S’agirait-il d’un chef-d’œuvre ?
par
VALDOMBRE
Mes lecteurs savent combien j’adore la littérature canadienne et que depuis le berceau, je n’ai jamais manqué une occasion de louanger les bas bleus, même les demoiselles un peu boulottes qui nous donnent la fessée, de m’abrutir d’admiration devant nos poètes et nos raconteux d’histoires et de me plonger enfin dans la lecture des critiques comme en un puits de fraîcheur et d’érudition.
Cet engouement systématique m’a valu des amitiés précieuses, une existence de tout repos, vécue, comme chacun sait, au milieu des roses, de jouissances sans nom et de revenus considérables comme jamais n’en connaîtront les propriétaires de « petits journaux » sustentés de plagiats, de jaunisme ou de jaunisse et de photos cochonnes, ce qui ne devrait pas déplaire à certains directeurs-gérants qui se spécialisent, de leur côté, dans l’annonce des films licencieux.
Je n’ambitionne certes pas la gloire de M. Maurice Hébert, qui préférerait mourir plutôt que de dire du mal d’un auteur canayen. Je n’irai pas davantage sur les brisées d’un certain petit libre penseur amoral, converti pour la circonstance et pour la durée d’une saison, en apologiste de la littérature religieuse et qui, chaque semaine, découvre un nouveau génie dans les ordres réguliers, ce qui lui donne une bouchée de pain et ses entrées dans le journalisme rémunérateur, mais je persiste quand même dans la voie de la modération et des louanges.
Après avoir dit tant de bien de notre glorieuse littérature, l’heure est venue d’en écrire un peu de mal et c’est ce que je ne manquerai pas de faire au sujet d’un livre que je juge tout de suite un véritable scandale et qui vaudra certainement à son auteur d’être livré aux Enfers.
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Je garde de mon enfance des souvenirs qui me font aimer la vie, le soleil et la nature. Parmi les plaisirs de ce temps-là, il en est un que je ne peux pas oublier et que je voudrais bien revivre dans toute son ardeur. Voici. Au printemps, à l’aurore d’un matin blond, quand on pouvait entendre d’infiniment loin la délivrance des eaux et le grondement des chutes, je faisais l’école buissonnière. Je courais dans les coulées et dans les ravins en passant par chez Paulette pour me rendre jusqu’à la Rivière-aux-Mulets qui me procurerait le plus saisissant des spectacles : la drave.
La drave ! Ce vocable sonore, sorti tout chaud de la bouche d’un défricheur orgueilleux et poète, évoque en mon cœur des tableaux de lumière, de labeur et de blasphèmes qui grandissent un passé qui ne peut pas mourir.
Je revois toujours les eaux mugissantes, pleines de baves et de copeaux, roulant comme un tonnerre les milliers de billots qui se précipitaient, de-ci de-là, ou qui glissaient tranquillement le long des rives pour se tasser ensuite dans les Rapides du Diable, formant une jamme plus haute que les terres et sur laquelle chantait, vainqueur, l’Alexis des grands jours.
Je les revois tous, les draveurs héroïques de mon pays et de ce temps-là, les Groulx, les nicher, les Lamoureux, les Valiquette, les Legault, des hommes, des Canadiens qui savaient se tenir debout aussi bien sur un billot que dans la vie.
Pouvait-il exister pour moi plus grandes délices que de manger sous la tente avec ces hommes rudes et si bons, si originaux encore que le moindre de leurs gestes vaut à lui seul toute l’existence d’aujourd’hui ? L’odeur des fèves au lard, que préparait le père Jos en chantonnant la complainte de la Belle Malhurée, me remonte aux narines pour me faire maudire le présent et regretter l’absence d’un passé de misère et de liberté.
La drave, les draveurs ! Ah ! les beaux mots de la langue canadienne, les seuls peut-être qui traverseront les siècles et qui demeurent notre seul espoir au seuil des plus humiliantes défaites. Mais c’est toute mon enfance cela, et l’école buissonnière m’aura procuré des joies si intenses, que j’en vibre encore à trente-cinq ans de distance. Comment ne pardonnerais-je pas à mon pauvre père les dures fessées que me valait mon goût des grands spectacles en plein air où passent, sautent et rebondissent des hommes rouges et barbares dans la lumière mobile des printemps d’autrefois ?
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Tous ces souvenirs et toute l’épopée, dans ce qu’elle garde de plus réaliste, me reviennent à la lecture d’un livre poignant, d’un grand livre qui s’appelle Menaud, Maître-Draveur. L’auteur ? Un inconnu dans nos lettres. Un écrivain qui n’appartient à aucune école littéraire, qui ne barbouille pas les gazettes, un homme qui ne recherche pas la publicité, les décorations et qui n’aura jamais l’honneur de franchir le porche de la Société Royale du Canada pour la raison bien simple qu’il est un créateur d’atmosphères, de personnages vivants et de mots qui portent un sens.
L’abbé Félix-Antoine Savard (c’est son nom) est curé de Clermont, près de La Malbaie. Il enseigna la rhétorique au Séminaire de Chicoutimi pour apprendre à écrire un jour sans rhétorique. Et ce jour-là, c’est Menaud, Maître-Draveur.
Avec une patience d’artiste qui sait où il va et qui sait davantage pourquoi il écrit, l’abbé Savard retrace en soi l’homme second qui provoquera une inspiration à nulle autre pareille. Et que trouve-t-il ? L’histoire d’un homme d’aujourd’hui, quand la drave fait éclater les digues et les cœurs, oui certainement, dans un pays que l’auteur connaît à fond et qui servit de décor à son enfance.
L’abbé Savard ne pouvait pas ne pas écrire ce livre. Un malaise l’envahissait. Le poids de la mémoire héréditaire l’accablait. Il fallait qu’il s’en déchargeât. Léon Daudet a lumineusement expliqué l’existence de l’aura sur l’écrivain tout comme l’ambiance et que des critiques arriérés appellent encore l’inspiration.
Dès les premières lignes de ce roman (car c’en est un et selon les règles acceptées depuis toujours), on sent que l’auteur l’a longtemps porté dans sa tête et dans son cœur ainsi qu’une image dont l’or patiné, usé par les ans, se confond aux souvenirs les plus précis.
Autant Flaubert pouvait dire avec raison : « Madame Bovary, c’est moi » ; autant l’abbé Savard pourra répéter : « Menaud, le draveur, Marie, la forêt, le Délié, les chutes qui grondent, la température de l’air, sa couleur, l’ambiance de ce temps-là, c’est moi. »
Car il faut bien entendre que si même l’action du récit semble se passer de nos jours, du fait que le livre débute par le souvenir de la page que Louis Hémon consacra à la voix qu’entendait Marie Chapdelaine, psalmodiant le « Nous sommes venus, il y a trois cents ans et nous sommes restés », Menaud date d’une époque plus éloignée, quand il y avait des vrais draveurs et que le pays du Saguenay et de Chicoutimi vivait exclusivement de l’industrie forestière.
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Le récit s’ouvre sur un tableau d’un réalisme cru comme une toile de Greuze :
Menaud était assis à sa fenêtre et replié sur lui-même, son doigt encerclant l’éternel bauquin de pipe.
Et, tandis qu’autour, comme une couverture qu’une femme étale sur un lit, s’allongeait la grande paix dorée du soir, il écoutait les paroles miraculeuses :
« Nous sommes venus il y a trois cents ans et nous sommes restés... »
Et sa fille Marie continuera la lecture jusqu’à ce que le vieux draveur enfin las et le cœur rongé d’amertume lui dise : « Assez ! » car tous les souvenirs d’un passé rude comme nos hivers revenaient le tourmenter et lui faire sentir la présence de l’étranger sur un sol qu’il avait défriché et labouré de toutes ses peines.
Ainsi que tous les défricheurs du Saguenay, de Chicoutimi aussi bien que des Laurentides au nord de Montréal, Menaud allait aux chantiers l’hiver, faisait la drave le printemps puis revenait trimer sur sa terre ingrate qui ne rendait point.
Mais le vagabond s’enracinait mal au sol. Il détestait la terre à cause de sa monotonie et de sa couleur jaune. Les forêts mystérieuses, les rivières éclatantes et les draves sonores comme un chant de liberté parlaient à son cœur un autre langage. Le vieux aimait l’aventure, le risque, le danger. Il avait gardé de ses ancêtres, chasseurs, trappeurs, coureurs des bois toutes les qualités et tous les éléments qui créent le vrai draveur. Il était profondément poète. Il était profondément humain.
L’abbé Savard aura vu tout de suite comme Louis Hémon que le peuple paysan canadien-français, issu directement de France, se divise en deux catégories : des voyageurs et des propriétaires terriens. Autant ceux-ci restent attachés à un carré de labour, autant les autres recherchent dans l’aventure leurs moyens de subsistance et ce je ne sais quoi qui chante dans leur âme et qu’ils ne parviennent pas à satisfaire.
Veuf depuis quelques années, Menaud vivait seul avec sa fille Marie et son fils Joson. Et l’artiste d’en tracer en quelques lignes un portrait saisissant :
L’homme était beau à voir. Droit et fort malgré la soixantaine. La vie dure avait décharné à fond son visage, y creusant des rigoles et des rides de misère, et le colorant des mêmes ocres et des mêmes gris que les maisons, les rochers et les labours de Mainsal.
La vie dure ! Elle lui avait fait une âme sage, donné le goût des choses calmes, profondes, d’où sa pensée sortait peu. On sentait bien à l’entendre, cette virilité que forment le seul travail et la nature austère. Il racontait ses passages d’un parler simple, en long, triste souvent. Mais parfois aussi sous la surface tranquille, on devinait une passion sauvage pour la liberté ; et, tel un fleuve de printemps, à pleine mesure d’âme, l’amour de son pays.
L’auteur veut bien dire que l’atavisme reprenant le dessus, son héros ne pouvait se défendre de regagner la forêt et les rivières. Et c’est là une excellente raison d’être de ce livre et du drame qui va suivre.
« Ces gens sont d’une race qui ne sait mourir. »
Des hommes de la compagnie viennent chercher le vieux maître-draveur. On a besoin de ses services. Malgré sa haine de l’étranger qui pille tout le bois, n’écoutant que l’appel de la forêt et ne pouvant plus supporter le fardeau de sa mémoire héréditaire, il décide de partir pour la rivière Noire où se fera la drave.
Et le romancier de peindre à grands coups une admirable fresque. Spectacle inoubliable que seuls pourront saisir ceux qui l’ont vu dans la réalité. On découvre clairement que l’abbé Savard procède d’après l’observation directe et que ses souvenirs d’enfance lui servent admirablement, comme s’il eût travaillé sur place.
Cette description de la drave est une des plus passionnantes du roman. Elle comprend soixante-dix pages et nous n’éprouvons qu’un regret : celui de ne pas voir se prolonger une aussi belle peinture. L’écrivain se révèle ici un réaliste à la manière de Giono. Pas un trait ne lui échappe, pas une couleur, pas un son. Et chose inattendue, et chose profondément artiste, c’est qu’il va y introduire le drame de la noyade de Joson :
Une clameur s’éleva !
Tous les hommes et toutes les gaffes se figèrent, immobiles... Ainsi les longues quenouilles sèches avant le frisson glacé de l’automne.
Joson, sur la queue de l’embâcle, était emporté là-bas...
Il n’avait pu sauter à temps.
Menaud se leva glacé. Devant lui hurlait la rivière...
Le vieux draveur sait par expérience que son fils est perdu, que l’embâcle va l’emporter et qu’il n’y a pas de force au monde capable d’empêcher la catastrophe de se produire. Les hommes quand même vont tenter de sauver le pauvre Joson, l’espoir de la famille, le draveur de demain qui finira peut-être par mater l’étranger en le boutant hors des forêts françaises.
Vous verrez un Alexis n’écoutant que son cœur et se précipiter dans le remous, au bord duquel avait calé Joson. Une lutte d’enfer s’engage. Peines inutiles, efforts perdus, le fils s’est noyé.
Alors arriva Menaud, la paupière basse sur la vision de l’enfant disparu. Et les hommes s’écartèrent devant cette ruine humaine qui descendait en se cognant aux bords du sentier.
Il demanda : « L’avez-vous ? » ; se fit indiquer l’endroit de plonge, regarda les mailles du courant et dit :
« Il est là ! »
Il prit sa gaffe, fit immobiliser une barque en bordure du remous et se mit à sonder, manœuvrant le crochet de fer avec d’infinies tendresses.
Que cela est déchirant, que cela est vrai, que cela est vu ! Un seul trait de cette qualité révèle un grand artiste, un peintre incomparable de la vie et de ses douleurs les plus profondes. Jamais encore dans la littérature canadienne, un écrivain n’atteignit ce sommet.
Avec un scrupule qui l’honore, avec une précision dans les détails qui nous bouleverse, l’abbé Savard a décrit là une noyade digne des plus belles pages d’anthologie. Et jusqu’à la fin de cette peinture, il gardera une maîtrise de soi. Après des heures de recherches, on a enfin trouvé le corps. On va le porter chez le vieux draveur et « à travers les broussailles et les flaques d’eau rousse, le cortège s’en venait comme une chose qui aurait eu peur d’approcher ». Et enfin :
Devant la maison, la voiture s’arrêta sec.
Alors un cri déchirant ébranla les murs et tout le silence de Mainsal.
La sœur de Joson sortit... se retourna contre le chambranle, et son cœur se mit à battre comme un marteau funèbre annonçant l’entrée de la mort.
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La seule peinture de la drave et le drame qui s’en suivit constitueraient une nouvelle admirable, ramassée, saisissante et définitive. Mais l’auteur avait conçu un roman et il ne pouvait pas s’arrêter au bord de la vie.
Car une existence de draveur, de défricheur, de paysan, une pareille existence, si vide soit-elle, reste encore de la vie intense, pleine d’ardeur et qui suscite des évènements et des drames que ne saurait éviter un romancier véritable. Aussi, l’auteur de Menaud ne s’arrête point à une simple nouvelle. Il a voulu créer de la vie, créer une atmosphère et il a réussi.
Et c’était extrêmement difficile.
Si de tous les types humains à décrire, le paysan est celui qui échappe le plus à l’œil de l’observateur et celui qui offre le moins de prise au psychologue, le draveur, doublé d’un aventurier, demeure de même presque insaisissable et l’auteur courait grand risque de défaillir là, où surtout il fallait beaucoup d’habileté.
Une délicieuse idylle d’amour va se dérouler dans ce milieu solitaire où les âmes peuvent s’analyser en toute quiétude et qui, peut-être précisément à cause de cette raison, n’osent pas approfondir les sentiments et les passions. Elles les subissent.
Je laisse à mes lecteurs le plaisir de connaître ce qu’il advint de Marie, de Joson, d’Alexis et du Délié, surnommé le Carcajou, « depuis que, d’aguet, Menaud l’avait surpris dans ses collets de chasse, depuis qu’entre chien et loup, il avait cru le voir s’insinuer dans les embarras des clôtures et rôder autour de ses granges ».
On apprend, d’ailleurs, qu’il est vendu à l’étranger et qu’il a un cœur de chien. Menaud n’aime pas ce gars-là et lorsqu’il viendra lui demander la main de sa fille, le vieux draveur le chassera brutalement. De là une querelle terrible éclatera entre le Délié et Alexis. Ils en viennent aux coups, et la jalousie dominant les cœurs, Alexis est abandonné presque mort au fond d’un ravin.
Une belle figure se dégage de ce drame en forêt : celle de Marie. Jamais encore écrivain canadien-français n’avait analysé avec une telle délicatesse de sentiments et de profonde psychologie le cœur féminin. La fille du maître-draveur reste aussi vivante et aussi vraie que Maria Chapdelaine. Je ne serais pas surpris qu’elle passât au premier plan des personnages de notre littérature.
Le romancier ne lui donne pas un rôle à remplir. Il la laisse vivre plutôt et respirer, et souffrir devant nous avec toute la grandeur de son cœur simple et avec son amour d’une patrie sauvagement défendue et qui passera quand même aux mains de l’étranger. Un souffle tragique traverse l’âme de cette Marie qui s’abandonne à l’espoir de connaître le bonheur et qui, en secret, adore Alexis.
L’abbé Savard a écrit là des pages poignantes et il a trouvé des accents d’autant plus sincères qu’il les exprime dans une langue claire, agreste et naturelle comme le chant de l’alouette.
Le Délié, cependant, n’oublie pas son amour. Il avait bien dit que « les étrangers auraient le domaine et que lui, il en aurait la garde avec de bonnes gages. » Marie, surprise, avait promis : « Passé les récoltes. »
Puis, il arriva un jour, où :
Elle regarda les avoines, toutes épiées, dont le guillochis frémissait dans le vent, tiges légères qui portaient son sort et que, pour la première fois de sa vie, elle aurait peur de voir mûrir.
C’est bien là un art de créer un épisode tragique avec les mots les plus simples. Et c’est, du reste, tout le secret de l’auteur de Menaud.
Vous pourrez en juger encore par la description du feu de forêt 1 et par sa peinture de l’hiver, un hiver canadien, brutal, dur, éternel et comme jamais Louis Hémon n’en aura vu de semblable.
Il faut avoir vécu en pleine nature et dans les forêts reculées pour saisir toute la beauté réaliste des descriptions que l’auteur a pleinement réussies avec une patience et avec un talent qu’on n’atteindra pas de sitôt, j’ai bien peur.
Il nous apparaît comme faisant partie du décor et il ne semble agir que pour l’interprétation de sentiments et de visions que des esprits supérieurs n’eussent jamais imaginés.
Et c’est ainsi que l’intérêt va grandissant presque sans faiblesses jusqu’à la fin du volume, alors que nous assistons à la folie du vieux draveur qui, ne pouvant se consoler de la mort de son fils et voyant s’éparpiller le patrimoine des anciens, ne cesse de crier : « Des étrangers sont venus ! Des étrangers sont venus ! »
Alors, lentement, au milieu des hommes qui se passaient la main sur le front contre le frôlement de cette démence, le vieil ami de la terre, Josime, prononça : « C’est pas une folie comme une autre ! Ça me dit à moi que c’est un avertissement. »
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Et voilà la fin logique d’un récit âpre, dur, traversé ici et là de rayons de soleil et qui veut être avant tout une peinture de caractère. L’auteur cherche dans les humbles, non pas seulement la poésie cachée, mais la réalité absolue, souvent triste et si déprimante parfois. Il veut être vrai et sa conscience d’artiste ne le trompe pas.
Et si Menaud fait la part généreuse à l’observation directe, il se distingue aussi fortement par une imagination débordante qui donne de l’ampleur aux mouvements des groupes, comme dans la drave, par exemple, ou encore dans le feu de forêt.
L’abbé Savard ne peut tout de même pas se défendre d’un peu de pitié lorsqu’il se penche sur ses personnages, si pauvres, si humbles, draveurs d’une existence de misère, de dangers et de sacrifices. Une grande sensibilité pèse de tout son poids sur cette histoire qu’on n’écrira pas deux fois. Vous le verrez s’attendrir sur la douleur de Menaud puis sur les lèvres de Marie. C’est ce que j’appelle communier avec les âmes et avec la vie.
Pourtant, pourtant, et c’est ici que l’on découvre le romancier véritable, jamais sa vision nette des choses ne sera troublée par le souci constant de dresser une théorie philosophique ou littéraire (ainsi qu’il advint à Giono et à Ramuz) ni d’établir une thèse à la mode de 1890. Il est vrai que Menaud éprouve de la crainte à la seule pensée que les immenses richesses forestières qui l’entourent passeront bientôt en des mains étrangères et barbares (même si ce sont des mains d’Anglais, surtout si ce sont des mains d’Anglais) ; cette crainte, dis-je, revient comme un leitmotiv tout le long de l’ouvrage, mais c’est précisément là l’axe du poème et sans lequel l’auteur eût été incapable d’écrire une seule ligne.
Certes, son roman ne nous fait voir que des draveurs, des coureurs de bois et des colons. Il faut reconnaître tout de suite que ces gens-là appartiennent à leur coin de terre et que leurs particularités dans les mœurs, dans le langage et jusque dans leurs méthodes de travail suffisent à les différencier des autres, des draveurs de mon pays, par exemple, où ils ne portent pas le même costume, où ils ne parlent pas la même langue, où ils diront « jamme » pour « embâcle » et où le dialecte d’ordinaire est haché de mots anglais et américains.
Et c’est précisément ce qui donne tant de relief au roman de l’abbé Savard. C’est beaucoup ; c’est énorme, quand on sait que les romans paysans ou gens de la terre et des bois tendent vers une uniformité monotone. Ici, l’auteur a su éviter un écueil redoutable en diversifiant les détails et les traits les plus caractéristiques. On s’explique après cela que son roman ou sa succession de drames ne se passe pas ailleurs que dans le pays où l’a fait naître l’auteur et où il devait si bien l’observer.
Là, où tant d’écrivains eussent lamentablement échoué, l’abbé Savard triomphe. Et j’aime mieux le lui dire tout de suite plutôt que dans dix ans, lorsque tous les décorés d’académies, les éditeurs, les critiques officiels, arrivistes et arrivés s’agenouilleront devant sa personne.
En janvier 1936, au grand scandale de mes amis, les Québécois, je déclarais dans une conférence 2 :
Les sujets ne manquent pas chez nous. De grâce, qu’on n’aille pas les ramasser, je le répète, dans les salons de la bourgeoisie pour en venir à s’abreuver d’insipide psychologie mondaine à la Bourget. Si on veut être lu, si nos auteurs veulent être traduits, si on veut marquer notre originalité dans le monde, tournons-nous du côté de la terre et de la forêt, encore que l’impitoyable Hémon ait presque tout pris, mais je vous assure que les écrivains de grand talent y trouveront de quoi s’inspirer. Des histoires d’amour et des romans d’aventures, qui se déroulent dans notre pays sauvage et saisissant, intéresseront toujours plus les étrangers que le roman psychologique ou mondain.
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Si le romancier, autour duquel on élève déjà le mur de la conspiration du silence, parvient à traverser le Temps et l’Espace, grâce à des dons incomparables d’observation, joints à une psychologie et à une connaissance remarquable du cœur humain, il vivra surtout par son style.
Pourquoi ne pas l’avouer, et c’est ce que jugera tout lecteur sérieux, ce romancier est profondément poète, poète comme il n’est plus permis de l’être dans le roman, poète comme au temps de Flaubert et comme au temps de Balzac (le Lys dans la vallée). Et cela par le sortilège du style et par la magie des mots. Mon écrivain se montre plus poète dans cinq phrases que certain rimeur habile et célèbre d’aujourd’hui en cinquante vers.
D’ordinaire, un beau livre me plaît dès les premières lignes et je ne peux me défendre de le boire jusqu’à la dernière goutte. Je lis alors en amateur ; je prends mon temps, je déguste, je vis avec une intensité qu’on n’imagine pas dans les salles de rédaction ou dans les salles de couture. Et si plus tard je dois en faire une critique (j’entends une critique à ma façon, car je ne crois pas à la critique, et du reste, j’ignore absolument ce dont il s’agit : la vie est si courte) ; si, dis-je, je me vois obligé de dire du mal et du bien de l’ouvrage, je me donne la peine dans ce cas de relire le livre la plume à la main. D’habitude et par habitude je fais bien mon travail. Je lis lentement. Je suis un homme du passé. Je respire dans une atmosphère exceptionnellement captivante et de tout repos (pourvu que ça doure). Les fenêtres de mon grenier s’ouvrent sur le lac et sur la vie. La montagne que je vois est la même sur laquelle je grimpais, enfant, à la recherche de l’école buissonnière et des draves éclatantes.
C’est dans cet état d’esprit et dans ce milieu-là que je relus Menaud.
Dès les premières pages, une beauté me saisit. Le style. Je commençai de noter les images réalistes, les images surréalistes, les passages sans transition et si terribles du concret à l’abstrait, les traits de feu, les pauses et les silences. L’abbé Savard est un écrivain à images. Si j’avais un reproche à lui faire, je dirais qu’il l’est trop. J’ai eu beau signalé ici une vraie beauté, ailleurs un saisissement, partout des trouvailles, je ne peux pas obliger mon lecteur à me suivre.
Il me permettra tout de même (et parce qu’il me connaît) de lui rappeler quelques images, puisées parmi tant d’autres, plus belles encore peut-être. Eh bien ! voici pour vos délices :
Après le récurage, lorsque Marie eut accroché au mur la lune rousse du grand plat (...) Son père, dit Joson, l’air est d’en haut ; le temps est clair comme une perle. Ça va geler cette nuit ; les chemins raidissent (...) Quelques champs frimassés étendus en contrebas et semblables à des nappes de lin qu’on essore (...) Le sol gluait de plus en plus (...) L’esquif piqua dans le courant dur, abattit vers le remous d’atterrissage où tournaient les écumes en cygnes tranquilles.
Ça, c’est du Flaubert, du pur Flaubert ou bien nous parlons pour ne rien dire. Continuons :
Tout autour, les montagnes déjà noires encerclaient, d’une sombre margelle, le puits des étoiles claires (...) La pluie soudain s’abattit, aussi brusquement qu’une tente qui s’écrase (...) Vers minuit, la lune émergea sur la tête des arbres ; ainsi que d’un vase, il s’en épanchait une coulée d’argent.
Cette dernière image sent un peu trop son René, mais quand on sait que pas un écrivain français encore n’a su décrire l’exacte couleur de la lumière que répand la lune sur la terre, on peut bien la lui passer. Poursuivons toujours :
Le bois des Eaux-Mortes s’était affalé là ; puis talonné par le courant, s’était maté ; et cela, de loin, ressemblait à un champ d’épis fourragé par le vent (...) Parfois un voisin venait veiller, Eugène à Josime, le plus souvent. Un grand sec à visage de fer et de rouille comme les outils du printemps, mais bon comme la terre et sage autant qu’elle (...) Et la lune se levait là-bas, rouge comme la gueule d’un four.
L’abbé Savard eût mieux fait d’abandonner la « pâle voyageuse » à ses courses vagabondes. Et venons-en tout de suite à deux images qui seraient de Bloy ou de Bernanos :
Il le devait à Joson mort au moment où il allait répondre à l’appel de ceux qui criaient liberté sur toutes les hauteurs de l’héritage (...) Le jour lui revint de la pauvre tombe, là, parmi les cierges, et de son cœur qui s’était débattu dans tout ce chagrin comme une bête dans le piège.
Et encore celle-ci :
À la lueur, les gestes de ses mains ressemblaient à des feuilles de plaines quand elles tombent, l’automne...
Et enfin :
Il traversa le rang des Cribous, en deux escousses atteignit la mare à Josime où le grand caliberdas des grenouilles s’arrêta sec tandis qu’un héron s’enfuyait des clajeux en traînant ses béquilles.
Et ainsi de suite et toujours des images de cette qualité. Il y en a même trop. On dira avec gros bon sens que l’art d’écrire ne consiste pas entièrement dans l’image. Je réponds toutefois, que la magie du style, sa lumière, ses réflexions, sa vivacité et enfin sa vie se trouvent dans l’image.
Celles de l’abbé Savard sont d’ordinaire visuelles et le résultat de l’observation directe. Il en est, reconnaissons-le, qui restent factices ou si longuement soutenues, qu’elles empêchent de voir l’objet que l’auteur voulait peindre.
Mais tout cela encore ne serait rien sans un vocabulaire et celui de Menaud reste de toute beauté parce qu’il est de chez nous, je veux dire d’une province qui est le prolongement de la France. Des crétins vont parler de canadianismes. Ignares et bêtes qu’ils sont. On les découvre toujours. Eh bien ! les canadianismes de l’abbé Savard sont du pur français et il est le premier dans notre littérature à les avoir employés d’une façon presque géniale. Ces canadianismes, ce dialecte, ces vocables aussi purs et aussi capiteux qu’un vin d’Anjou ou un cidre de Normandie, ces beaux mots qui fondent l’espoir et l’amour, qui peuvent se passer de tous les Congrès imaginables, les seuls qui ont un sens, qui gardent de l’allant, de l’allure, un air de fête et de conquête, ces canadianismes-là, vous les trouvez sous la plume des meilleurs écrivains régionalistes de France, et particulièrement, Ernest Pérochon avec ses Endiablés, Barberine des Genêts et son savoureux Milon, écrit, du commencement à la fin, dans la langue du temps de François Ier.
Que l’auteur de Menaud emploie couramment des beaux mots du pays de Québec, tels que « drave, » « draveur, » « bleuetière, » « abatis, » « corps-morts, » « portage, » « boucane, » « poudrerie » et combien d’autres, nous devons l’en féliciter. Mais là surtout, où il honore le génie de la langue, c’est lorsqu’il utilise des vocables ou des expressions essentiellement de France, qui existent encore au Canada français et que seul un écrivain de talent et de goût pouvait nous offrir. Jugez : « collets de chasse », « tissure », « on venait de cuire », « chemins balisés », « icitte », « veilleux », « bourdignons », « une perdrix se mit à battre », « avoir des mottons dans la gorge », « l’embruni », « mangeaille », « crique », « seillon » (pour sillon), « escousse », « talle », « la belle défaite qu’il se donne », « faire un ravaud » et peut-être une vingtaine d’autres plus beaux encore.
Mais blasphème de blasphème ! pourquoi le romancier a-t-il fait imprimer en italiques toutes ces saveurs ? Voulait-il se défendre de commettre un gros péché ? C’est la plus grave erreur de tout son livre. C’est inexplicable, c’est impardonnable. C’est une injure adressée aux vieux dialectes de France, car la plupart de nos plus beaux mots canadiens viennent d’Anjou, de Normandie, de Berry, de Saintonge, de Picardie, de Bourgogne, du Poitou, de Bas-Maine et de Bretagne.
Ce n’est pas parce que des Français à la gueule fine et davantage l’Académie ont commis la sottise de laisser choir, un à un, tous ces vocables, dont l’archaïsme seul est toute fraîcheur et rend un son délicieux, qu’il faille les imiter lâchement. Au contraire, l’écrivain canadien se doit d’employer couramment cette langue vivante et un vocabulaire qui dise quelque chose. C’est le seul moyen pour nous de créer une littérature nationale. Mais que l’auteur garde tout son sang-froid et ne commette pas de faute plus grave en écrivant ce dialecte en italiques ou entre guillemets.
C’est de malheur pour l’abbé Savard, mais il se repentira longtemps d’avoir cédé à un préjugé et à la peur. Après l’anglicisme qui nous cause tant de mal, ne voilà-t-il pas maintenant que le purisme va se mettre de la partie pour nous rendre plus ridicules encore. Et il se trouvera toujours des snobs et des pupuristes, genre Paul Morin, lequel poète déjà oublié (et tant mieux !), ayant vu son petit Paon d’Émail loué par un Jules Fournier distrait, se croit depuis ce temps-là le prince de la langue française au pays de Québec. Il se peut que le Popaul des agences commerciales et si profitables à la T.S.F. écrive et parle un français convenable, mais ce bonhomme-là manque tellement d’imagination et il persiste dans une ennuyanterie si profonde que nous sommes certains de croupir dans un état chronique d’imitation et de médiocrité s’il nous faut attendre après lui pour créer une littérature vivante et nationale.
C’est le peuple qui fait la langue. Les grammairiens et les popaulpuristes ne sont là que pour l’enlaidir et nous rendre l’existence insupportable. Un peu d’aération, mes amis. N’ayons pas peur des mots. Écrivons et méprisons les bouches trop délicates.
N’est-ce pas Louis Bertrand qui déclarait au grand scandale des académisards de Montréal et de Québec « que l’écrivain canadien doit se garder d’être puriste et qu’il n’hésite pas plutôt à faire parler ses personnages dans leurs dialectes particuliers ou ce qu’on est convenu d’appeler leur patois ».
Il y a déjà quelques années, je n’hésitais pas à écrire :
Nous avons une langue mi-française, mi-canadienne, apprise au foyer, sur les genoux du peuple. C’est celle qui devra servir au littérateur de chez nous. Nous avons besoin d’un dictionnaire canadien fait intelligemment non pas par des grammairiens, mais par des poètes du terroir et par des écrivains exotistes qui possèdent à la perfection l’intelligence des mots, laquelle donnera naissance à des associations d’idées multiples.
(...) Restons canadiens. Écrivons le mot canadien sans l’affubler de guillemets avec le plus grand naturel du monde. Les français, les étrangers qui nous liront se donneront la peine de chercher la signification de ce mot. Allons-y franchement. Ne craignons pas les canadianismes. Ils sont beaux, pleins de couleurs et de sons. Mais écrivons. Tout est là 3.
L’abbé Savard semble avoir compris cette théorie, discutable pour plusieurs, mais qu’il faudra bien admettre un jour si nous voulons posséder enfin une littérature.
Et si son Menaud, Maître-draveur est le premier roman canadien qui compte et qui vivra, ce sera surtout par sa langue et par son vocabulaire si savoureux, même écrit en italiques, faute que je lui pardonne, du reste, à cause de son admirable talent et pourvu qu’il nous promette de ne pas recommencer.
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S’agirait-il d’un chef-d’œuvre ? Je ne le crois pas. Car ce livre, encore qu’il apparaisse presque parfait dans sa continuité, renferme des pages inutiles, des passages plus ou moins intéressants et, pour tout dire, des longueurs que l’écrivain aurait dû éviter avec la maîtrise de soi qui le caractérise.
Autre chose plus grave. Le feu de forêt, par exemple, a-t-il été allumé par le Délié ? Il ne serait pas mauvais que le lecteur le sache. Et les images surréalistes ne succombent-elles pas trop devant l’abus des passages sans transition du concret à l’abstrait ? L’orthographe, en outre, fait parfois défaut.
À mon avis la plus grande faiblesse de l’ouvrage réside dans l’emploi trop fréquent des adverbes « alors » et « ainsi » au début de chaque paragraphe. C’est un vice de composition que l’auteur eût pu corriger facilement par l’alternance de la conjonction « et » et de l’adverbe « puis ».
Mais ce ne sont là que des fautes légères. Des écrivains français, qui passent pour des génies, en ont commis de plus sérieuses.
Chose certaine, c’est que depuis la Maria de Louis Hémon, nous n’avions pas vu dans la littérature canadienne de peinture plus vivante, plus littéraire et plus vraie que le Menaud de l’abbé Félix-Antoine Savard.
Il ne faudrait pas beaucoup de romans comme celui-là pour marquer non pas un progrès, mais l’existence irréfutable d’une littérature franchement nationale et qui se faisait attendre depuis un siècle. Glorifions-en l’auteur.
Son livre, son premier livre serait-il un chef-d’œuvre ? N’insistez pas trop car je vais finir par le croire.
VALDOMBRE.
Paru dans Les Pamphlets de Valdombre en 1936.