Hommage à Louis Le Cardonnel

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Charles TERRIN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Maître, je vous louerai. Nous étions réunis l’autre jour, au château de Kerchêne, pour célébrer votre fête. Saint Louis, dont vous portez le nom, fut un grand roi et un grand chrétien. Roi, – ou prince, – vous l’êtes aussi par le verbe ; et votre renom s’accroît de jour en jour par les témoignages d’admiration que la critique inflige à votre modestie. Mais n’avez-vous pas pressenti cette belle aventure quand vous disiez à la louange de Tennyson :

 

            Gloire à qui fait vibrer de sublimes paroles

            Pour exalter les cœurs d’un magnifique espoir !

            Comme un vent du matin parmi des banderoles,

            Il réveille la joie, et notre âme croit voir,

            Surgir une Atlantide à travers ses paroles.

 

Et vous disiez aussi, parlant à vos disciples :

 

            Tu bois à la coupe idéale où je bois…

            Et prophétiquement tes yeux entreverront

            Là-bas, ainsi qu’un ciel dont j’écarte la brume,

            L’avenir où ton astre auprès du mien s’allume.

 

Poètes ou prosateurs, jeunes ou vieux, nous trouvons en vous la lumière, le guide. Votre geste appelle ; votre voix charme ; et ce m’est une joie de vous appeler Maître, vous dont le moindre propos dilate, élève, vivifie.

Chrétien, vous l’êtes aussi à un haut degré. Du Moyen Âge, dont saint Louis fut l’animateur, vous avez recueilli la foi qui illumina. Que de fois vous ai-je entendu, avec émotion, louer, expliquer la Cathédrale : œuvre surhumaine, disiez-vous, non seulement par la collaboration de tous les arts portés à leur perfection, mais par l’aspiration du peuple qui voulut, sur terre, ordonner de ses mains l’image de l’éternité. L’Évêque aussi, « chef de la cité et père des âmes », vous occupe, hier Bossuet, aujourd’hui Fléchier ; et vous avez célébré tour à tour Un Evêque martyr, puis Monseigneur Alexandre de Milon de Mesmes, évêque et comte de Valence, et cet Archevêque de Florence en qui vous restituez la puissance d’un cœur sacerdotal :

 

            Vous montez, paré d’or, à la plus haute cime ;

            Puis vous redescendez vers l’homme criminel,

            Évêque, et votre cœur pastoral devient tel

            Qu’un feu pur où se brûle, en s’expiant, tout crime.

 

Héritier de ces conducteurs d’âmes, vous nous introduisez à votre suite dans le domaine de l’infini. Vous recueillez l’idéale pensée du Christianisme ; vous l’exprimez dans la plénitude de votre sensibilité ; vous nous la transmettez ardente et juste, aussi belle que sage. Vous concevez l’Église identique au monde, esprit et matière, le vrai, l’unique, auquel nous appartenons, par qui nous vivons. Je m’en rapporte encore à vous. Vous m’avez défini l’Église, un jour, comme il convient, par son éternité. Elle survit et suffit à tout. Elle est, par excellence, la Société. Née de l’amour et fondée sur l’amour, comment ne constituerait-elle pas le lien par qui tous les êtres créés s’unissent et collaborent ? Telle elle apparaît dans votre œuvre où prêtres et laïcs, moines et moniales, et les saints et vous-même forment la grande communauté spirituelle qu’animent la vénération de la Vierge mère et l’infinie bonté du Christ. On y voit aussi la Sagesse éternelle qui d’Orphée aux modernes mystiques, de David à saint Benoît, de Sion à Rome, capte toutes les énergies, l’art et la volonté, la poésie et la dialectique, les groupe en un faisceau et les emporte lumineusement avec elle à la conquête de l’éternel. Ainsi, à votre tour, vous avez cédé à la Grâce :

 

            J’ai traversé l’angoisse et connu la torture,

            Seigneur, mais votre force a chaque fois dompté

            Les émois qui troublaient ma fragile nature.

 

Le grand Chasseur d’âmes, à qui n’échappe aucun homme de bonne volonté, vous a saisi. Vous avez subi, puis aimé cette Poursuite divine que rien ne lasse. Vous avez chanté cette Attente mystique par quoi le chrétien s’unit à son Rédempteur. Vaincu dans vos passions, mais triomphant par l’âme, vous avez reçu la force et la patience qui suppléent à toutes les joies de ce monde. Qui ne voudrait, avec vous, prêtre et presque moine par l’habitude de la contemplation, partager l’enthousiasme que donne la certitude de l’Éternité ?

 

            Simplicité de cœur si grande qu’on dirait,

            Dans son dépouillement, notre âme devenue

            Comme l’oiseau qui chante au fond de la forêt.

 

            Voici qu’en nous, déjà, tremble une aile inconnue ;

            L’ineffable beauté nous attire, et parfois

            Passe l’auguste éclair de la vérité nue.

 

            Ah ! qu’elle est pénétrante, ô mon Dieu, votre voix !

            Doux Abîme, de vous mon âme est altérée.

            Époux, je ne vivrai que penché sous vos lois.

 

            Dieux jaloux, cachez-moi dans votre nuit sacrée !

 

Humainement, tout vous prédisposait à la recherche de la vérité éternelle votre lointaine ascendance irlandaise, ces poètes épris « d’idéales légendes », ces hommes pour qui

 

            … les monts, les bois, les vallons et les ondes,

            Tout vivait animé d’invisibles esprits.

 

Vous vous reconnaissez en eux ; comme eux vous souhaitez

 

            Qu’à jamais une austère et sainte inquiétude

             (Vous) fasse soupirer vers l’immortel Ailleurs.

 

Plus près de vous, votre rhodanienne patrie, « Valence au grand cœur », que vous avez si filialement célébrée, vous révéla, en son clocher roman de Saint-Apollinaire, l’esprit latin et le désir du Beau, deux formes de la vérité que vous ne séparez jamais. Quand, ordonné prêtre, vous voulûtes approfondir les mystères de la foi, vous partîtes pour Rome ; mais la Ville Éternelle ne vous rend pas ingrat pour votre patrie valentinoise, et, dans un élan d’amour, vous unissez à la capitale chrétienne le tombeau paternel, la « terre dont vous êtes » et les aspirations de jeunesse dont est faite votre sagesse d’aujourd’hui.

Vous avez eu la chance et l’honneur de fréquenter quelques-uns des plus illustres artistes et poètes français. Vous leur demandez et vous en retenez surtout des visions d’éternité :

 

            Qu’est-ce que tout cela qui n’est pas éternel ?

 

De Leconte de Lisle que vous admiriez avec un mélange de crainte et de vénération, vous recueillez l’extraordinaire bonté voilée d’une apparente froideur, qui ne fut que recherche inquiète et passionnée de la beauté suprême. Vous louez en Puvis de Chavannes le

 

            Chaste contemplateur des Archétypes blancs.

 

À Mallarmé, à Verlaine, vos aînés, vos amis, vous élevez un temple dans vos vers. En l’un, vous connaissez une sorte de prophète :

 

            Et ces vaines fureurs dont l’homme a palpité

            N’éveillent pas de trouble en ces prunelles sages

            Qui sont des firmaments tout bleus d’éternité.

 

De Mallarmé encore vous dites, au sens propre :

 

            Il marquait d’un doigt pur la courbe des Idées.

 

Vous vénérez Verlaine. Vous absolvez sa « chair fatiguée », son « âme anéantie » ; vous ne voyez en lui qu’un « martyr des passions »,

 

            S’en allant demander sa vigueur à l’Hostie.

            Elle te relevait ; tu retombais encor,

            Mais pour te redresser vers le Ciboire d’or…

 

            Oui, que la paix céleste en toi pénètre toute

            Et que tu puisses, clair, et tes vains désirs morts,

            Aimer du grand Amour, sans terme et sans remords !

 

Ainsi, beauté, vérité, amour, trois aspects d’une même et sublime espèce de la connaissance, mûrissaient en vous au contact des poètes comme par les enseignements de la religion. Ainsi encore, humainement comme par les voies de l’Église, vous utilisez toutes les forces spirituelles qui tentèrent de s’élever jusqu’à la possession de l’absolu. Vous vous nourrissez de Platon et de son disciple, un humaniste comme vous, Marsile Ficin. Vous allez dans la compagnie de Virgile et de Dante. Entre les pays les plus riches d’histoire vous élisez l’Italie, celle du Moyen Âge et celle de la Renaissance, non pour vous attacher à leurs gloires momentanées, mais parce qu’elles abondent en belles âmes aspirant à la beauté, à la vérité, à l’éternité de l’amour. À Florence, que vous aimez tant, « cité des Princes et des Sages », vous partez « plein d’un divin désir », en quête « des vertus et des grâces ».

 

            J’entendais retentir, antiques et chrétiennes,

            Des voix qui s’accordaient dans un son fraternel ;

            Car, ô Florence, en toi, tout demeure éternel !

 

Nous avons présents à l’esprit les beaux vers, si mélodieux, qu’en une méditation qui n’a pas son égale, vous consacrez à la « seconde Athènes » où retentissent encore « les dialogues purs des Platoniciens » :

 

            Étoiles qui régnez dans la nuit florentine…

 

            Les sages d’autrefois, aimant votre clarté,

            Y trouvaient plus de joie et plus de vérité ;

            Et moi j’aime comme eux votre lumière amie,

            Étoiles qui brillez sur Florence endormie.

 

Quand enfin vous cherchez quel animateur, quel architecte de vie spirituelle vous offre l’image du poète en qui la poésie s’identifie le mieux à la pensée chrétienne, vous choisissez saint François d’Assise, la plus pure des âmes ; vous en faites le modèle sur lequel vous voudriez conformer votre vie. De là vos admirables Chants d’Ombrie et de Toscane et tant d’autres poèmes où le cœur achève l’œuvre de l’intelligence, où l’amour devient le suprême bienfait :

 

            J’ai respiré l’esprit de l’insensé d’Assise

            Tenant, même aux oiseaux, des discours ingénus.

            Dans l’ardeur qui m’exalte à la fois et me brise,

            Je rêve de partir sanglant et les pieds nus.

 

            Je serais le semeur d’immortelle espérance

            Dont l’hymne vibrant monte avec l’aube du jour ;

            Et, saintement joyeux, même dans la souffrance,

            J’irais, mon Dieu, j’irais vers l’extatique amour.

 

 

§

 

Nul n’a mieux connu, Maître, n’a mieux exprimé que vous la spiritualité qui émane de la vie entière.

Jeune, vous aimiez la nature, vous chantiez la forêt jaunissante à l’automne, mai dans sa grâce première, le parfum des lys, les mélancolies d’été ; mais déjà, dépassant les apparences, vous savouriez de l’air « les fraîcheurs ingénues », vous demandiez quel « envolement vers la seconde vie » annonçaient « les nuages gonflés comme des voiles blanches » ; vous regardiez, à travers la mourante beauté des branches, le soleil entrouvrir « la porte d’or d’un Paradis ». À présent vous préférez l’automne ; mais plus que ses couleurs, ses parfums, ses voix sonores, vous goûtez son silence, sa tranquille splendeur,

 

                                               … mille choses ailées

            Que l’horizon appelle avec sa profondeur.

 

Vous n’y voulez contempler que de « pures images » ; vous y trouvez cette

 

            Vision d’eurythmie et de calme lumière,

            Consolatrice chère aux poètes pieux.

 

Vous y quêtez, auprès des

 

            Anges mystérieux, délicats et pensifs

 

qui président aux évolutions pacifiques des sphères,

 

            Le poème idéal que je n’ai jamais dit.

 

Ou, si ce poème éclot, méditation de l’âge et de la vie provoquée par la grâce poignante d’octobre, il est comme un élan vers Dieu, source de toutes les splendeurs qui éblouissent nos yeux mortels ici-bas.

Jeune aussi, vous avez célébré le sommeil et le rêve, puissances d’illusion qui libèrent « l’esprit vainqueur et blanc », vision ailée, promesse de survie immatérielle. À la nuit, à la mort vous demandiez la paix où l’âme seule à l’âme parle ; des confuses voix qui s’élèvent de l’ombre vous composiez un psaume d’attente, espérant « l’éclosion de l’Éther immortel ». Déjà vous saviez que

 

            Le sérieux amour vit de pudeur, de rêve

                       Et de larmes sacrées.

 

Vous louiez des époux qui, unis par une chaste tendresse, surgiront, purs encore au jour de la résurrection, « les bras tendus vers le soleil ». Vous regrettiez en Louis II de Bavière un preux de l’Idéal que l’art régénéra, mais qui ne connut point

 

                                           … l’ardeur silencieuse

            De ceux dont l’âme étreint la chaste Vérité.

 

Qui ne reconnaîtrait dans ces poèmes l’annonce de vos Carmina Sacra et de ces pénétrantes méditations Dans l’aube spirituelle où passe, grave et serein,

 

                                     Un écho du monde éternel ?

 

Vous avez dit la beauté de l’Italie, beauté quasi divine où l’air, la lumière, les cyprès « sereinement funèbres » propagent un émoi qui vous rapproche du ciel. Mais plus que l’attrait des formes, c’est l’âme de ce pays qui vous séduit. Vos journées, en quête d’idéal, y acquièrent une limpidité suave. Vos nuits méditatives y sont éclairées par La Lampe bénédictine, symbole de sagesse et d’éternelle vie. Florence vous est devenue familière. Vous y gravissez, pèlerin, d’un pas léger, des chemins harmonieux, faisant sonner votre bâton « sur les antiques pierres ». À Figline, patrie de votre grand Marsile, vous rêvez d’avenir, et dans une confidence exquise, pleine de beautés neuves, vous vous tracez un plan de vie tout illuminé par les joies d’un bonheur infini. En l’une et l’autre cité, à Assise encore, votre esprit « s’élargit » ; la nature l’exalte. La nature ? ou ce souffle divin dont elle n’est que le signe ? Lumière d’or, collines sans fin, idyllique plaine : images ! Une pensée auguste emplit pour vous la contrée :

 

            Devant tes horizons toujours mélancoliques,

            Même quand le matin les remplit de clarté,

            L’âme peut s’attarder à ses propres reliques

            Et comparer le temps avec l’éternité.

 

Vous transfigurez pareillement la sensibilité humaine. En vos amis vivants vous louez les hautes pensées qu’ils partagent avec vous. Défunts, vous les continuez ; vous recueillez leur souffle ; vous élevez vers Dieu, en un commun hommage, leur âme avec la vôtre ; vous voulez que, nourris de leur immortelle présence, vos vers expriment l’infini, grâce

 

            À ces profonds accents qui me viendront de vous.

 

Si parfois la beauté terrestre attire vos regards, c’est parce qu’unie à la pureté, à la sagesse, elle est un reflet de la beauté divine. Tels ces adolescents que, nouvel Orphée, vous chantez en vos Carmina Sacra et dont le clair regard illumine votre âme ; tels ces époux, ces mères, ces chères Ombres inconnues ou connues dont la pensée vous hante en vos méditations sereines ; tel encore ce Carmen platonicum où vous évoquez,

 

                                 … aux jours de l’Italie ancienne,

            Une abbesse, princesse et platonicienne.

 

Mais la beauté chrétienne vous émeut encore davantage. Vous dites la grandeur d’une vie gouvernée par la foi. Veuves, vierges, martyrs, vous louez ces témoins, ces « lampes vivantes » qui éclairent les durs chemins conduisant à l’immortalité. Vous proclamez, l’ayant éprouvée, l’éminente dignité de la vie conventuelle. Où trouver de plus nobles figures que ces illustres fondateurs, saint Benoît, sainte Thérèse, dont l’esprit survit aux agitations de l’humanité ? Dans le silence qui fortifie les grandes âmes, l’un puise l’autorité nécessaire pour commander aux peuples et aux rois ; l’autre, mêlant l’action à l’extase, régénère le monde par la prière et par le sacrifice. Moines et moniales, leurs disciples, offrant à Dieu l’effort perpétuel de leurs érudites recherches ou de leur adoration mystique, entretiennent la flamme qui consume le péché. Vous avez connu et aimé cette vertu de la règle ; vous l’exaltez dans des poèmes tout pénétrés de sa puissance exemplaire. Vous célébrez ainsi le recueillement studieux du cloître, les chants nocturnes, l’Heure sacrée employée à méditer l’Évangile ; vous en sortez purifié et comme en possession de la vérité surnaturelle :

 

            Tel je rêve, égaré dans vos sacrés abîmes,

            Et, me sentant grandir parfois immensément,

            Je reconquiers, guerrier aux victoires opimes,

            Les mystères cachés dès le commencement.

 

Prêtre intégral, vous évoquez les chants, les prières, les fêtes, l’éclat prestigieux de la liturgie catholique. Car vous savez que ce luxe importe à l’Église. Il parachève la cathédrale au même titre que les autres arts ; et l’officiant revêtu des chasubles d’or s’y sent confirmé dans la haute mission rédemptrice pour laquelle il a été ordonné. Mais rien n’égale à vos yeux l’éternelle Présence qui sanctifie le prêtre dans tous les actes de son ministère. Elle fait de lui le chef et le guide des âmes, celui à qui l’on croit parce qu’il est le messager « de joie et de vie éternelle ». Elle l’exalte dans l’accomplissement des rites, acte sacré qui le transporte sur les sommets et l’y unit à Dieu. Elle l’anime aux grandes fêtes, et vous chantez en son honneur ce Praeconium Paschale où, célébrant le triomphe de l’Agneau, vous voulez que, pour lui comme pour la céleste victime,

 

                       … dès ici-bas commence

            La Pâque de l’Éternité.

 

La même pensée vous soutient en cette Messe du matin où seul, ou presque seul dans l’église, vous semblez d’abord n’accomplir qu’un geste pacifique ; mais la parole divine vous emplissant, votre esprit s’élève, s’étend aux travaux, aux joies, au salut de l’humanité ; la sainteté vous environne ; le sang des martyrs refleurit sur vous ; la nature entière participe à votre sacrifice,

 

            Et tandis que je prends, pour l’élever, la Coupe,

            Je vois, parsemant d’or la nappe et le lin blanc,

            Le soleil se jouer dans le précieux Sang.

 

Présence réelle, communion en Dieu, ainsi s’achève, Maître, l’émouvant pèlerinage que vous avez accompli De l’une à l’autre Aurore, au cours duquel, témoin, acteur, animateur, flambeau de vie spirituelle, vous proclamez l’aspiration des âmes vers le ciel ; et vous la résumez en cette admirable Prière où, calme et triomphant, humble et sublime, vous dépouillez votre humanité pour ne plus vivre que par l’amour divin :

 

            Chaque jour un peu plus, mon Dieu, que, de moi-même

            Je ne fasse qu’un vide où vous deveniez tout !

            Entrez en moi, Seigneur, ô Vérité suprême,

            Vous seul qu’on puisse aimer sans trêve et sans dégoût !

 

 

§

 

La spiritualité qui distingue votre inspiration se retrouve en vos cadences.

La poésie, m’avez-vous dit, ne vaut que par ce qu’elle suggère. Vous ne sauriez mieux définir votre art, qui cherche l’âme et l’atteint par la noblesse et l’ampleur de l’émotion. Un poème, pour vous, n’est pas un exercice de virtuose. Vous n’aimez ni les jeux d’esprit ni les effets rares ni les combinaisons ingénieuses de rythmes où s’exerce difficilement l’habileté de l’écrivain. Vous évitez les descriptions qui ne parlent qu’aux yeux ou les ramènent inutilement vers les objets profanes. Si parfois, comme en vos Chants d’Ombrie et de Toscane, vous évoquez un paysage, c’est parce qu’il a de l’âme. Vos images ont un reflet du ciel. Vous les empruntez à la vie morale, à la Bible, aux jubilations des mystiques, aux multiples exaltations par lesquelles l’Idée se manifeste à nos regards mortels. Les mots mêmes dont vous usez ont une résonance spirituelle ; ils participent de la grandeur qu’ils expriment, et l’infini qui est en eux provoque la contemplation dans laquelle vous vous abîmez.

Vos poèmes sont une perpétuelle méditation. Vous en éliminez tous les détails dont l’éclat momentané atténue ou détruit l’effet d’ensemble. La sobriété, la simplicité, sont votre principale, mais originale richesse. Vous forcez l’attention par la seule élévation de votre pensée ; vous y subordonnez les diverses ressources de votre art comme la décoration de la cathédrale contribue, par une savante hiérarchie, à sa sublime unité. Cette unité vous apparente aux grands classiques ; mais vous laissez loin derrière vous Malherbe et ses disciples logiciens. Ami, émule de Verlaine, comme lui vous détestez l’éloquence ; vous aussi vous lui « tordez le cou ». En vous lisant, on évoque Racine. Près de lui par le rythme, votre vers a pourtant la délicatesse de Verlaine et la solidité de Mallarmé. Vous alliez à la fondamentale beauté classique la sensibilité chrétienne et la souplesse issue des plus récents progrès de la poésie. Vous avez été initié au culte de la forme, non par le rigide Parnasse, contemporain de votre jeunesse, mais par l’étude de la scholastique, comme Racine et les grands poètes chrétiens du xviie siècle. Comme eux, vous étiez né pour la poésie pure, non celle qu’a définie arbitrairement l’abbé Bremond, mais cette lumineuse et directe expression d’une beauté tout à la fois sensible et intellectuelle qui correspond à votre conception de la spiritualité. Vous y appliquez ce que nulle analyse ne peut rendre, l’amour qui donne à tout la nuance, l’accent, la justesse, l’émotion sereine et confiante, la mélodie de la phrase et cette lumière céleste, couronnement de toute poésie. L’éternel amour est aussi le Verbe. Vous avez retrouvé la source de la poésie, la Foi créatrice non de plaisir éphémère, mais d’une éternité de vie, de certitude, de bonheur :

 

            Les yeux toujours plongés dans la paix des espaces,

            D’ici vous parlerez, d’un accent solennel,

            Non aux passants du siècle épris des biens fugaces,

            Non à l’homme d’un jour, mais à l’homme éternel.

 

Mais comment négliger le poétique apport de l’antiquité à laquelle vous devez tant ? Humaniste, vous méditez Platon et Virgile, ces maîtres par qui l’humanité commença d’entrevoir le monde des Idées. Poète inspiré, vous évoquez le mythe d’Orphée, « âme prophétique », annonciateur inconscient d’une incomplète vérité. Chrétien, vous exhalez la Plainte antique où l’Éros de jadis, dépouillé de sa chair, tente de s’élever jusqu’aux cimes où rayonne la Paix. Qu’est cela, sinon la noble ambition d’accaparer toutes les voix de la poésie au profit de la sagesse chrétienne, celle-ci étant le nécessaire aboutissement des aspirations de celle-là ? N’est-ce pas en ce sens que vous rêvez

 

            D’unir la grâce antique à la Grâce de Dieu,

 

que vous évoquez

 

            Tous les reflets du Verbe épars chez les vieux sages,

 

qu’à vos disciples, à toutes les nobles âmes vous conseillez :

 

            Ayez la grâce antique avec l’esprit chrétien ?

 

Vous décrivez toute grandeur du souffle divin. Vous renouez la prophétique tradition des grands inspirés et de la Bible pour l’adapter à la pensée moderne : l’union du poète et du prêtre, ces deux révélations qui n’en sont qu’une, puisque l’éternel Amour, verbe créateur, est la vérité suprême :

 

            Il s’en ira semant la parole céleste

            Et, pour dire le Verbe aux temps qui vont venir,

            Harmonieusement il mêlera le geste

            D’accorder la cithare au geste de bénir.

 

            Sous le souffle divin il la fera renaître,

            Fils des premiers voyants, fils des chantres sacrés,

            Cette antique union du poète et du prêtre,

            Tous deux consolateurs et tous deux inspirés.

 

 

§

 

Maître, je vous louerais davantage si je l’osais ; mais votre modestie me limite. J’évoquerai seulement, pour conclure, quelques souvenirs qui me sont chers et qui revêtent pour moi une valeur symbolique.

L’autre jour, à Kerchêne, entouré de vos amis, sous des platanes centenaires, vos propos pleins de sagesse élevaient nos esprits à des hauteurs où ils n’atteignent pas d’ordinaire. Kerchêne est votre villégiature d’août. Que de fois aussi en Avignon, en ce palais florentin du Roure dont une noble femme a fait votre résidence habituelle, vous ai-je entendu déployer les trésors de votre poésie ! Je vous revois dans votre chambre franciscaine ornée de portraits de famille signés d’Henry ou d’Élisabeth de Groux, méditant les grands mystiques et prolongeant par une discussion magistrale la lecture que vous en fait un fidèle ami. Je vous évoque en cette après-midi d’hiver où, près du feu, sous un soleil timide, vous me récitiez, – honneur extrême, – quelques-uns de vos plus beaux poèmes et les accompagniez du seul commentaire qui en soit digne, cette diction suave dont vous détenez le secret. Je me rappelle cet autre jour où, me reconduisant après une longue conversation, à mon gré trop courte, à l’instant de l’adieu vous me reteniez au sommet de l’escalier monumental du Roure pour m’entretenir de votre cher Leconte de Lisle. Je le jugeais froid. Vous corrigiez mon erreur ; et voici que, redites par vous, les illustres cadences d’Hypatie prenaient entre les murs sonores une ampleur, une chaleur où je sentis passer une âme. Je vous revois enfin en ces débuts d’été, quand, la nuit venue, vous présidez quelque réunion d’amis dans la cour d’honneur du palais des Baroncelli. Assis sous le figuier provençal, près du laurier familier à Pétrarque et à Virgile, vous écoutez, le front penché, les mains jointes, le visage enveloppé de mystère ; puis vous parlez, et c’est un charme ; la paix du ciel descend soudain sur vos auditeurs éblouis.

Une atmosphère de spiritualité émane de votre personne. Elle est le privilège des grandes âmes vouées, comme la vôtre, à la recherche passionnée de l’idéal. Mais, peut-être, en vous y a-t-il davantage. Disciple de saint François, pure flamme, tout lumière, vous percevez intuitivement des présences célestes qui échappent à nos yeux profanes. Autour de vous évoluent ces anges, premiers nés de Dieu, dont vous avez chanté la gloire. Ils vous parlent, ils vous inspirent, ils sont votre sauvegarde. Vous pouviez justement écrire ces vers si purs, si pleins de charme :

 

            Anges de l’Eternel, tout élan, tout lumière,

            Ah ! vous êtes plus beaux que l’art ne vous rêva ;

            Et vers les cieux, séjour de la beauté première,

                      Avec vous mon esprit s’en va ;

 

            Et je sens que mon âme a comme vous des ailes

            Qui frémissent en moi d’un frisson glorieux,

            Quand parfois je découvre en de jeunes prunelles

                      Un brillant reflet de vos yeux.

 

 

 

Charles TERRIN.

 

Paru dans le Mercure de France

en octobre 1934.

 

 

 

 

 

 

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