversités, ses têtes, ses chants, son instinctive joie de vivre et sa religion du travail, Karl Marx a forgé la fiction d’un prolétariat, masse amorphe, homogène, partout identique à elle-même, classe purement négative et exclue, qui ne se définit que par des négations : le prolétaire n’a pas de propriété, n’a pas de famille, n’a pas de patrie. Ainsi le marxisme a travaillé à déraciner encore davantage le travailleur de son milieu, à le désolidariser d’avec tout ce qui ne représente pas les intérêts matériels et immédiats de sa classe. Il l’a posé en paria, en forçat du travail qui, n’ayant que des chaînes à briser et des revendications à formuler, ne se sent plus lié à la communauté au milieu de laquelle il vit et dont il parle la langue, par aucun lien, par aucun attachement, par aucun devoir, par aucune obligation. Et puis le marxisme n’est pas né en Allemagne. Il est né en Angleterre, où Karl Marx a vécu presque toute sa vie en réfugié politique. C’est là qu’il a emprunté aux économistes anglais, aux Adam Smith, Malthus, Ricardo, tout son arsenal économique. Mais il n’a pas su en tirer une conception nouvelle, originale et vraiment positive de la valeur propre du travail. Il a vu dans le travail une simple exploitation, c’est-à-dire, comme les économistes bourgeois, une marchandise qui n’est pas payée à l’ouvrier son juste prix et sur laquelle le capitaliste prélève un produit illicite. Mais c’est là une conception toute bourgeoise, toute mercantile, à laquelle répugne d’instinct le travailleur allemand. Car l’Allemand a la religion du travail. Il aime le travail pour le travail, parce qu’il satisfait en lui un besoin primordial de sa nature, parce que l’Allemand ne se sent vraiment heureux que quand il travaille à l’intérieur d’un ensemble qui le fait participer à un rythme commun, à une discipline commune, à une œuvre commune. Deux siècles d’éducation militaire dans l’armée prussienne ont fait de lui l’automate impeccable, avec des qualités inimitables de précision, de ponctualité, de maîtrise exercée sur tous les réflexes ; ils lui ont surtout inculqué ce goût de la discipline où d’autres peuples voient une servitude, mais où il trouve, lui, sa fierté, – bref, ils lui ont inculqué toutes ces qualités qui font la valeur spécifique du travail allemand et qui lui permettront de remporter un jour sur le marché mondial la grande victoire allemande du Travail.

Et n’est-on pas stupéfait, quand on lit l’histoire de ces trois dernières années en Allemagne, de voir avec quelle rapidité, devant cette propagande hitlérienne, la Sozialdemokratie marxiste, après avoir occupé pendant quatorze ans toutes les avenues du pouvoir, a baissé pavillon ? Il a suffi d’un lieutenant et de dix hommes de la Reichswehr, pour mettre en fuite le gouvernement socialiste prussien, Braun et Severing. Un trait de plume a suffi ensuite pour transformer le 1er mai en fête nationale allemande et pour fondre les syndicats et les organisations socialistes dans le nouveau Front Commun du Travail allemand – die deutsche Arbeitsfront – dirigé, ou plutôt commandé par le docteur Ley, émanation directe du Führer. Et le grand plébiscite qui a suivi, le 12 septembre 1933, n’a-t-il pas apporté au nouveau régime 95 % des voix allemandes, c’est-à-dire, en somme, la presque totalité des voix socialistes et même communistes ? Ici aussi, dans le monde du travail, l’Allemagne s’est « réveillée ».

Mais ces résultats ne sont intéressants que parce qu’ils préparent les voies à une éducation nouvelle de la jeunesse par une conception nouvelle du travail qu’on pourrait appeler : le travail militarisé. C’est là la grande nouveauté du Troisième Reich. Chose curieuse ! Ici encore l’idée est partie d’abord de la jeunesse elle-même. Dès l’année 1924, quelques bandes de Wandervoegel, environ 250 excursionnistes, se rendant en Bulgarie, avaient été frappés de l’institution d’un service de travail obligatoire qui faisait appel à la jeunesse du pays en vue d’intensifier la production agricole. Les Wandervoegel allemands se sont dit : « Voilà qui ferait aussi notre affaire, à nous autres, Allemands ! » Et de se mettre aussitôt au travail. Ainsi se sont constitués ces « camps de travail » dont l’exemple, donné d’abord en Silésie, en 1929, s’est répandu comme une traînée de poudre. En septembre 1931 déjà plus de 200 000 Allemands avaient fait une période plus ou moins longue dans de pareils camps, généralement comme terrassiers. Je ne m’étendrai pas sur l’intérêt économique que peut présenter la question : il s’agit de travaux d’utilité générale, travaux de défrichement, de construction de routes ou de canaux, etc., qui ne tentent pas l’industrie privée. Plus important est l’aspect moral, social et surtout national de cette institution. Il s’agit de transformer ces périodes passées dans les camps de travail, où ne s’enrôlaient primitivement que des volontaires, en un service de travail obligatoire, véritable mobilisation de la jeunesse allemande et succédané du service militaire. Il s’agit d’entraîner là cette jeunesse à la fois au travail manuel, à l’éducation physique intensive et à une préparation militaire qu’on intitule, par euphémisme : sport militaire. On compte surtout sur cet « Arbeitsdienst », c’est-à-dire sur ce service de travail obligatoire et militarisé, pour opérer un rapprochement entre les différentes classes sociales, entre travailleurs de l’industrie, paysans et intellectuels et pour créer ainsi une communauté nouvelle du travail, fondée sur la camaraderie et la discipline toute militaire qui doivent régner dans ces camps. On a pu lire dans les journaux que désormais les étudiants n’auront accès aux Universités qu’après avoir accompli dans l’un de ces camps de travail un stage d’abord fixé à six mois, actuellement, et, pour des raisons d’économie, limité à dix semaines. Dans un discours radiodiffusé et prononcé l’automne dernier, à l’occasion de la fête de la Moisson, le Chancelier Hitler, non sans quelque ironie, a exposé tous les bienfaits que retireront messieurs les Intellectuels, futurs instituteurs, professeurs, assesseurs ou magistrats, de ces stages qui les obligeront à planter là leurs bouquins, leurs salles de cours, leurs bibliothèques, à prendre en main la pioche ou la bêche et à entrer en contact quotidien avec le peuple qui peine et qui laboure. Même les jeunes filles allemandes sont enrôlées par le nouveau service du travail. Les unes sont envoyées dans les milieux ouvriers des grandes villes, pour aider à faire le ménage, à soigner les enfants, à raccommoder le linge, bref à exécuter les besognes qui accablent les mères de famille, jour après jour. D’autres vont dans les campagnes où elles partagent l’activité et les soucis de la paysanne, qui généralement n’a pas les moyens de faire appel à une aide étrangère, dans le ménage, à l’étable, au jardin, aux champs. Et n’est-ce pas là du socialisme pratique et agissant, qui vaut mieux que toutes les belles déclamations sur l’égalité et la fraternité ? Ainsi toute cette jeunesse apprendra à penser et à agir « sous le signe de la collectivité ». Comme l’écrivait récemment dans le Bulletin international de l’Enseignement ménager, publié à Fribourg, en Suisse, une congressiste française qui a assisté au congrès de l’enseignement ménager convoqué cet été à Berlin, dans un rapport sur « le service du travail et les jeunes filles » :

 

L’idée qui en ce moment domine toute l’organisation scolaire en Allemagne est la suivante : préparer une jeunesse résolue à faire tous les sacrifices exigés en vue de réaliser la grandeur du peuple allemand. Servir son pays de tout son être, dans une abnégation complète de soi-même vis-à-vis de la communauté, tel est l’idéal qui lui est proposé : « Le travail pour ton peuple, c’est là ta noblesse. »

 

Ai-je réussi à vous donner un aperçu très sommaire de cette Allemagne nouvelle que nous voyons grandir à nos portes ? Dans un article intitulé Deux Congrès, M. Wladimir d’Ormesson en a fait naguère un tableau saisissant, d’où je détache simplement quelques notations et quelques aspects :

 

Congrès du parti national-socialiste à Nuremberg. Cinq cent mille jeunes gens, tous taillés sur le même modèle, grands, blonds, l’œil bleu, imberbes. Tous vêtus de la même manière : chemise au col ouvert sur la poitrine, bretelles, culottes, jambes nues. Quatre par quatre, ils arrivent par la route, sac au dos, un bâton ferré à la main, ayant parcouru des kilomètres et des kilomètres en chantant, presque religieusement, des hymnes graves. La nuit, ils couchent sous la tente. Une sorte d’immense camp de jeunes athlètes et de croisés… Le Führer est arrivé en avion. Des chants, des prêches, des exercices. Cinquante mille « ouvriers » défilent, la pelle sur l’épaule, et quand ils la présentent au Führer, un prodigieux éclair d’acier claque dans le ciel. L’armée elle-même est mobilisée. Des escadrons manœuvrent. Des artilleurs dressent leurs batteries. Les services techniques télégraphistes, sans-filistes, repéreurs, etc., se multiplient. D’un demi-million de poitrines s’échappe le cri « Heil Hitler ! » et cinq cent mille bras se dressent dans un serment aveugle et sans réserve.

 

Et voici un autre congrès, cette fois quelque part dans une ville française que je ne nommerai pas :

 

Deux mille hommes mûrs. La plupart vieux. Barbiches, moustaches, beaucoup de barbes. Les ventres bedonnants dominent. Peu de muscles. En revanche, trop de lorgnons, vestons noirs, cols mous, bottines. Les militants arrivent par petits paquets, surtout par le train, quelques-uns en auto. Aucun, sans doute, n’a pris l’avion. Et on peut être sûr que pas un seul n’est venu à pied. Avant d’aller siéger, ils s’éparpillent dans les cafés : « Garçon, un byrrh… Pour moi, une limonade »… Puis, dans la salle du Congrès, des discours, des scrutins. Mais aussi des conciliabules, des conspirations, des intrigues. Pourtant, tout s’arrangera au dernier moment, et l’on applaudira le « président ».

 

Entre ces deux Congrès, n’est-ce pas toute l’opposition qu’il y a entre une mystique et une politique ?

Que cette jeunesse hitlérienne nous plaise ou ne nous plaise pas : c’est là une autre question. Nous ne pouvons nous empêcher de trouver qu’il y a dans l’étalage théâtral de cette Foi allemande, dans ces mobilisations en masse de la jeunesse militarisée, quelque chose de provocant, voire de menaçant, et dans ce fanatisme nouveau nous soupçonnons bien des arrière-plans inquiétants de barbarie et de férocité refoulées. J’imagine que beaucoup de Français préfèrent nos ventres bedonnants : ils sont du moins plus rassurants. Mais enfin cette jeunesse hitlérienne est là. Elle s’est abattue sur l’Allemagne, comme une avalanche ou comme un raz de marée. Or, une avalanche, un raz de marée, cela ne se raisonne pas. On construit un barrage ou un abri derrière lequel, l’arme au pied, on attend ce qui va venir. Et dès lors la question se pose ; cette avalanche s’assagira-t-elle, ou du moins s’humanisera-t-elle ? Notre avenir en dépend. Car la paix de l’Europe ne peut être maintenue, ou plutôt établie (elle n’existe encore qu’en paroles), que solidairement, grâce à un statut concerté où entreront toutes les diversités, aussi bien politiques que nationales. C’est là notre solution française. Seulement, nous ne devons pas oublier que ce statut n’est qu’une façade, qu’il ne peut être établi et garanti à coups de programmes, de délibérations, de pactes et de traités seulement. C’est là que commence notre illusion juridique. Il faut qu’en même temps naisse un esprit nouveau de compréhension mutuelle. En particulier, nous, Français, nous nous imaginons trop facilement que le monde entier doit être fait comme nous, penser et sentir comme nous, adopter non seulement nos modes, mais nos principes éternels, politiques ou philosophiques. Nous nous croyons volontiers les seuls dépositaires du bon goût et de la raison dans le monde. Il serait temps que nous mettions enfin un peu le nez à la fenêtre, que nous regardions ce qui se passe, se fait et se dit hors de chez nous et que nous ne ressemblions pas éternellement à ce Parisien dont se moquait déjà l’auteur des Lettres persanes, et qui, à la vue d’un étranger qu’on lui disait venir de Perse, s’écriait : « Oh ! Monsieur est Persan ! Comment peut-on être Persan ? » Car l’humanité n’est pas une, partout identique à elle-même. Elle est multiple et diverse. Rien ne serait plus dangereux que de se laisser leurrer par le masque trompeur d’une identité fictive, posée comme principe universel et abstrait, alors que l’évolution de la vie se fait en réalité partout dans le sens de la diversité croissante et que ce sont précisément ces diversités qui s’éveillent partout en Europe depuis un siècle et que c’est aussi de ces diversités que prennent de plus en plus conscience les nouvelles élites et les jeunesses européennes. Voilà la première leçon que le spectacle de l’Allemagne hitlérienne propose à nos méditations.

En voici une autre et qui me paraît non moins essentielle. N’est-ce pas un signe des temps que la lutte, à l’heure actuelle, est moins entre les partis politiques et les classes sociales qu’entre « jeunes » et « vieux », – et j’entends par « jeune » tout homme, quel que soit son âge, qui porte encore en lui la faculté d’apprendre, de s’enthousiasmer, de se transformer et de se renouveler ? Sommes-nous un peuple de « jeunes » ou de « vieux » ? Avons-nous, nous aussi, une jeunesse « française » ? Toute la question est là. Selon la réponse que nous y donnerons, notre sort est d’avance réglé, en dépit de tous les traités et de tous les statuts.

Je voudrais, pour terminer, rappeler brièvement une poésie composée par un des éducateurs de la jeunesse allemande, le plus grand poète actuel de l’Allemagne, Stefan George, mort il y a juste un an. Cette poésie, intitulée der Weltkrieg (la Guerre mondiale), a été écrite dans les premiers mois de la grande guerre, mais elle est tellement prophétique qu’elle pourrait aussi bien s’appliquer au temps présent. Le poète répond à ses amis qui s’étonnaient de le voir ne pas s’associer à leurs deuils ni mêler sa voix à leurs chants de triomphe anticipés :

 

Les larmes que vous versez aujourd’hui, leur dit-il en substance, il y a longtemps que je les ai pleurées. La guerre était déjà là : mais vos yeux ne la voyaient pas. Vous pleurez aujourd’hui sur des hécatombes effroyables, – mais personne ne parle des meurtres silencieux, des crimes invisibles commis depuis des siècles contre la vie et qui s’appellent : le sang d’une race appauvri ou vicié, les sources de la vie taries ou contaminées, et la foi éteinte chez une jeunesse qui ne lève plus ses regards vers les figures héroïques qui sont les dieux tutélaires de la Cité ? Vous croyez à la victoire ? Entendez-vous par là les décisions, toujours révocables, d’un passager coup de force, ou un déplacement de frontières, qui n’atteint jamais dans ses profondeurs la terre et les cœurs, les semailles et les morts ? Ou peut-être songez-vous à un traité qui prétendrait vainement enchaîner l’avenir ? La victoire n’est pas ce que vous croyez. Elle consiste dans la régénération intérieure, physique et spirituelle, d’un peuple, et dans l’élan héroïque d’une jeunesse qui vénère les dieux de la Cité et se sent dépositaire des promesses de l’Avenir.

 

Et voici, traduits en une prose bien plate, les trois derniers vers où se résume cette prophétie :

 

La décision, elle est déjà inscrite dans les étoiles : vainqueur sera le peuple qui sait abriter ses dieux tutélaires à l’intérieur de ses frontières, et maître de l’avenir celui qui sait se transformer à temps.

 

 

 

Jean-Édouard SPENLÉ.

 

Paru dans le Mercure de France

en février 1935.

 

 

 

 

 

 

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