Lettre aux Français

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Antoine de SAINT-EXUPÉRY

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

D’abord la France !

La nuit allemande a achevé d’ensevelir le territoire. Nous pouvions encore connaître quelque chose de ceux que nous aimions. Nous pouvions encore leur dire notre tendresse, à défaut de partager le mauvais pain de leur table. Nous les entendions, de loin, respirer. C’est fini. La France n’est plus que silence. Elle est perdue quelque part dans la nuit, tous feux éteints, comme un navire. Sa conscience et sa vie spirituelle se sont ramassées dans son épaisseur. Nous ignorerons jusqu’au nom des otages que, demain, l’Allemagne fusillera.

C’est toujours dans les caves de l’oppression que se préparent les vérités nouvelles. Ne faisons pas les matamores. Ils sont quarante millions là-bas, à diriger leur esclavage. Nous n’apporterons pas la flamme spirituelle à ceux qui la nourrissent déjà, de leur propre substance, comme d’une cire. Ils résoudront mieux que nous les problèmes français. Ils disposeront de tous les droits. Rien de notre verbiage en matière de sociologie, de politique, d’art même, ne pèsera contre leur pensée. Ils ne liront guère nos livres. Ils n’écouteront pas nos discours. Nos idées, peut-être les vomiront-ils. Soyons infiniment modestes. Nos discussions politiques sont des discussions de fantômes, et nos ambitions sont comiques. Nous ne représentons pas la France. Nous ne pouvons que la servir. Nous n’aurons droit, quoi que nous fassions, à aucune reconnaissance. Il n’est point de commune mesure entre le combat libre et l’écrasement dans la nuit. Il n’est point de commune mesure entre le métier de soldat et le métier d’otage. Ceux de là-bas sont les seuls véritables saints. Si nous avons l’honneur prochain de participer au combat, nous serons encore endettés. Nous ne sommes qu’un paquet de dettes. Là d’abord est la vérité fondamentale.

Français, réconcilions-nous pour servir.

Je dirai d’abord quelques mots, afin d’essayer de les purger, sur les litiges qui ont tourmenté les Français. Car il y a eu un malaise français. Un malaise grave. Beaucoup d’entre nous, qui ont souffert des déchirements de leur conscience, ont le besoin d’être apaisés. Qu’ils s’apaisent. Les chemins les plus divers, par le miracle de l’action américaine, aboutissent au même carrefour. À quoi bon s’embourber dans les anciens litiges ? Il convient d’unir, non de diviser, d’ouvrir les bras, et non d’exclure.

Nos litiges valaient-ils nos haines ? Qui peut jamais prétendre avoir absolument raison ? Le champ visuel de l’homme est minuscule. Le langage est un instrument imparfait. Les problèmes de la vie font éclater toutes, les formules.

Nous étions tous d’accord sur notre foi. Nous souhaitions tous sauver la France. Mais il se trouve que sauver la France c’était sauver la France dans son esprit et dans sa chair. Que vaut l’héritage spirituel s’il n’est plus d’héritiers ? À quoi sert l’héritier si l’Esprit est mort ?

Les uns comme les autres nous condamnions tout esprit de collaboration entre la France et l’Allemagne, mais, tandis que les uns accusaient la France de trahison, les autres ne lisaient dans son comportement que l’effet d’un chantage absolu. Il fallait bien qu’un syndic de faillite négociât avec le vainqueur la cession à la France d’un peu de graisse pour nos wagons de chemin de fer. (La France ne dispose plus, pour nourrir ses villes, ni d’essence, ni même de chevaux.) Les officiers des Commissions d’Armistice vous décriront plus tard ce chantage permanent et atroce. Un quart de tour de clef sur les livraisons de cette denrée, et il mourait 100 000 enfants de plus dans les six mois. Quand meurt un otage fusillé, son sacrifice rayonne. Sa mort sert de ciment à l’unité française. Mais quand les Allemands exécutent, par le simple retard d’un accord sur la graisse, 100 000 otages de cinq ans, rien ne compense cette lente et silencieuse hémorragie.

Quel est le taux d’enfants morts qui est acceptable ? Quelle est la pan de concession qui est tolérable pour les sauver ? Qui peut répondre ?

Vous n’ignorez pas non plus qu’une dénonciation, par la France, des conventions d’armistice eût équivalu juridiquement au retour de l’état de guerre. Le retour à l’état de guerre autorise l’occupant à faire prisonniers de guerre tous les hommes mobilisables. Ce chantage pesait sur la France. La menace a été formulée. Le chantage allemand ne plaisante pas. Or le pourrissoir des camps allemands ne restitue que des cadavres. Notre pays était donc menacé de l’extermination pure et simple, sous apparences légales et administratives, de ses six millions d’hommes adultes. La France disposait de bâtons pour s’opposer à cette chasse aux esclaves. Qui peut réellement juger ce qu’eût dû être sa résistance ?

Voici enfin que l’établissement allié en soixante-seize heures en Afrique du Nord démontre peut-être que l’Allemagne, malgré la cruauté de ses chantages, n’avait pas réussi, après deux ans de pression, à investir gravement cette Afrique du Nord. Il y a donc bien eu, quelque part, en France, des efforts de résistance. La victoire d’Afrique du Nord a été gagnée, peut-être en partie, par nos 500 000 enfants morts. Qui oserait nous dire que ce chiffre est insuffisant ? Ah ! Français, il suffirait pour faire la paix entre nous de ramener nos dissentiments à leurs proportions véritables. Nous n’avons jamais été divisés que sur la valeur à attribuer au chantage naziste.

Les uns pensaient : « S’il plaît aux Allemands d’anéantir le peuple de France, ils anéantiront celui-ci, quoi qu’il fasse. Le chantage est à dédaigner. Rien n’impose à Vichy telle décision ni telle parole. »

Les autres pensaient : « Non seulement il s’agit bien là d’un chantage, mais il s’agit même d’un chantage dont la cruauté est unique dans l’histoire du monde. La France, qui refuse les concessions essentielles, ne dispose que de ruses verbales pour faire différer de jour en jour son anéantissement. Quand Ulysse ou quand Talleyrand sont désarmés, il ne leur reste que les mots pour tromper l’adversaire. »

Croyez-vous, Français, que ces opinions diverses sur les intentions véritables d’un gouvernement périmé méritent de nous faire nous haïr encore ? (Quand les Anglais et les Russes combattent côte à côte, ils remettent à l’avenir des divergences qui sont autrement graves.) Nos divergences d’opinion laissaient intacte notre haine commune à l’égard de l’envahisseur. De même nous nous étions tous indignés, en même temps que le peuple de France, de la livraison de réfugiés étrangers en violation du droit d’asile. Or, les litiges qui subsistaient, voici qu’ils n’ont même plus d’objet : Vichy est mort.

Vichy a emporté dans la tombe ses inextricables problèmes, son personnel contradictoire, ses sincérités et ses ruses, ses lâchetés et ses courages. Abandonnons provisoirement le rôle de juge aux historiens et aux cours martiales d’après-guerre. Il est plus important de servir la France dans le présent que de discuter son Histoire.

L’occupation totale allemande a résolu tous nos litiges, et apaisé nos drames de conscience. Voulez-vous, Français, vous réconcilier ? Il n’est plus l’ombre d’un motif véritable de discussion entre nous. Abandonnons tout esprit de parti. Au nom de quoi nous haïrions-nous ?... Au nom de quoi nous jalouserions-nous ? Il ne s’agit point de places à prendre. Il ne s’agit point de course aux places. Les seules places à prendre sont des places de soldats, et, peut-être, des lits tranquilles dans quelque petit cimetière d’Afrique du Nord.

La loi militaire française engage jusqu’à quarante-huit ans. Il ne s’agit plus de connaître si nous souhaitons ou non nous dévouer. Il doit nous être demandé, pour faire pencher la balance, de nous asseoir sur le plateau de la balance, tous ensemble, tout simplement.

Cependant, si nos anciens litiges ne sont plus que litiges d’historiens, il est un autre danger de désunion. Ayons, Français, le courage de le surmonter. Certains parmi nous se tourmentent au nom de tel chef contre tel autre. De telle structure contre telle autre. Ils voient surgir, à l’horizon, le fantôme de l’injustice. Pourquoi se compliquent-ils la vie ? Il n’est point d’injustice à craindre. Aucun de nos intérêts personnels ne peut désormais être lésé. Quand un maçon se dévoue à la construction d’une cathédrale, la cathédrale ne saurait léser le maçon. Le seul rôle attendu de nous est un rôle de guerre. Je me sens merveilleusement assuré contre toute injustice. Qui peut se montrer injuste envers moi puisque je caresse le seul rêve de retrouver à Tunis les camarades du groupe 2-33 en compagnie desquels j’ai vécu neuf mois de campagne, puis la dure offensive allemande payée des deux tiers de nos équipages, puis l’évasion en Afrique du Nord, l’avant-veille de l’armistice. Ne nous disputons pas entre Français au nom de préséances, d’hommages rendus, de justice, de priorité. Il ne nous est rien offert de tel. Il nous est offert des fusils. Il y en aura pour tout le monde.

Si je me sens tellement tranquille, c’est qu’une fois de plus je ne me reconnais aucune vocation pour le rôle de juge. L’ensemble auquel je m’incorpore n’est pas un parti, ni une secte : c’est mon pays. Peu importe qui nous commandera. La structure provisoire française est affaire d’état. Que l’Angleterre et les États-Unis fassent au mieux. Si notre ambition est de presser du doigt une gâchette de mitrailleuse, nous nous tourmenterons faiblement au sujet de décisions qui nous apparaîtront comme secondaires. Le chef véritable, c’est cette France qui est condamnée au silence. Haïssons les partis, les clans et les divisions.

Si le seul souhait que nous formons (nous avons le droit de le former puisqu’il nous unit tous) est d’obéir aujourd’hui à des chefs militaires, plutôt qu’à des chefs politiques, c’est parce que le salut du soldat à un soldat n’honore pas le soldat salué, ni un parti, mais la nation. Nous savons du général de Gaulle, comme du général Giraud, ce qu’ils pensent sur l’autorité : ils servent. Ils sont les premiers des serviteurs. Cela nous suffit, puisque tous les litiges qui pouvaient nous freiner hier sont suspendus, ou absorbés dans le présent.

Voici, me semble-t-il, où nous en sommes. Il ne faut pas que nos amis des États-Unis se fassent une fausse image de la France. On considère un peu les Français comme un panier de crabes. C’est injuste. Les polémistes parlent seuls. Ceux qui se taisent font peu de bruit.

Je propose à tous ceux des Français qui se sont tus jusqu’à présent de rassurer M. Cordell Hull sur notre véritable état d’esprit, en sortant, une fois, une seule, de leur silence, et en lui expédiant, chacun pour soi, un télégramme de ce genre-ci :

« Nous sollicitons l’honneur de servir sous quelque forme que ce soit. Nous souhaitons la mobilisation militaire de tous les Français des États-Unis. Nous acceptons d’avance toute structure qui sera jugée la plus souhaitables Mais, haïssant tout esprit de division entre Français, nous la souhaitons simplement extérieure à la politique. »

Ils seront bien surpris, au State Department, du nombre des Français qui se prononceront pour l’union. Et cependant, malgré notre réputation, la plupart d’entre nous ne se connaissent, au fond du cœur, que l’amour de leur civilisation et de leur pays.

Français, réconcilions-nous ! Quand nous nous trouverons en litige, à bord d’un bombardier, contre cinq ou six Messerschmitt, nos litiges anciens nous feront sourire. Lorsque, en 1940, je revenais de mission, à bord d’un avion troué de balles, je buvais avec jubilation un excellent Pernod au bar de mon escadrille. Et je gagnais mon Pernod au poker d’as soit à un camarade royaliste, soit à un camarade socialiste, soit au lieutenant Israël, qui était le plus courageux d’entre nous et qui était juif. Et nous trinquions avec une tendresse profonde.

 

 

Paru dans Le Canada le 30 novembre 1942.

Recueilli dans Un sens à la vie,

Gallimard, 1956.

 

 

 

 

 

 

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