L’amitié des rois

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Albert THIBAUDET

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

On a inauguré hier, à Villequier, un buste de Hugo. Nul ne s’est avisé d’y trouver prétexte à chicane. C’est un signe.

Des personnes recherchent les beaux monstres et les beaux crimes. S’il en est qui aiment les beaux fours, le four de l’offensive, qui, à propos du proche cinquantenaire de sa mort, s’est élevée, de quelques coins, contre Victor Hugo, leur donnera satisfaction. Qu’elles attendent encore six mois !

Ce n’est pas qu’il faille admirer Victor Hugo, ainsi que lui-même prétendait admirer Shakespeare, comme une brute : il n’y a pas de génie sans déchet. Mais il faut encore moins l’assaillir comme une brute.

Il y a peut-être un cas où l’injustice et l’injure seraient explicables. C’est quand le génie a été lui-même injuste et injurieux pour ses pairs. Voltaire a couvert Rousseau d’outrages gratuits, par impérialisme littéraire et par envie. Balzac et Sainte-Beuve ont échangé des pages d’injures, chacun souffrant, devant nous, exclusivement des injures qu’il adresse et jamais des injures qu’il reçoit. Mais Hugo ?

Eh bien ! on nous accordera que si, en matière d’injures, quelqu’un était grec là où les autres, même Voltaire, ne sont que latins, c’est bien l’auteur des Châtiments. Et il a eu de terribles polémiques, dont on comprend parfaitement qu’elles soient encore continuées, sur le terrain politique, par les tenants des causes qu’il a combattues. Mais il s’agit ici des lettres. Il s’agit de ce que les lettres héritent de Hugo, et de l’honneur qu’elles auront demain à lui rendre. Or, nul n’a lui-même rendu aux lettres plus d’honneur qu’il ne l’a fait. Personne n’a été plus exempt de haine ni d’envie à l’égard de ses pairs. Il y a une vieille règle dans les pays civilisés, selon laquelle la manière la plus équitable d’apprécier l’honneur d’un homme consiste à le juger selon ses rapports avec ses égaux.

Macaulay remarque que Louis XIV était certainement un vrai gentleman, mais qu’il n’a eu qu’une occasion de le montrer dans une entière clarté : c’est quand il donna, avec une générosité et une délicatesse que Macaulay admire, l’hospitalité à Jacques II. Il eut, cette fois seule, à vivre avec un de ses pairs, à observer avec un roi la loi des rois. À cette épreuve, Macaulay le reconnaît grand.

Ce genre de grandeur, Chateaubriand ne l’eut pas, et il fut jaloux de Mme de Staël et de Lamartine. Victor Hugo l’a possédée de manière éclatante, et louis-quatorzième, comme l’étaient, par ailleurs, ses amours.

Quels sont les pairs de Hugo ? Qui a tenu pour lui ce rôle de Jacques II ? Il faut remarquer qu’il est né à une époque de sève extraordinaire, où des mères avaient mangé l’aliment des géants, puisqu’en douze ans, de 1790 à 1802, naissent Lamartine, Dumas, Balzac, Hugo, génies évidemment inégaux (puisque nous y plaçons Dumas), mais qui ont en commun une force de la nature, un gigantisme de la plante homme, hors de comparaison avec ce qui les a précédés et ce qui les a suivis.

On dirait que Victor Hugo a eu le sentiment d’une communauté, d’une fraternité qui le lie aux autres forts de la même portée.

C’est à Lamartine qu’il écrivait :

 

        Poète, j’eus toujours un chant pour les poètes,

        Et jamais le laurier qui pare d’autres têtes

        Ne jeta d’ombre sur mon front.

 

C’est vrai. Qu’on lise dans les Contemplations la courte et admirable pièce à Alexandre Dumas, et tant de pages de Choses vues. Mais il y a un moment dans la vie de Hugo qui équivaut singulièrement au moment royal signalé par Macaulay.

C’est le discours qu’il prononça comme président de la Société des Gens de Lettres sur la tombe de Balzac. Curtius l’appelle « le premier témoignage qui ait été rendu publiquement à toute la grandeur de Balzac ». Il est fait de formules éclatantes et denses où rien n’a bougé. Jusqu’alors la critique tenait Balzac pour un romancier du gros public, comme Sue. Hugo déclencha la gloire, désigna d’un doigt de feu le génie.

Peu de temps avant sa mort, Balzac s’était présenté à l’Académie contre le marquis de Noailles, qui fut élu. Balzac eut quatre voix, dont celle de Lamartine et deux voix de Hugo, celui-ci ayant mis d’autorité le nom de Balzac sur le bulletin d’un vieillard en enfance, M. de Pongerville. Balzac entre Lamartine et en double Hugo. Dans le salon d’hommes du monde et de lettres, la portée de géants, comme les deux rois du dix-septième siècle sur la terrasse de Saint-Germain, faisait bloc. Elle continue.

 

 

 

Albert THIBAUDET.

 

Recueilli dans Suites françaises, Brentano’s, 1945.

 

 

 

 

 

 

 

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