Saint Vincent

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Gilbert TOURNIER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

J’ai sous les yeux une gravure très ancienne. Elle représente saint Vincent assis sur un gril, le dos solidement ficelé à un arbre. Il n’a pour tout vêtement que sa mitre sur la tête. Ses pieds et ses mains sont enchaînés. Des flammes très pointues sortent du gril et s’enroulent autour de son corps. Derrière lui, un bourreau jette une poignée de sel dans le feu, pour en activer la morsure. De son autre main il enfonce un trident dans les chevilles du supplicié. Un troisième personnage regarde la scène ; c’est Dacien, proconsul d’Espagne. Il a une longue robe, un collet d’hermine, un curieux chapeau qui lui sert de couronne et un sceptre dans la main droite. Et dans la gauche ? Rien. Je m’attarde sur cette main gauche. Dacien la tient levée, à hauteur de l’épaule, presque ouverte, l’index tendu, en un geste d’immense étonnement. Cette main renvoie au visage de Dacien. J’y retrouve le même étonnement. Les yeux arrondis semblent ne pas se croire eux-mêmes. Et c’est à peine croyable, en effet : le supplicié sourit. Il flambe avec sérénité, presque avec ironie, semblant penser que la cruauté du bourreau témoigne d’une fort pauvre invention.

Toute l’histoire de saint Vincent tient entre cet étonnement et cette sérénité insolente ; entre la défaite de celui qui invente les supplices, et la victoire de celui qui les subit.

 

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Les parents de Vincent appartenaient à la noblesse espagnole. Il naquit à Saragosse. De son enfance on sait seulement qu’il montra de bonne heure de si remarquables dispositions pour l’étude qu’on demanda à l’évêque de Valence, Valère, de se charger de son éducation. Sa foi, sa piété, son intelligence émurent l’évêque. Son don d’éloquence l’enthousiasma. Vincent parlait de Dieu avec une passion, une sûreté si grande que Valère le nomma diacre, malgré son très jeune âge et se libéra sur lui du soin de prêcher. Valère, en effet, préférait la méditation. Premier signe : Vincent n’était pas de ceux qui cherchent Dieu en eux-mêmes, mais qui grimpent sur les bornes des places publiques pour l’annoncer au monde ; pas de la race des moines, mais de celle des vicaires de paroisse. Et comme il faut l’une et l’autre pour que s’accomplisse le règne du Seigneur, Valère et Vincent formaient un couple puissant.

Si puissant que sa renommée inquiéta Dacien. C’était le temps où l’empereur Dioclétien offrait à l’Église ses plus beaux martyrs. La consigne était au massacre. Dacien, responsable de l’Espagne, n’hésite pas longtemps. Il vient à Valence, fait jeter Valère et Vincent au cachot, puis attend qu’ils meurent de faim. Mais les deux prisonniers se moquent du froid, du jeûne, des mauvais traitements : leur foi, au contraire, se fait plus acharnée.

Alors Dacien les fait comparaître devant lui. Il a toujours triomphé d’un adultère, d’un voleur, d’un parricide. D’un chrétien, est-ce plus difficile ? L’interrogatoire commence. Valère y répond avec douceur. « Père, s’écrie Vincent, ce n’est pas le moment de murmurer d’une voix faible, comme ceux qui ont peur, mais de parler haut et librement. Permets-moi de parler pour toi. » Et il répond seul avec une force, une insolence telle que Dacien devine en lui un adversaire redoutable. Et il accepte le combat. La lutte l’attire. Il se débarrasse vite du vieil évêque en l’exilant, et reste comme sur la gravure, face à face avec Vincent.

Je ne voudrais pas pousser trop loin les symboles. Mais les vies des saints n’y prêtent-elles pas à tout moment ? Il en est un ici qui éclate avec tant d’évidence que je ne le refuse pas. Cette Foi chrétienne, que Dacien est chargé de combattre et d’exterminer, cette force de l’âme, un homme peut-il l’arracher de ses mains du cœur d’un autre homme ? Celui qui réussira à vaincre le corps vaincra-t-il par là même l’Esprit ? Puisque l’une ne va pas sans l’autre, comment l’Esprit survivrait-il à la déchéance du corps ? Dacien met tout en œuvre. C’est sa puissance même qui est en jeu dans ce combat, son être tout entier. Il doit vaincre. Sinon sa vie n’a plus de sens. Jour après jour il abat ses cartes. Il invente les supplices les plus savants. Il s’impatiente. Il accuse les bourreaux de mollesse et les fait fouetter jusqu’au sang. Il fait entrer en jeu les tridents, les peignes de fer, le bûcher. Mais Vincent continue de sourire : « Plus je te vois furieux, Dacien, plus grand est mon plaisir. N’atténue en rien les souffrances que tu me prépares, afin que je fasse plus sûrement éclater ma victoire. » Et Dacien ne sait plus qu’inventer. Penché sur sa victime, il regarde. Est-il possible que cette foi puissante qui le soutient ne s’écoule pas de son corps mêlée au sang, aux entrailles, aux débris d’os, aux morceaux de chair brûlée ? Est-il possible – et Dacien, qui ne comprend pas, lève la main gauche – que ce transpercé, ce plus qu’à demi mort, ce vidé de sang, cet écartelé continue de sourire et de prier son Dieu ? Dacien ne sait plus. Il sent naître en lui quelque chose qui ressemble à de l’admiration, à de la sympathie, et lui fait dire : « Aie pitié de toi, Vincent. Tu peux encore retrouver ta jeunesse et t’épargner d’autres supplices. » Vincent sourit toujours. Pourquoi s’entêter ? Dacien est sur le point d’avouer sa défaite. Il décide d’une dernière épreuve, fait enfermer Vincent dans un cachot hérissé de pointes, sûr que, cette fois, il demandera grâce. Mais le Seigneur envoie ses anges et les pointes se changent en fleurs. Les gardiens qui regardent par les fentes de la porte tombent à genoux et se convertissent. Dacien alors cesse le combat. Son amitié lui dicte une trêve : « Inutile de lutter davantage, dit-il, qu’on le transporte sur un lit et qu’on le soigne pour le ranimer. »

Mais Vincent, qui avait résisté à tous les supplices, ne supporte pas celui-là. Il n’a plus de raison de vivre, maintenant qu’il n’a plus à témoigner. Ce soldat ne savait que lutter pour la gloire de Dieu. La douceur de ce lit et de ces soins l’épuise. Il renonce à vivre et meurt doucement le 22 janvier 304.

 

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Ici commencent les légendes. Elles sont belles. On peut les rapporter. Il y a celle du corbeau, à l’envergure d’aigle, qui protégea le corps de Vincent contre les bêtes sauvages, lorsque Dacien l’eut fait exposer dans un champ. Il y a celle de la pierre qui flotte et ramène le corps de Vincent au rivage, lorsque Dacien l’eut fait jeter à la mer. Une femme sainte le recueille et l’ensevelit. La victoire de Vincent se prolonge ainsi jusqu’à nous.

Bien des corps de métiers ont voulu saint Vincent pour patron : les vignerons, les écoliers, les tuiliers, les couvreurs, les marins. Je m’étonne de ne pas rencontrer les écrivains dans cette liste. Combien d’entre eux savent ainsi ne parler que dans la souffrance, nourrissant leurs paroles de leur sang ? Combien savent ainsi n’être que des témoins ? Et combien se laissent mourir, lorsqu’ils ont atteint une sécurité du monde ?

 

 

 

 

Gilbert TOURNIER,

dans Les saints de tous les jours de janvier,

Le Club du livre chrétien.

 

 

 

 

 

 

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