Un artiste devant dieu

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

VALDOMBRE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

J’avais vingt-sept ans et Papini se trouvait à mes côtés, Giovanni Papini, ce Léon Bloy italien, et le plus terrible pamphlétaire qui ait jamais glorifié le Christianisme.

Son Histoire du Christ tomba comme la foudre sur ma vie de désordres. Il m’aura été accordé à ce moment-là (et ce moment-là reste la sonde jetée dans l’abîme de toute existence humaine) de saisir la grandeur d’un trait de lumière à travers le Temps et l’Espace. Depuis tant d’années que je cherchais une source d’eau vive spirituelle, que je m’y abreuvai comme à une résurrection inattendue. Jamais l’aube d’un printemps ne fut plus douce à mon âme.

Ce que j’en aurai dévoré des « Vie de Jésus », depuis l’ennuyeuse Vie de N.-S. Jésus-Christ de Louis Veuillot jusqu’à la pitoyable chronique inventée par Renan avec sa bave de moine immonde. La plupart, émanant de catholiques notoires, sont écrites dans un style de bachelière et feront toujours les délices des dévots, des hypocrites et des allumeurs de cierges. Quelque chose de rance s’en exhale. Une prose filandreuse dégouline le long de ce mur de lieux communs. Je savais bien, en les lisant, à la lueur fumeuse d’un bec de gaz, dont l’ombre dessinait une croix sur le mur de mon grenier, que les auteurs de ces tristes ouvrages sont sincères mais qu’ils manquent totalement du feu qui fait éclater le génie. Ils écrivent mal et jamais leur « Vie de Jésus » ne pourra conquérir un artiste, un seul intellectuel, ceux-là même qui créent l’opinion et bouleversent le monde.

Personne ne pourrait dire quel mal de pareilles gloses auront causé à ma jeunesse. Les plus mauvais livres ne sont peut-être pas ceux qu’on a accoutumé de nous signaler. Des gros volumes écrits à l’eau bénite, le monde catholique en est rempli, et c’est précisément la sorte d’ouvrages qu’il ne faut pas présenter à des chrétiens qui possèdent encore le sens de la poésie et l’art d’écrire.

Quel est cet art ? Il s’adresse aux esprits clairs et il s’adresse surtout aux cœurs simples. Cet art, c’est la vie dans ce qu’elle garde de plus lumineux et de plus naturel, c’est la beauté sobre des Évangiles. Je n’en connais pas d’autres. Il n’existe pas de livre au monde, et assez génial, pour dépasser la perfection de ce monument. Or, la plupart des écrivailleurs catholiques, qui ont tenté d’aborder la vie de Jésus, se laissèrent emporter par un lyrisme de nonne, par un sentimentalisme bébête que devaient consacrer trois siècles de tâtonnements intellectuels. D’autres, pour le divertissement de cerveaux malades, s’épuisèrent dans la philologie, dans les commentaires et dans les lubies insupportables des annotateurs. On n’a pas su faire de l’art, c’est-à-dire parler simplement. On n’a pas su conquérir les cœurs. Depuis Jésus, la chrétienté, le monde catholique, le peuple catholique a faim de lumière et d’images suaves, mais sobres, mais vraies : on lui a servi de la poussière de bibliothèque et le fruit de recherches extravagantes. Tantôt, on lui offrait une éloquence d’encens et de mousseline ; tantôt, on le figeait dans le dogmatisme le plus détestable qu’on puisse imaginer. Rien d’étonnant que des intellectuels, appelés à régénérer une histoire, qui restera notre seule raison d’être, aient déserté l’église et l’Église, pour se tourner, assoiffés d’art, vers le style et les livres « écrits ».

Dans tout cœur humain sommeille la poésie, un rythme indéfinissable, tout aussi nécessaire à la vie quotidienne que l’air, la lumière et l’eau. Et Jésus le savait si bien qu’il eut recours à la parole et qu’il parla en effet le langage le plus poétique qu’il fut donné aux hommes d’entendre.

Ces vocables demeurent sur les lèvres des simples et ils ne s’effaceront plus, ainsi qu’une rosée éternelle étanche la soif du Pauvre et l’abreuvera d’un amour que ne connut et ne connaîtra jamais le riche (je n’ai pas dit « mauvais riche » ; j’écris : « le riche »).

Et parce que l’homme a besoin de poésie et d’une poésie simple, d’une parabole extrêmement lumineuse, l’homme n’a que faire de tout le reste qu’on appelle la littérature et qui n’est au fond qu’un gaspillage de science ou de verbe.

De toutes les « Vie de Jésus » que j’ai pu lire à un âge où la jeunesse s’abîme dans le péché, il en reste une que je respecte et que je relis encore ainsi qu’un Évangile : celle de Giovanni Papini.

Il est vrai que l’auteur du Crépuscule des Philosophes a voulu faire avant tout un ouvrage de polémique et qu’il a parfaitement réussi. Il suffit de lire des chapitres comme l’Excrément du Démon, la Pécheresse, Sueur et Sang et Vends Tout pour comprendre la portée d’une œuvre qui devait secouer le monde des lettres et le monde temporel. Le grand converti a fouetté avec une sainte colère les catholiques efféminés de notre temps. Papini ne peut concevoir le Christianisme (qui est et doit être tout amour) que sous la forme du pamphlet et que sous le signe du combat. Existe-t-il un plus grand symbole poussé à l’extrême qui égale Vérité ? L’ouvrage de Papini, fait pour le peuple, s’adresse d’abord aux belluaires et aux mendiants du Moyen Âge. C’est le tombeau en perpétuel état de résurrection. Les catholiques de mon temps consentiront-ils à s’y ensevelir ? J’en doute.

 

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Je viens de relire une autre « Vie de Jésus » que les bourgeois trouveront plus acceptable à tous les points de vue et que les gens du monde peuvent feuilleter sans éprouver des palpitations de cœur. Il s’agit de l’ouvrage de François Mauriac 1, auteur très lancé, académicien, celui-là et qui écrit à date fixe des romans tourmentés où les crises spirituelles tiennent toute la place. Pourquoi ne pas vous dire tout de suite que je n’aime pas beaucoup Mauriac, que sa façon d’analyser la vie en diagonale ou de nous présenter le choc de personnages, qui paraissent habiter la même maison depuis toujours, me déplaît énormément. Nous verrons cela tantôt.

Si je voulais me rendre insupportable à plusieurs adorateurs du grand romancier catholique, et qui ne l’ont lu qu’à moitié, ainsi que la chose se produit généralement, je relèverais sa dernière attitude au sujet de Jeunes Filles de Montherlant. Il est difficile d’oublier le coup vilain qu’il a porté à son confrère dans un article qui le déshonore 2.

C’est le sujet d’une polémique qui ne finira pas de sitôt. Je n’entends pas défendre Montherlant, dont l’œuvre franchement supérieure le place à un sommet que les envieux ne peuvent atteindre. D’autre côté, je n’approuve pas l’impitoyable Aragon lorsqu’il traite Mauriac de « sombre imbécile ».

Il reste que j’ai lu Mauriac parce qu’on l’a beaucoup commenté, et, en certains milieux, loué outre mesure. J’aurai vu ses romans traîner sur les plages, dans les dancings et jusque sur la table d’une prostituée. La pauvre fille cherchait-elle la conversion ou se complaisait-elle au spectacle du mal avec l’étalage de ses propres misères ? Voilà un sujet que devrait exploiter, dans un prochain roman, l’auteur du Fleuve de Feu.

Chose certaine, c’est qu’on a commencé de lire Mauriac parce qu’il était Mauriac ; puis, on a lu l’académicien un peu par habitude, beaucoup par respect ainsi qu’on a accoutumé de faire à l’égard de Bourget. Je ne serais pas surpris que dans vingt ans, l’auteur du Désert de l’Amour et du Nœud de Vipères passât définitivement dans le peuple à l’égal du père Hugo avec ses misérables Misérables et pour les mêmes raisons. François Mauriac deviendra l’idole des petites ouvrières et des bourgeois cossus. Vous verrez. Vous verrez qu’il sera un jour le Paul Féval des salles de billards et des maisons closes. Je connais des sorbonnards qui l’adulent aujourd’hui et qui le renieront alors avec bassesse. C’est là un sort que ne doit point envier Montherlant.

Je n’ambitionne pas ici la discussion sur la technique ingénieuse de Mauriac que tous les éditeurs parisiens, catholiques, juifs et autres s’entendent harmonieusement à lancer, pour des raisons qui n’ont rien à voir avec la littérature. Je ne parlerai pas non plus de son style « lyrique », « puissant » et « contenu 3 » ni de son goût prononcé pour la nature, qu’il mêle constamment à l’action et encore moins de sa rage de la satire, qu’il élève parfois jusqu’au sens critique le plus dangereux et le plus empoisonné.

C’est tomber dans le lieu commun que d’affirmer que Mauriac utilise tous les matériaux à la portée de sa main et de son incontestable talent. Il épuise tous les dons, vous le savez, mais ses romans ne sont pas de ceux qui me plaisent. Sur ce point je reste vieux jeu. Je n’admire que la technique et la composition d’un Balzac, d’un Flaubert, d’un Tolstoï et d’un Dostoïevski. Il me faut un commencement, un milieu et une fin. Il me semble que c’est la logique de toute destinée, de la nature et de la vie même. J’éprouve le besoin de connaître non pas seulement les personnages mais leur hérédité, et comme dirait Léon Daudet, leur mémoire héréditaire. Le problème du mal et du bien ne se joue pas seulement dans les arcanes de l’âme. Je sais bien que le décor, l’habitation, le vêtement, le cycle des saisons, la vie quotidienne et l’époque tout entière y sont pour beaucoup.

C’est avouer clairement que Mauriac, romancier, avec sa manie de vouloir renfermer une existence humaine dans un drame ou dans un seul cas de conscience, me fait détester la lumière. Chaque fois que je lis un de ses livres, où la hantise de la chair tient lieu de structure (ou de machination littéraire), j’ai l’impression d’entrer dans un laboratoire, où l’artiste fort savant pèsera, à l’aide de balances extrêmement sensibles, le beau péché et sa puissance d’attraction.

Si c’est là le rôle du romancier catholique, je conclus que Balzac a laissé une œuvre autrement admirable.

Certes, l’auteur de tant de livres d’aventures... spirituelles, qui font rêver les Emma Bovary, plus nombreuses de nos jours qu’en 1856, demeure un artiste, et pour plusieurs, un grand artiste, si on juge un art presque parfait, Fart de composer un roman dans la forme que l’on a trouvée soi-même et selon des règles personnelles nettement établies. Pourtant, le seul artiste que je découvre dans Mauriac, le seul en tout cas qui m’intéresse, c’est l’Artiste devant Dieu.

Je vous entretiendrai de celui-là. J’en parlerai avec d’autant plus d’aise que je viens de dire librement, et jusqu’à quel point, les romans de cet académicien, adulé des péronnelles et des sorbonnards, m’horripilent.

 

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Dans un essai que je juge supérieur, le signataire de Bonheur du Chrétien devait s’écrier : « Lorsque le Christ affirme qu’Il est une nourriture et qu’Il est la vie, Il l’est à la lettre, pour ton corps. »

Seul, un vrai catholique et un grand catholique peut parler de la sorte.

Il faut savoir dans quel milieu de droiture et de doctrine, et si intimement attaché à l’Église, grandit et vécut l’auteur de la Vie de Jésus. À lire certains de ses biographes et commentateurs, on croirait que le jeune François était destiné à la canonisation, quand on découvre qu’enfant, il dormait les mains en croix sur sa poitrine, étreignant les médailles bénites et le scapulaire du Mont-Carmel, et que plus tard, adolescent, il gardait une telle hantise du mal, qu’il ne pouvait s’empêcher d’agiter constamment la tête, de droite et de gauche, comme pour dire non au péché.

On relèverait ainsi dans son enfance plus d’un trait extraordinaire qui dénote une nature extrêmement sensible que le catholicisme poussait jusqu’au scrupule.

Catholique convaincu et pratiquant, il ne l’est pas à la façon d’un Léon Bloy, mystique et vociférateur ou d’un Papini, renfrogné et pamphlétaire, ni même d’un Chesterton, converti et apologiste, mais il l’est à la manière de tout bon bourgeois catholique qui, au banc d’œuvre, se tient droit comme un cierge, possédant en plus, il va sans dire (et tant mieux pour lui !), une vision du surnaturel et une connaissance du Christ qui échappent d’ordinaire aux quatre-cinquièmes des catholiques d’à-présent.

Quand un homme s’écrie dans un moment de profonde méditation : « L’œuvre des œuvres, c’est une vie purifiée et sainte », on peut en conclure que s’il ne se trouve pas sur la voie de la grâce et de l’état purement mystique, il n’en demeure pas très éloigné. Malheureusement, l’écrivain a des livres à vendre et c’est ce qui le tiendra hors de l’Extase. Ce n’est pas le cas de Léon Bloy, qui mourut dans la misère et traversa la Porte des Humbles, en portant comme une couronne éternelle son horreur instinctive de l’Argent. Ce n’est pas le cas non plus d’un Papini qui, après avoir signé son admirable Histoire du Christ, alla respirer la paix et la solitude sur un coin perdu du globe, où des reporters de Londres, de Paris et de New-York le cherchent encore en vain.

Il ne m’appartient pas de juger pour le moment ces trois écrivains catholiques, mais je sais bien lequel des trois est resté le plus près du Christ. Je sais bien lequel des trois n’a pas dormi au Mont-des-Oliviers.

Mauriac se devait quand même, avec sa sensibilité d’artiste, de glorifier Jésus et de raconter aux hommes de son temps une histoire qui vivra, tant que battra sur la terre un cœur malheureux. Ceux qui, comme moi, l’ont lu, la plume à la main, malgré l’amertume et la déception que devaient susciter plusieurs de ses romans, auront deviné tout de suite qu’il s’acheminait vers la Lumière et vers la Vérité. On n’écrit pas en vain des essais absolument catholiques et tout imprégnés encore de l’encens des autels, comme Bonheur et souffrances du chrétien, Divagations sur Saint-Sulpice, Jeudi-Saint et Pèlerine, sans éprouver un violent désir de raconter l’histoire extraordinaire et à la fois si simple d’un Homme qui est Dieu.

 

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Autant Papini appartient à la polémique avec son livre et avec son instinct si naturel de recourir constamment à des violences de langage, autant Mauriac utilise la modération, l’art de convaincre en douceur, ne négligeant aucune ressource qui lui permette d’exposer des faits, desquels une conclusion terrible s’impose. Papini, c’est le disciple du Christ marchant dans la nuit au bord d’un lac en tempête. Mauriac, c’est le bon camarade des clairs matins et qui monte gaiement pour les fêtes à Jérusalem. Il demeure un exégète savoureux d’une essence particulière, un artiste raffiné, taillant avec patience des images simples, tandis que le pamphlétaire italien va peindre à grandes fresques et ne peut se retenir de sabrer son âme et le monde.

On pourra dire que toute la technique ingénieuse des romans de Mauriac et que toutes les qualités qui caractérisent le psychologue, le sondeur d’âmes, et le dramatique, Mauriac les aura apportées dans la composition de sa Vie de Jésus, laissant de côté, avec un esprit ou avec un courage que je ne m’explique pas encore, des préciosités de style, une trame invraisemblable et des « cousus de fil blanc » qui détériorent la moitié de son œuvre romanesque.

Je n’hésite pas à rendre tout de suite ce témoignage à Mauriac qu’il se révèle enfin un artiste en pleine possession de son talent et de son métier d’écrivain. Il a réussi à atteindre un sommet qu’on ne pouvait pas prévoir chez un auteur qui tient pour intelligente la manie de tout compliquer. Il parle enfin un langage simple et il expose le plus naturellement du monde les faits les plus renversants.

Ceux qui connaissent à fond les Évangiles et qui ont fait de cette œuvre géniale leur livre de chevet, pour rappeler une image chère à plusieurs (et même à Mauriac), s’étonneront de la lumière qu’apporte l’auteur dans ses commentaires et du charme qui se dégage de scènes vécues, où Dieu fait Homme nous parle, ainsi qu’un simple villageois dans l’or mouvant d’un crépuscule d’été.

Certes, Mauriac a eu recours aux Évangiles en citant les paroles de Jésus, mais avec le souci constant de les rattacher à notre pauvre existence. Les commentaires qu’il en tire demeurent d’une sobriété brûlante. Nous vivons dans un décor familier, et la présence parfois dure et brutale, toujours si captivante, parce que faite d’amour, de cet Homme extraordinaire, nous émeut jusqu’au fond de l’âme. Il semble que tout cela ne respire que d’hier et que nous avons nous-mêmes assisté aux scènes les plus dramatiques de la vie du charpentier Ieschou.

C’est le secret de l’artiste de rendre le drame vivant et de nous faire voir la personne réelle du Christ en chair et en os. On peut le toucher. Que nous sommes loin des livres de savants, des tomes poussiéreux où la figure de l’Homme-Dieu n’apparaît plus !

Dès les premières pages de son livre, Mauriac usera d’un procédé d’écriture que seul un artiste pouvait trouver. Il emploiera une image continue, qu’il conservera jusqu’à la fin du volume, comparant à un incendie le besoin qu’éprouvait Jésus de prêcher. « Ah ! écrit l’auteur, qu’il lui tarde d’entendre crépiter les premières brindilles de cet incendie qu’il a reçu mission d’allumer. » Un peu plus loin, on découvre : « Le lendemain, l’incendie s’étend, gagne encore Philippe, un homme de Betsaïda, un pêcheur du lac de Tibériade, comme étaient André et Pierre. » Un peu plus loin encore : « Une flèche de soleil traverse un tesson parmi les ordures, et la flamme jaillit, et toute la forêt s’embrase. »

Il faut lire la scène de la rencontre de la Samaritaine et du Sauveur du monde. Jamais incendie ne fut plus beau, et jamais écrivain ne trouva une image plus saisissante. « La Samaritaine demeura pétrifiée, écrit Mauriac, jusqu’à ce qu’elle eût entendu ceux qui étaient avec cet homme et qui approchaient. Alors elle se mit à courir, comme un être dont les vêtements ont pris feu, entra dans Sichar, ameuta les gens ; elle criait : Venez voir un homme qui m’a dit tout ce que j’ai fait. »

Je ne sais rien de plus beau dans la littérature française contemporaine. J’ai compris jusqu’où pouvait monter un écrivain de talent. Un tel trait me poignarda au cœur. Je fermai le livre. J’avais peur. Je ne sais pas pourquoi, mais j’avais peur. Je craignais de me retrouver plus loin en face de l’Humain et de la Vérité. Ô sortilèges de l’Art, ô Magie de l’image ! Il faut pourtant y revenir.

 

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Je l’ai dit souvent et je le répète. Pour écrire une grande œuvre, il ne suffit pas seulement de la pensée et de la foi. Il faut le style. C’est là une qualité souveraine et qui fait presque toute la puissance de la Vie de Jésus de Mauriac.

On enseigne trop volontiers chez nous que le fond d’un ouvrage est l’essentiel et que la forme ne compte pas ou prou. C’est bien mal instruire des élèves qui n’ont aucune idée de ce que peut être une image et de ce que doit être l’incendie dans toute son admirable puissance.

Je sais bien que Mauriac considère le style comme un moyen et non comme un but. N’empêche qu’il lui assigne un rôle capital. Il est trop artiste et trop éclectique pour ne pas savoir qu’une belle forme fera bien passer les idées. Aussi, dans sa Vie de Jésus, plus que partout ailleurs, l’écrivain se montre d’une souplesse et d’une sobriété étonnantes. Il vibre avec intensité ; on sent qu’il veut nous communiquer sa fièvre, mais toujours il reste clair, rapide, elliptique. Il atteint parfois au plus beau lyrisme, et certains paragraphes passeront à l’histoire ainsi que des modèles de l’éloquence oratoire la plus pathétique. Sa culture profonde lui assure une justesse du terme qu’on rencontre rarement chez les meilleurs écrivains d’aujourd’hui. Il va rompre l’harmonie d’une phrase pour le seul plaisir de fixer une concision ou un raccourci saisissant. On s’explique que ses maîtres soient Pascal, Barrès, un peu Bossuet, beaucoup Montaigne et qu’ils le soient restés.

L’auteur des Mains Jointes et de l’Adieu à l’Adolescence retrouve ici les accents d’une poésie profonde qui ne peut plus mourir. Il demeure essentiellement poète. Et comme alors les images coulent sous sa plume ! Je sais bien que tout cela n’est pas facile et que c’est plutôt le fruit d’un patient labeur. Je pourrais les citer par centaines, dans la Vie de Jésus, les images qui font la lumière et le drame. Les exemples de style purement poétique ne manquent pas. Comment aimez-vous : « Je songe à ces feux d’herbes dont la fumée demeure immobile sur la campagne dans ces soirs d’été où il n’y a pas un souffle. » Et ceci : « Eux, regardaient en tremblant cet homme debout, aux cheveux pleins de vent. » Et cette douceur mélancolique qui me rappelle le plus beau Flaubert : « Car le monde finit pour chacun de nous, au jour de notre mort. Et c’est vrai d’une vérité individuelle, qu’aucun de nous ne sait ni le jour ni l’heure où le soleil s’éteindra pour lui, où la lune aura fini de baigner les charmilles de son enfance, où les étoiles se perdront tout à la fois dans l’immense ténèbre qui se refermera sur lui. »

Que je voudrais citer encore la page merveilleuse consacrée au reniement de Pierre et qui commence ainsi : « Pierre terrifié, protestait, jurait avec serment qu’il ne connaissait pas cet homme (...). Le ciel pâlissait. Un coq, de nouveau, chanta, etc. »

De tels passages disent assez la puissance d’un style que le bon ouvrier maîtrise. Une pareille prose, si nuancée, si classique et si française, explique que nous relisions cette Vie de Jésus.

 

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Tout cela est très beau, j’en conviens. Il reste la doctrine qu’il ne faut pas oublier. Si Mauriac nous présente un Dieu qui est tout amour, il nous montre aussi un Dieu qui est toute justice. Et c’est là précisément où commence le drame. Et c’est encore ce qui ennuie, ce qui embête énormément les catholiques tièdes, les catholiques endormis, avachis, incapables de regarder le Christ en face et de voir les choses telles qu’elles furent et telles qu’elles seront jusqu’à la fin des temps.

Parce qu’il y aura toujours des Judas au sein même de l’Église, Mauriac se devait de ne pas trahir la vérité et de nous peindre dans toute son horreur le Judas de ce temps-là. Je ne connais pas de création plus géniale. Le personnage le mieux réussi des romans de Mauriac ne pourrait être comparé à celui-là. C’est la nature humaine dans ce qu’elle garde de plus vif, de plus bas, de plus astucieux et de plus calculateur. Que j’en connais dans ma vie ! Remarquez que Mauriac nous montre un Judas capable de souplesse intellectuelle et parfois même d’une certaine générosité. Il aimait Jésus à sa façon. Pour lui, son attachement au Sauveur du monde représente une affaire susceptible de lui profiter. Soudain, il se rend compte qu’elle peut le perdre, lui et ses petites entreprises commerciales. Il se dit que Jésus manque de bon sens et qu’il court des risques, et en bon petit juif qu’il est, il ne pardonne pas au Maître le secret de ses miracles.

Faites attention : je vais dire une énormité. Je suis certain que Mauriac, en nous montrant un tel Judas, a voulu stigmatiser les « bons » catholiques d’aujourd’hui. Je comprends qu’il ait appuyé sur le sujet avec tant de force et qu’il ait eu recours à la puissance de sa pensée et de son style. Les Judas qui le liront se verront marqués au fer rouge et seront secoués d’une peur indicible.

Il est difficile d’oublier aussi le portrait de Pilate et davantage celui de Marie, Mère de Dieu, que l’auteur suit pas à pas et semble entourer d’un amour éperdu. Et le paralytique ? Et le lépreux ? Et la Samaritaine ? Et la pécheresse ? Et les docteurs au temple ? Mais ce que je préfère encore, comme raison et comme écriture, c’est le chapitre intitulé : Les changeurs chassés du temple. On y voit un Jésus « haletant, la figure furieuse et ruisselante » qui, après avoir chassé les trafiquants, « reste là, frémit encore, avec ce paquet de cordes dans son poing serré ».

À vrai dire, Papini, au chapitre de l’Argent, se montre plus sévère, plus brutal, plus implacable. Il nous fait voir un Christ comme je l’aime et comme tout catholique doit se le représenter. Mauriac y met une certaine commisération et quelques accommodements. Vous aurez deviné pourquoi.

 

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Voilà la Vie de Jésus telle que racontée par un des écrivains français les plus célèbres d’aujourd’hui. Afin qu’on ne se méprenne pas sur mes intentions et sur ma méthode très « pamphlétaire » d’analyser un ouvrage sérieux, je me suis donné la peine de le lire la plume à la main. J’ai pu me tromper. J’ai tâché de rendre justice à un littérateur que je n’aime pas. Son livre reste pour moi le meilleur de son œuvre, pourtant si volumineuse. Mais il n’est pas supérieur à l’Histoire du Christ de Papini. Loin de là. Vous me direz que c’est affaire de tempérament- et de culture. Soit ! J’ai mon tempérament et j’ai ma culture, qui n’en est peut-être pas une aux yeux de plusieurs, mais je peux me rendre au moins le mérite d’être sincère et de dire franchement ce que je pense. Je n’ambitionne pas d’autre gloire.

 

 

VALDOMBRE.

 

Paru dans Les Pamphlets

de Valdombre en 1936.

 

 

 

 

 



1 Vie de Jésus, Flammarion, éditeurs, Paris. Je ne m’explique pas que l’écrivain catholique ait choisi cet éditeur, fort connu pour son empressement à répandre dans le monde des histoires plus ou moins sales ou des livres médiocres. Il n’était pas nécessaire non plus de courir chez Mame, Dévots & Fils. Il doit y avoir à Paris d’autres éditeurs catholiques et qui crèvent peut-être de misère au fond d’une cave. L’occasion était belle pour Mauriac de prouver qu’il est chrétien. Mais...

2 Voir dans Gringoire du 31 juillet 1936, l’article intitulé : le Cas Montherlant où, entre autres saletés, Mauriac écrit : « Montherlant, qui n’a jamais su parler que de lui-même, a très vite compris que sur ce plan, le cynisme était la condition du succès. De l’audace, toujours de l’audace ! Le cynisme est un gage d’immortalité. D’ailleurs, il ne dépend pas de Montherlant de choisir une autre voie : il n’a rien à dire, s’il ne livre le pire de lui-même ; rien à montrer, s’il ne s’exhibe pas. »

Vous admettrez qu’il est difficile d’être plus injuste et, disons le mot, plus « cochon » à l’endroit d’un grand écrivain français et qui a toujours placé l’Art au-dessus des misères humaines. C’est à croire que Mauriac est un envieux de la pire espèce.

Tout s’explique, du reste, quand on sait que l’ombrageux académicien fit campagne et vota contre Montherlant lorsqu’il fut question de décerner à celui-ci, le Grand Prix de Littérature. L’auteur de Souffrances du Chrétien craint-il que l’auteur de Jeunes Filles pose sa candidature à l’Académie ? Il se trompe. Car Montherlant n’a-t-il pas déclaré lui-même avec beaucoup d’esprit : « Je ne fais pas une carrière, mais une œuvre. »

Et voilà toute la différence qui existe entre les deux hommes.

3 Jean Morienval dans l’Histoire illustrée de la littérature catholique en France de 1870 à nos jours.

 

 

 

 

 

 

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