L’occasion unique

 

(2e chapitre du Temps de la colère)

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Robert VALLERY-RADOT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 « Que le clergé marche sous votre étendard en croyant toujours marcher sous la bannière des clefs apostoliques. »

(Instructions secrètes des Hautes Ventes, saisies par la police de Grégoire XVI en 1846 et publiées sur la demande de ce pape, puis de Pie IX, par Crétineau-Joly dans l’Église romaine en face de la Révolution, 1859.)

 

 

Quelques jours après ce discours, le 28 juin, s’ouvrait à Paris, rue Cadet, au Grand-Orient, le Congrès des Maçonneries des nations alliées et neutres. Elles s’étaient déjà réunies en janvier pour étudier les bases de cette fameuse Ligue des Nations qu’annonçait Ribot. Longuement préparé dans le secret des loges, ce congrès allait décider s’il convenait de prolonger la guerre ou de dicter la paix. Dès 1915, nous révèle la Documentation catholique (t. XII, p. 245), sous les auspices de la Loge suisse, l’Alpina, avait eu lieu, peu de temps avant l’entrée en guerre de l’Italie, des colloques maçonniques à Genève auxquels avaient pris part des maçons allemands et français. On y avait décidé le renversement des Hohenzollern et des autres représentants en Allemagne du principe d’autorité, la rétrocession après la défaite nécessaire de l’Allemagne de l’Alsace-Lorraine à la France, puis, à titre de dédommagement, le rattachement à l’Allemagne des sept à huit millions d’Allemands d’Autriche et le maintien de l’unité allemande. M. Achille Plista, correspondant de la Croix, en avait eu connaissance presqu’immédiatement par une confidence brève disant que l’Allemagne serait battue, mais sortirait de la guerre avec un accroissement de puissance et de territoires. Une communication écrite donna ensuite les principaux détails. En avril 1917 – ce mois vraiment décisif – la Maçonnerie s’était aussi réunie en toute hâte au Congrès international de Paris, pour discuter sur les moyens de fomenter la révolution en Allemagne, car les conditions essentielles de la paix maçonnique exigeaient avant tout la chute des deux monarchies de droit divin. Tous les journaux alors avaient docilement transmis le mot d’ordre à leurs lecteurs. Le 13 mai, le Grand Maître portugais Magalhaès Lima, avait déclaré à Lisbonne : « La victoire des Alliés doit être le triomphe des principes maçonniques 1. »

Quand on connaît ces choses, qu’on rapproche les dates, l’inertie étudiée de Ribot s’explique de même que l’embarras de Poincaré, de Lloyd George de même que les exigences de l’Italie à qui la Maçonnerie avait promis le Trentin et Trieste, moyennant l’article 15 du pacte de Londres. On s’explique aussi l’indignation imprévue de Wilson : jusque-là, il n’avait pas songé à protester contre la violation de la Belgique et du Luxembourg, le sac de Louvain, le déportement des civils, les fusillades des enfants et des femmes ; mais soudain, au bout de deux ans d’atrocités qui l’avaient laissé parfaitement calme, il s’avise d’envoyer des encycliques sur le droit des peuples, parce qu’en représailles du blocus anglais qui affamait leur pays, les Allemands coulaient avec leurs sous-marins, les vaisseaux de commerce, à quelque pavillon qu’ils appartinssent, soupçonnant non sans raison, qu’ils ne devaient pas se gêner pour transporter des vivres et des munitions à leurs ennemis.

Nous possédons le compte-rendu de ce Congrès de juin, qui se tint justement le jour anniversaire du deuxième centenaire de l’organisation de la Franc-Maçonnerie dans sa forme moderne. C’est une brochure blanche, timbrée d’un drapeau où rayonne un soleil couleur de sang séché ; dix petites étoiles de même teinte forment un premier cercle autour de lui ; et cinq autres plus grandes sont semées dans la périphérie : elles figurent les nations qui adhèrent à la Ligue : c’est l’étendard de la Société des Nations.

Pendant trois jours, les 28, 29 et 30 juin, le Congrès discutera comme une assemblée souveraine du sort des nations et leur imposera, sous peine de mourir de faim et d’être rayée de la carte de l’Europe, l’adhésion à la religion démocratique.

Le premier jour est le plus solennel. La séance se tient rue Cadet, sous la présidence du F.˙. Corneau, président du Conseil de l’Ordre du Grand-Orient de France, initié du 33e degré. Toutes les Loges alliées et neutres, celles d’Italie, d’Angleterre, d’Irlande, de Belgique, d’Espagne, de Catalogne, de Suisse, de Portugal, d’Argentine, du Brésil et jusqu’à celle de Costa Rica et de l’Ohio sont représentées. Dès le début, nous tenons l’aveu de la Maçonnerie qu’elle a changé l’esprit de la guerre en faisant d’un conflit national un conflit social, une nouvelle étape de la Révolution universelle ; et, comme jadis Jules Ferry se félicitait de voir les armées françaises battues à Sedan, parce qu’elles étaient les armées de l’empereur, le F.˙. Corneau, dans son discours d’ouverture, se réjouit de la dissolution de l’Empire Russe. Peu lui importe que des membres de la Douma viennent ouvertement dans les lignes autrichiennes offrir la paix à tout prix et que cet abandon de la lutte menace de précipiter sur notre front l’avalanche de quatre-vingt divisions allemandes toutes fraîches, si de nouvelles hécatombes françaises sont nécessaires au triomphe de la Démocratie universelle !

« La guerre, dit le vénérable F.˙., s’est transformée en une formidable querelle des démocraties organisées contre les puissances militaires et despotiques. Dans cette tempête, le pouvoir séculaire des tsars de la grande Russie a déjà sombré ; la Grèce, par la force des évènements, a dû revenir à l’exécution de sa constitution libérale. D’autres gouvernements seront emportés par le souffle de la liberté. Il est donc indispensable de créer une autorité supernationale qui aura pour but non de supprimer les causes des conflits, mais de résoudre pacifiquement les différends entre les nations. La Franc-Maçonnerie se propose d’étudier ce nouvel organisme : la Société des Nations. Elle sera l’agent de propagande de cette conception de paix et de bonheur universels. Voilà mes très ill.˙. Fr.˙. notre travail. Mettons-nous à l’œuvre. »

Et les très ill.˙. Fr.˙. se sont mis à l’œuvre. Le Fr.˙. Lebey, secrétaire de l’Ordre, s’est levé, et il a lu un rapport qui est en même temps le symbole de la foi maçonnique incarné dans la Société des Nations et la mise en demeure aux peuples d’entrer dans la nouvelle Église sous peine d’être rejetés aux ténèbres extérieures. Il ne s’agit plus de rivalités de races, de cupidités humaines : nous sommes en pleine mythologie illuministe ; c’est la lutte entre Arhiman, principe du mal, et Ormuzd, principe du bien. « De la violation de la neutralité belge, s’écrie l’ill.˙. Fr.˙. à la levée des États-Unis d’Amérique, en passant par la Révolution russe, il n’est pas un fait qui n’ait apporté sa preuve à ce duel gigantesque entre les deux principes ennemis. Il s’agit de savoir désormais si l’humanité va atteindre son salut ou marcher à sa perte, si elle touche à l’avenir ou retourne au passé. Il n’est personne qui n’apporte une adhésion spéciale, enthousiaste et réfléchie à la Société des Nations. »

Et les vaticinations menaçantes continuent à lancer leurs foudres dans les fumées d’un Sinaï laïque où les victoires et les défaites, les hommes d’État et les chefs militaires sont classés non pas selon les nations, mais selon la conformité à l’idéal maçonnique lentement poursuivi dans l’ombre. « De Waterloo à Sedan, de Sedan à la Marne, de La Fayette et de Washington au président Wilson et au maréchal Joffre, une logique obscure paraît mener le monde à son but inconnu. »

Cette logique obscure qui remplit l’office de Providence dans ce Discours sur l’Histoire universelle à la manière maçonnique veut, en effet, que la France ne verse pas son sang uniquement pour repousser son agresseur : « La France en armes pour l’abolition du militarisme va plus loin. Elle ne saurait s’arrêter dans son apostolat. Elle revendique la Société des Nations et celle-ci devient le but même de la guerre, la préface du traité de paix. » Et sans cesse le mot Société des Nations revient, lancinant, selon la méthode d’envoûtement verbal qui réussit toujours aux plans de la secte.

Donc anathème à ceux qui tenteraient d’engager des pourparlers de paix, par pitié pour l’Europe exténuée, avant que le nouveau totem n’ait été reconnu par l’univers entier : « Tout le monde sent, dit l’orateur, qu’une paix qui ne serait qu’un instrument diplomatique demeurerait incomplète et qu’elle doit être une première mise en œuvre de la Société des Nations. Ne pas saisir L’OCCASION UNIQUE qui s’offre de rebâtir plus raisonnablement le monde, serait une véritable folie. Nous restons, en le faisant, dans la tradition de notre pays. En 1789, il proclame les Droits de l’Homme. Nous couronnerons l’œuvre de la Révolution française en proclamant le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. »

Pour que ce beau résultat soit acquis, l’Ill.˙. Fr.˙. entonne l’appel à la guerre. Comment ne profiterait-il pas de ce qu’il appelle « une occasion unique » ? « Puisque la victoire seule inclinera les peuples asservis sur le sentiment de la justice qui leur demeure encore étrangère, nous avons le devoir, mes F. F., de réveiller, partout où nous passons, les cœurs qu’une longue attente a rendus incertains quelquefois. S’IL Y A UNE GUERRE SAINTE, C’EST CELLE-LÀ, ET NOUS DEVONS LE REDIRE SANS CESSE. »

Le lendemain, le même Fr.˙. Lebey donne lecture des treize articles qui constitueront dans ses lignes essentielles la charte de la Société des Nations et sur lesquelles la Commission s’est mise d’accord. Toute la monstrueuse duperie (où il n’y a pas que des dupes) qui se révèle aujourd’hui sous la grandiloquence maintenant en loques de l’humanitarisme genevois, se trouve ici préparé, que dis-je, décrété et imposé avant les quatorze points de Wilson. Il n’y a que le drapeau timbré du soleil couleur de sang séché, rayonnant sur fond blanc au milieu des étoiles de même teinte, que nous attendions encore ; mais sans doute le verrons-nous un jour mener les gardes rouges de la République universelle contre les derniers hommes libres qui auront refusé d’adorer la Bête démocratique.

Comme l’avait proclamé l’ill.˙. Fr.˙., la charte de la Société des Nations, ce n’est que la Déclaration des Droits de l’Homme étendue aux nations, et le principe sacro-saint de l’égalité maçonnique y est appliqué dans toute son odieuse absurdité. Désormais toute nation, honnête ou fourbe, égoïste ou généreuse, turbulente ou tranquille, d’origine récente ou antique, qu’elle ait rendu des services ou commis des méfaits, aura voix égale au conseil. De cette façon, plus facilement encore que dans les parlements nationaux, la finance judéo-maçonnique, qui, des places de New-York, de Londres, de Berlin, de Paris, de Vienne, de Hambourg, dispose du charbon, de l’acier, du coton, du blé, du pétrole, pourra dicter ses volontés à l’univers. Caligula souhaitait que le monde entier n’eut qu’une seule tête. Son vœu va s’accomplir.

La guerre est naturellement décrétée hors la loi, car elle est un crime contre le genre humain, excepté bien entendu celle-ci qui est sainte parce qu’elle offre « l’occasion unique » d’établir le règne de la Démocratie universelle. Quand, sous ce vocable tabou, la Maçonnerie inspirera tous les États, les peuples n’auront plus de raisons de se battre. Si, par mégarde, des puissances entraient en conflit, la Société des Nations les convoquerait devant son tribunal souverain. Pendant que les commissions et les sous-commissions d’enquête discuteront gravement pour désigner quel est l’agresseur, une nation plus rusée ou plus avide, à laquelle ses sociétés sportives, ses organisations de police, ses ligues d’étudiants, sans compter ses entreprises d’aviation commerciale et ses laboratoires de chimie, auront permis de s’équiper, sans enfreindre la règle du nouveau Décalogue, aura tout le temps d’envahir une nation plus faible ou qui aura pris au sérieux la comédie du désarmement. Déjà l’annexion de la Géorgie par la Russie en 1918 et aujourd’hui l’invasion du Japon à coup de mitrailleuses et de canons en Mandchourie et à Shanghai, à la barbe de Genève, nous donnent un avant-goût de ce que pourra se permettre l’Allemagne.

Et comme la Maçonnerie ne saurait reconnaître comme libre qu’un peuple dont l’état de dissolution démocratique est suffisamment avancé pour ne plus offrir de résistance à l’action des Loges, l’assemblée décrète souverainement : « Un peuple qui n’est pas libre, c’est-à-dire qui ne possède pas les institutions démocratiques et libérales indispensables à son développement, ne peut pas constituer une nation. » Contre ce peuple-là, toutes les injustices seront permises.

Le Congrès n’oublia pas d’adresser au Président Wilson, l’homme de paille des juifs maçons de Wall Street, l’hommage de son admiration et le tribut de sa reconnaissance pour la grandeur des services rendus par lui », affirmant que « les principes éternels de la Franc-Maçonnerie (parbleu !) étaient entièrement conformes à ceux proclamés par M. le président Wilson pour défendre la Civilisation et la Liberté des peuples » et déclarant que le Congrès « était heureux de collaborer avec lui à la réalisation de cette œuvre de justice internationale et de fraternité démocratique qui représente l’idéal même de la F.˙.-M.˙. ».

Enfin, le dernier jour, 30 juin, la Grande Loge de France, sous la présidence du général Peigné, reçut à son tour, 8, rue de Puteaux, les délégués du Congrès et, après un banquet de près de deux cents couverts au Palais d’Orsay, un tenue solennelle avec réception sous la voûte d’acier et batterie d’allégresse, adopta les résolutions émises la veille par le Grand Orient.

Ainsi les jeux étaient faits et la paix de l’empereur Charles condamnée à l’étouffement absolu. Au Sénat, le 22 juillet, Ribot qui n’a toujours rien répondu à la lettre généreuse de l’empereur, tonnera avec sa grandiloquence coutumière contre le despotisme germanique et affectera toujours de confondre les deux adversaires dans la même exécration, cependant que Wilson deviendra de plus en plus, grâce à une publicité inouïe, le Juste, le Vertueux, le seul Pacificateur ; il n’est entré dans la guerre que pour venger l’humanité ; l’Amérique, la vertueuse Amérique dont il est l’expression visible, ne pense qu’à délivrer les opprimés, secourir les nations en détresse. Naïvement le peuple français s’imagine que ces tonnes de boîtes de conserve, d’équipements, de bottes de caoutchouc, de couvertures, tout cet immense stock qui se déverse en avalanche dans nos ports nous est prodigué libéralement pour coopérer à la croisade humanitaire contre le despotisme des Huns, en attendant les magnifiques soldats qui ne peuvent manquer de venir combattre à nos côtés dès qu’ils seront instruits.

Si quelqu’un se fut avisé de dire que cette intervention risquait de nous ruiner et qu’il eut été plus avantageux de continuer à regarder du côté de Vienne, on eût tôt fait de le traduire en conseil de guerre et de le fusiller comme « défaitiste ». Quand le général Pershing viendra saluer la statue du général La Fayette et déposer à ses pieds une gerbe de fleurs en disant : « La Fayette, nous voici ! » aussi ingénument nous croirons que c’est au Français qui émut l’opinion de son pays en faveur des colons insurgés de la Virginie, que ce cri s’adressait, alors que c’était tout simplement à l’initié de la Loge des Amis réunis. Le bulletin du Congrès de juin 1917 a eu bien soin de remarquer dans une note de la page 17 que le tablier maçonn.˙. de La Fayette est pieusement conservé par la grande Loge des Massachussetts. « De La Fayette à Wilson, a dit le Fr.˙. Corneau, une logique obscure mène le monde à son but inconnu. »

Le 1er août 1917, le Pape jeta encore un nouveau cri de paix. Il conjurait l’Europe de ne pas aggraver, en prolongeant encore la guerre, les souffrances de tous, et il lui demandait, avec une tendre stupeur, si, « entraînée par une folie universelle, elle allait courir à l’abîme et prêter la main à son propre suicide ». On reconnaissait dans cet appel l’écho des propositions de l’Autriche et peut-être des suggestions du P. Tacci-Venturi, mais aussi celui des revendications formulées par les loges maçonniques et qui, savamment filtrées aux tribunes parlementaires et dans la presse, semblaient à l’opinion l’Évangile du Droit. On aurait dit que, comme Léon XIII, Benoît XV tentait à nouveau d’exorciser de leur venin les aspirations démocratiques en les ramenant à de légitimes désirs de liberté ; il ajoutait foi à la Société des Nations, à son programme d’arbitrage et de désarmement, à son vœu de substituer « à la force matérielle des armes la force morale du droit ». Pour la première fois, rompant avec l’inflexible condamnation prononcée par le Saint-Siège contre la Maçonnerie, il faisait crédit aux formules qu’elle lançait ; sans doute espérait-il aussi qu’en entrant dans cette formation, les catholiques pourraient en arrêter les desseins pervers ?

Mais l’exclusive de l’article 15 du Pacte de Londres ne souffrait aucune atteinte et la Paix du Pape ne postulait pas le renversement des monarchies allemandes et autrichiennes ; la religion démocratique n’y trouvait pas son compte. Aussi, alors que toutes les puissances répondaient, évasivement, il est vrai, mais respectueusement, l’Angleterre, la France et l’Italie, liées par le Pacte de Londres, n’accusèrent même pas réception. En France, en particulier, tous les journaux, à l’exception de l’Action Française, raillèrent, méprisèrent où injurièrent la proposition du Pape. « Coup d’épée dans l’eau », disait-on, ou « Paix allemande ». Le Temps et les Débats hochaient la tête avec componction. « Grave inopportunité », concluaient-ils.

Quant à Ribot, le chargé d’affaires anglais à Rome, M. de Salis ayant paru s’intéresser aux efforts du Saint-Siège, il chargeait l’ambassade de France de transmettre à Lord Robert Cécil, ministre du Foreign Office, des instructions que celui-ci rapportait à Lord Bertie sous cette forme : « M. Ribot me prie de vous faire connaître ses appréhensions et de vous dire qu’il ne saurait se laisser conduire dans la voie où le Vatican paraît vouloir l’entraîner ; il espère que le gouvernement britannique partage son sentiment et donnera à M. de Salis des instructions en vue de décourager toute tentative ultérieure du cardinal secrétaire d’État, tendant à une intervention officieuse entre belligérants. »

Le 22 juillet, à Paris, malgré sa promesse de ne pas démasquer la personne de l’empereur à Sonnino, il communiquait au ministre italien tout le dossier des négociations, y compris les lettres du 24 mars et du 9 mai ; et en septembre, sur les tombes de la Marne, à la Fère-Champenoise, « du haut de la colline qui fut la clé de la victoire », il jetait à nouveau à l’Allemagne le mot d’ordre maçonnique énoncé au Congrès de juin au sujet des garanties exigées pour conclure la paix : « C’est au peuple allemand de comprendre qu’il dépend de lui de nous les donner en secouant la tyrannie néfaste du despotisme militaire. S’il se refuse à devenir une démocratie pacifique, c’est dans ses intérêts économiques qu’il risque d’être atteint par la ligne de commune défense que les peuples se verront forcés d’organiser contre lui. »

Le 12 octobre, enfin, il va livrer l’Autriche devant la Chambre, en révélant les pourparlers de paix et en affirmant, contre toute vérité, qu’ils ont échoué parce que l’Autriche n’offrait rien à l’Italie. Telle sera sa seule réponse à la lettre de Charles. Son rôle est fini et, le 22 octobre, au sortir d’un comité secret, il tombera misérablement. La Maçonnerie, n’ayant plus besoin de lui, l’oubliera dans un coin.

« L’Empereur Charles a offert la paix, dira plus tard Anatole France ; c’est le seul honnête homme qui ait paru au cours de cette guerre, et on ne l’a pas écouté... Un roi de France, oui, un roi aurait eu pitié de notre pauvre peuple exsangue, exténué, n’en pouvant plus. Mais la démocratie est sans cœur et sans entrailles. Au service des puissances d’argent, elle est impitoyable et inhumaine 2. »

En effet, la révolution russe a produit ses fruits ; le girondin Kerensky, comme il arrive toujours, n’a pas été long à être débordé par le jacobin Trotsky. À Moscou, cela se traduit ainsi : les bolcheviks ont dévoré les menchéviks. Lénine, au début d’octobre, a quitté la hutte de branchages et de foin d’où, pendant tout l’été, il avait, en Finlande, déguisé en paysan, dirigé l’action des Soviets. Il se cache à Pétrograd, dans le faubourg de Wiborg, les sourcils teints en gris, sans barbe, sous une perruque, tandis que Trotsky, avec sa méthode, nouvelle alors, d’infiltration invisible dans les centraux téléphoniques, les télégraphes, les postes, les gares, tisse la toile où Kerensky se débat. Il suffira de deux mitrailleuses sur les toits du Palais d’hiver pour que Kerensky s’enfuie avec ses phrases et ses attitudes. Lénine peut ôter sa perruque et se faire reconnaître. Sa dictature commence. Le sang va couler en Russie plus abondant encore que pendant la guerre. Le front russe n’existe plus.

Presqu’en même temps, le 24 octobre, les Italiens essuient une défaite écrasante sur l’Isonzo ; le 1er novembre, le communiqué allemand annonce 160 000 prisonniers et 1 500 canons capturés dans la retraite générale qui prend les allures d’une déroute et va nécessiter l’envoi urgent d’une armée française, sous les ordres du général Fayolle, pour rétablir la situation.

Mais, implacable, la Maçonnerie, non contente de dissoudre la Russie, va couper les derniers fils diplomatiques qui pouvaient nous relier à l’Autriche. L’Empereur Charles avait toujours refusé de déclarer la guerre à l’Amérique, malgré l’insistante pression de l’Allemagne. Le F.˙. Massarick, qui poursuivait à Paris le séparatisme de la Bohème, pousse son compère Wilson à rompre officiellement avec la monarchie austro-hongroise, sous le prétexte qu’elle est devenue vassale de l’Allemagne (les hypocrites ! Ils font tout pour qu’il en soit ainsi !). Dans le message du 4 décembre, plein de sous-entendus entre initiés, Wilson dit au Sénat : « Nous sommes en guerre avec l’Allemagne et pas avec ses alliés. En conséquence, je propose gravement que le congrès déclare les États-Unis en état de guerre avec l’Autriche-Hongrie. L’Autriche-Hongrie n’est pas en ce moment sa propre maîtresse, mais la vassale de l’Empire allemand. Nous devons considérer les puissances centrales comme ne faisant qu’une. »

Mais pour conclure, il laisse échapper cet aveu ingénu qui réduit à rien les raisons évoquées et montre bien le vrai caractère de cette décision : « La même logique conduisait à une déclaration de guerre contre la Turquie et la Bulgarie. Ce sont aussi des outils de l’Allemagne ; mais ce sont de simples outils qui ne sont pas encore au travers du chemin de notre action nécessaire. »

Et pour continuer cette action nécessaire, un mois après, le 8 janvier 1918, toujours avec le même sérieux imperturbable, cette noble candeur, dira Clemenceau l’ironiste, Wilson lançait ses quatorze points. Tous les buts de la guerre, et l’esprit même de la Paix qu’il préconisait, sans annexion ni indemnité, ne faisaient que reproduire les conclusions adoptées par le Congrès maçonnique de juin 1917. Dans ses parties concrètes, son encyclique n’offrait pas de plus grands avantages aux alliés que la lettre du Pape du 1er août ; mais comme l’idéologie démocratique y était pieusement observée en tous ses articles, la presse de l’Entente entra dans un délire sacré, et ce qui cinq mois plus tôt, prononcé par le Pape, était flétri comme dicté par l’Allemagne, apparaissait dans la bouche du Président aux dents d’or, la voix même de la justice immanente.

C’est que d’abord la monarchie autrichienne, en dépit de sa bonne volonté évidente, y était impitoyablement, toujours au nom de l’humanité, contrainte à continuer la guerre. En parlant de la réponse que le Comte Czernin avait faite aux quatorze points wilsoniens, le « Maître de l’heure », comme l’appelaient alors les journaux inspirés par la Maçonnerie, déclarera un mois plus tard dans son message au Congrès avec la « noble candeur » qui était sa marque : « Le comte Czernin semble avoir une vision nette des bases essentielles de la paix et ne pas chercher à les obscurcir. (Il consentait en effet à une Pologne indépendante, à une Belgique évacuée et restaurée, à l’autonomie politique des diverses nationalités de l’empire des Habsbourg.) « Discernant et admettant comme il le fait, poursuivait le législateur de la Démocratie, les principes essentiels engagés et la nécessité de les appliquer honnêtement, il est naturellement porté à croire que l’Autriche est en mesure de répondre aux desseins pacifiques exprimés par les États-Unis, et cela avec moins d’embarras que ne pourrait le faire l’Allemagne. Peut-être même aurait-il été plus loin dans l’expression de ses sentiments s’il n’avait été embarrassé par les alliances de l’Autriche et par sa dépendance à l’égard de l’Allemagne. »

Alors ? le Maître de l’heure va tout tenter, n’est-ce pas, pour arracher cette nation des bras de sa dure maîtresse, d’autant qu’il sait que l’Allemagne ne peut continuer la lutte sans les blés de la Hongrie et de la Roumanie ? Or, si l’Autriche signait la paix, l’Allemagne serait ainsi coupée de toutes communications avec la Roumanie conquise... Oui, mais si Wilson aidait l’Autriche à se détacher aujourd’hui de l’Allemagne, la paix générale qui s’ensuivrait ferait manquer « l’occasion unique », dont a parlé le F.˙. Lebey, de détruire les dernières monarchies de droit divin, surtout celle des Habsbourg. Il faut donc poursuivre « la guerre sainte » !

Les pourparlers de Brest-Litovsk commencent ? Qu’importe ! Au contraire : Wilson, dans son message du 8 janvier, avait félicité les bolcheviks de leur « exposé parfaitement précis des principes d’après lesquels ils seraient disposés à conclure la paix ». Ils avaient été formulés, disait-il, « avec une franchise, une largeur de vues, une générosité d’esprit, une sympathie humaine et universelle qui doit provoquer l’admiration de tout ami de l’humanité », et il revendiquait pour l’Amérique l’honneur « d’aider le peuple russe à atteindre son haut idéal de liberté et de paix dans l’ordre », sous la dictature de Lénine.

Il convient d’observer qu’en avril 1917 le financier judéo-maçon de Wall-Street, Jacob Schiff, chef de la firme Kuhn, Lœb et Cie, s’était vanté publiquement d’avoir commandité la Révolution russe (ce qui était connu d’ailleurs de l’État-major du Tzar dès le 15 février 1916). Jacob Schiff n’était pas seul d’ailleurs, et l’on retrouvait à ses côtés les banquiers également juifs de la place de New York qui s’appelaient Warburg, Otto Kahn, les mêmes, comme par hasard, qui pousseront à la présidence des États-Unis leur homme-lige, Hoover, pour qu’il lance le moratoire du plan Young.

À Paris commençait à courir dans les rues l’ignoble refrain où l’on appelait « Notre Père », comme Dieu même, le Féticheur de la Maison Blanche :

 

            Gloire à Wilson not’Père ;

            Il fait finir la guerre ;

            C’est la Société des Nations

            Qui fera taire le canon.

 

« Ce dont il s’agit aujourd’hui, c’est de la Paix du monde », décrétait le nouveau Messie, le 11 février.

En fait de paix du monde, trois semaines après, la paix de Brest-Litovsk, enfin signée par ordre de Lénine, montrait comment la « franchise, la largeur de vues et la générosité d’esprit, la sympathie humaine et universelle » des bolcheviks entendait « atteindre ce haut idéal de liberté et de paix dans l’ordre », préconisé par Wilson. Ce traité livrait à l’Allemagne la Pologne, la Courlande, la Lithuanie, et exigeait vingt milliards d’indemnités ; trois jours après, la Roumanie capitulait à son tour, sans conditions. Désormais, tranquille sur le front est, l’Allemagne pouvait envoyer quatre-vingts divisions nouvelles contre nous ; elle pouvait aussi contraindre l’Autriche à venir l’appuyer sur le front ouest, et ceci avant qu’aucun soldat américain fût prêt à renforcer nos unités épuisées et à relever nos vieux territoriaux qui remplaçaient en maints secteurs aux premières lignes nos jeunes classes anéanties, et alors que la désorganisation du front italien avait encore prélevé des effectifs importants ! En vérité, la Maçonnerie avait bien travaillé pour la Paix.

Mais encore une fois, des milliers d’hommes devaient être immolés, des milliards gaspillés pour que régnât la Démocratie universelle.

Comme l’avait déclaré le F.˙. Lebey dans sa communication au Conseil de l’Ordre, le 9 décembre 1917 : « Pendant une guerre si nette, si claire, si formelle, nul ne saurait hésiter sur son devoir. Ne pas défendre la patrie serait livrer la République. Patrie, république, esprit révolutionnaire et socialisme sont indissolublement liés. »

Pour la France seule, cet holocauste devait lui coûter encore trois cent mille victimes et cent milliards sans qu’elle en sortit plus grande, au contraire, que si elle avait accueilli la paix que lui offrait Charles d’Autriche. Il fallait, pour que la nouvelle rédemption fut imposée à l’Europe centrale, que Paris connut l’épouvante de ce bombardement mystérieux de la Bertha dont les obus démoniaques tirés du massif de Saint-Gobain fondaient lâchement, de quart d’heure en quart d’heure, sur les femmes et les enfants, dans les églises et dans les rues. Il fallait que nous connussions à nouveau les angoisses de la brèche ouverte sur Paris par la débâcle de la deuxième armée anglaise sur le front de l’Oise, le 21 mars, et deux mois plus tard, le 27 mai, la ruée soudaine de Ludendorff sur le Chemin des Dames à peine occupé par des unités squelettiques franco-anglaises qu’on avait envoyées là se reposer de l’attaque de mars, toutes nos réserves étant dans les Flandres, appelées à l’aide par l’état-major anglais, pour soutenir le choc de la bataille d’Amiens qui faisait rage.

« Ah ! la République vous dépense du sang comme de l’eau claire ! » s’écriait Joseph de Maistre en 1794, en songeant aux 70 000 morts qu’avait coûtés la conquête du Piémont par les armées de la Révolution.

Une fois de plus, il est vrai, comme à la Marne, comme à Verdun, la France se ressaisit sous la verge de fer de Clemenceau ; le Tigre imposa aux Alliés le commandement unique de Foch, et les Américains, arrivant enfin, peu à peu, pour se battre vraiment et boucher les vastes trous faits dans la ligne de bataille par nos morts, la stratégie française, après la terrible alerte de mai au chemin des Dames, eut les moyens de dominer l’adversaire. La seconde ruée germanique du 15 juillet, dans les champs catalauniques, ne réussit qu’à se briser contre nos tirs de barrage et trois jours après, la foudroyante riposte de Mangin, débouchant de la forêt de Villers-Cotterêts, délivrait Soissons, puis Laon, capturant 30 000 soldats, 800 canons et 6 000 mitrailleuses, tandis que dans le Nord les forces anglo-françaises dégageaient progressivement la Picardie et la Flandre. L’initiative échappait désormais à l’Allemagne.

En septembre, sur le front de Macédoine, la splendide campagne serbo-française de Franchet d’Esperey allait commencer, enfonçant en moins de quinze jours le front bulgare ; le 29, la cavalerie française entrait à Uskub et le 30, à midi, la Bulgarie signait l’armistice. L’Allemagne et l’Autriche se trouvaient coupées de la Turquie au moment où le général Allenby, à la tête de ses Anglo-Indiens, chassait celle-ci de Syrie et entrait à Damas. À la fin d’octobre elle capitulera à son tour. Devant Franchet d’Esperey la route du Danube est ouverte ; la Serbie est entièrement libérée ainsi que la Roumanie ; par la Hongrie et la Bohême, le général français s’apprête à marcher sur Munich, puis sur Berlin, tandis que les Italiens, que Foch harcèle depuis deux mois et demi, se décident enfin à entrer dans l’offensive unanime ; profitant du désarroi de l’armée austro-hongroise, ils déclenchent le 26 octobre une attaque générale du mont Tomba à la mer, et en deux jours, franchissent la Piave et poursuivent les Autrichiens en pleine déroute. Le 2 novembre, c’est-à-dire au bout de sept jours, l’Autriche signe à son tour l’armistice. L’Allemagne demeure seule ; sur le front d’Occident, ses armées battent en retraite sur toute la ligne en direction de la Meuse, d’ailleurs dans un ordre saisissant, grâce aux mitrailleurs d’élite de leurs arrière-gardes, ordre d’autant plus admirable que les prisonniers allemands du front russe, libérés par la paix de Brest-Litovsk, s’étaient chargés à leur retour de propager depuis un an dans les rangs des troupes le communisme qu’on leur avait inoculé. À Berlin, à Munich, à Vienne et à Budapest, les Loges avaient travaillé activement, comme elles l’avaient décidé dès avril 1916, à provoquer la Révolution. Il dut courir à ce moment-là des mots d’ordre pareils à ceux qui firent tourner bride à Valmy, après une simple canonnade, au duc de Brunswick, Grand Maître Général des Illuminés de Bavière. Et puis quel merveilleux terrain de culture pour la Révolution que ces peuples épuisés par la faim, excédés de continuer à se massacrer sans savoir pourquoi et à qui l’on vient dire que la paix est entre leurs mains s’ils confessent le dogme démocratique en renvoyant dans le désert comme des boucs émissaires leurs souverains légitimes « Le travail a porté ses fruits, déclarera le social-démocrate Vater, le 21 décembre 1919, dans une réunion à Magdebourg. Nous avons organisé la désertion sur le front, nous avons pourvu les déserteurs d’argent, de tracts de propagande faisant appel à la désertion. Nous avons envoyé nos gens dans toutes les directions, principalement au front, pour qu’ils puissent travailler les soldats et désagréger l’armée. Ils ont conseillé aux soldats de passer à l’ennemi et c’est ainsi que l’écroulement a été obtenu petit à petit, mais en toute certitude. »

Dans quelle mesure cette conversion démocratique fut une feinte pour l’Allemagne, les paroles sibyllines du Kaiser, parlant du sommeil de Charlemagne précurseur du grand réveil, les biens respectés des maisons souveraines, le nom même du Reich conservé, tout cela autorise des doutes sérieux. Certes, l’Allemagne jouait un jeu dangereux, car un pays n’ouvre pas la porte à la Révolution sans dommages ; mais il valait la peine d’être joué. En somme, les quatorze points permettaient aux Allemands d’éviter l’écrasement total ; au moment où Castelnau lâchant sur le flanc gauche de Ludendorff les légions de l’impétueux Mangin, allait leur infliger une capitulation en rase campagne, sans précédent depuis Sedan, l’armistice permit aux armées allemandes de rentrer en triomphatrices magnanimes dans leurs villes inviolées : l’Allemagne, convertie à l’évangile wilsonien, déclarait renoncer à ses conquêtes par humanité.

Pourtant, au début, la comédie risqua de tourner fort mal. L’Allemagne avait laissé les principaux rôles aux socialistes et aux communistes, car il convenait de montrer aux Puissances occultes qu’on n’était pas démocrate à demi. Comme par hasard, que ce fut en Prusse, en Bavière, en Autriche ou en Hongrie, ce furent uniquement des juifs qui dirigèrent le mouvement. Berlin se donna à Liebknecht, à Rosa Luxembourg, à l’énigmatique Spartacus qui s’appelait aussi Parvus et dont le nom était Sobelsohn ; à Munich régnèrent Kurt Eisner, puis Max Lieven ; à Vienne, Adler, condamné à mort sous François-Joseph pour avoir assassiné un ministre d’État. À Budapest sévit l’horrible Bela Kuhn. Pendant ce temps la Russie continuait à massacrer, piller, torturer, profitant de l’aide que lui avait promise Wilson pour « atteindre son haut idéal de liberté et de paix dans l’ordre ».

Peut-être n’avait-il pas tellement tort, ce Lénine qui, à l’annonce de la signature de l’armistice, avait annoncé au camarade Zinovieff : « Notre triomphe est complet ; Wilson, Lloyd George et Clemenceau demandent et proposent une armistice. » Et la Gazette rouge avait publié la nouvelle avec cette manchette : « Capitulation complète de la Bourgeoisie. »

Cependant Wilson, en janvier 1919, avant de venir, de sa propre autorité, diriger les débats de la Conférence de la Paix, au nom de son pays, s’était arrêté à Rome et il avait rendu visite au Pape. Que se dirent-ils ? On rapporte qu’au cours de leur entretien, le Pape tint à rappeler que le cardinal Gasparri, dans sa lettre à l’évêque de Valence, avait adhéré aux quatorze points. Comment, à l’issue de cette audience, ne mit-il pas en garde son troupeau contre la dangereuse équivoque qui menaçait de le séduire ? Comment ne rappela-t-il pas les objurgations de tous ses prédécesseurs et en particulier la clairvoyante encyclique Humanum Genus, où Léon XIII dénonçait le danger de l’hypocrite langage maçonnique : « Ils ne parlent, écrivait-il, que de leur zèle pour les progrès de la civilisation, de leur amour pour le pauvre peuple. À les en croire, leur seul but est d’améliorer le sort de la multitude et d’étendre à un plus grand nombre d’hommes les avantages de la société civile. Mais à supposer que ces intentions fussent sincères, elles seraient loin d’épuiser tous leurs desseins. » Il ajoutait que le dernier mot de ces desseins c’était – et tous leurs efforts tendaient à ce but – « de détruire de fond en comble toute la discipline religieuse et sociale qui est née des institutions chrétiennes, et de lui en substituer une nouvelle, façonnée à leurs idées, et dont les principes fondamentaux et les lois sont empruntés au naturalisme ». Et il recommandait aux pasteurs d’instruire leur peuple sur cette question : « Faites-leur connaître les artifices employés par ces sectes pour séduire les hommes et les attirer dans leur rang, montrez-leur la perversité de leur doctrine et l’infamie de leurs actes. Rappelez-leur qu’en vertu des sentences plusieurs fois portées par nos prédécesseurs, aucun catholique, s’il veut rester digne de son nom et avoir de son salut le souci qu’il mérite, ne peut, sous aucun prétexte, s’affilier à la secte des Francs-Maçons. Que personne donc ne se laisse tromper par de fausses apparences d’honnêteté. Quelques personnes peuvent, en effet, croire que, dans les projets des francs-maçons il n’y a rien de formellement contraire à la sainteté de la religion et des mœurs, toutefois, le principe fondamental qui est comme âme de la secte, étant condamné par la morale, il ne saurait être permis de se joindre à elle, ni de lui venir en aide d’aucune façon. » « En premier lieu, ordonnait-il encore, arrachez à la Franc-Maçonnerie le masque dont elle se couvre et faites-la voir telle qu’elle est », et dénonçant enfin leurs doctrines insensées d’égalité démocratique, il prononçait : « Leurs dogmes principaux sont en si complet désaccord avec la raison qu’il ne se peut imaginer rien de plus pervers. »

Foncièrement honnête et pieux, mais timide et faible, alors qu’il eût fallu sur le siège de Pierre un Hildebrandt ou un Sarto, Benoît XV se laissa-t-il dominer par l’inquiétante politique de son secrétaire d’État, le Cardinal Gasparri qui, les mois qui suivirent l’appel du Pape du 1er avril 1917, dans ses deux lettres aux archevêques de Sens et de Valence et ses déclarations au correspondant de l’United Press of America, était entré à fond dans les idéologies wilsoniennes, concernant la Société des Nations, le désarmement et la démocratisation des gouvernements ? L’heure était-elle venue dont parlait Bossuet, lorsque dans son commentaire sur l’Apocalypse il rappelle que dans les premiers temps l’Église a été persécutée par la violence, mais prévoit que dans les derniers elle le sera plutôt par la séduction ? Le but des Hautes Ventes était-il atteint de persuader le clergé de « marcher sous leur étendard en croyant marcher sous la bannière des clefs apostoliques ? »

Quoi qu’il en soit, on reste stupéfait de cette adhésion sans réticence du Saint-Siège au plan maçonnique, alors que la révélation de l’article 5 du Pacte de Londres, l’étouffement systématique des propositions de paix de Benoît XV, ainsi que celles de Charles, l’Europe et la Russie en pleine anarchie, tout ce spectacle enfin annonciateur des derniers temps eût dû le remplir d’horreur et lui rappeler la parole de l’Apocalypse : « Alors tout pouvoir fut donné à la Bête de faire la guerre aux Saints et de les vaincre. Et elle reçut autorité sur toute tribu, tout peuple, toute langue et toute nation. » Mais Benoît XV se tut, même quand il apparut certain qu’au Congrès de la paix il n’aurait même pas un petit tabouret, comme le Honduras, Haïti ou Libéria, dans cet aréopage international qui allait décider du sort du monde et où tant d’intérêts religieux, soulevés par le droit des minorités ethniques, allaient être débattus, où l’étonnant tour de passe-passe de la reconnaissance de la nationalité juive arrachée à Lord Balfour, ainsi que l’établissement non moins extraordinaire du Foyer israélite à Jérusalem, allaient bouleverser le statut des Lieux Saints.

Dès le 4 décembre, par la lettre encyclique Quod jam diu, Benoît XV prescrivait des prières publiques pour attirer les bénédictions du ciel sur cette paix suspecte qui se tramait en dehors de lui. « Nous emploierons toute l’influence de Notre ministère apostolique, écrivait-il, afin que les décisions qui seront prises pour perpétuer dans le monde la tranquillité de l’ordre et la concorde soient partout acceptées volontiers et fidèlement exécutées par les catholiques. » Mais, le même jour, dans le Populaire de Nantes, ivre d’orgueil de voir enfin l’Église, dans cette posture humiliée, mendier ainsi une alliance qu’elle avait repoussée jusque-là avec horreur, laissait échapper des cris d’ignoble exultation devant le triomphe de ses principes. « Monsieur Wilson me semble jouer aujourd’hui le rôle qui fut jadis dévolu à la Papauté. Autrefois la Papauté avait une force spirituelle qui lui permettait d’intervenir dans les conflits et de les terminer au profit de la justice, à présent la Papauté est bien déchue. Elle n’a rien fait pendant la guerre et au moment où la paix va être conclue, il n’est même pas question de Benoît XV. À cette autorité, une autre s’est substituée, celle du président Wilson. Celle-là émane, non de la religion, mais de la raison. Elle s’impose, non par un dogme, mais par la pureté du sentiment et de la pensée. » « Il est remarquable, écrira le Rappel, que l’idée et le vocabulaire de la Révolution française, nous reviennent sous les espèces du président Wilson. »

Quelques jours après la visite de Wilson au Pape, le 18 janvier 1919, la conférence interalliée des Préliminaires de la Paix s’ouvrait sous la présidence de M. Poincaré, président de la République française, dans le salon de l’Horloge, au ministère des Affaires étrangères. Vingt-sept nations y prenaient part, dont Haïti, le Hedjaz, le Honduras et la république noire de Libéria. « Vous tenez dans vos mains l’avenir du monde. Je vous laisse, Messieurs, à vos graves délibérations », déclara M. Poincaré, puis il s’éclipsa. M. Wilson proposa d’offrir la présidence à Clemenceau, ce qui fut accueilli à l’unanimité ; et Clemenceau, ayant accepté, s’exprima ainsi, désignant le véritable metteur en scène de la tragi-comédie dont le rideau se levait : « Le programme de cette conférence a été établi par M. le président Wilson ; ce n’est plus la paix de territoires plus ou moins vastes que nous avons à faire, ce n’est plus la paix des continents, c’est celle des peuples. Ce programme se suffit à lui-même, il n’y a plus de parole superflue à ajouter. Messieurs, tâchons de faire vite et bien. » Quod facies, fac citius...

Pour commencer, au nom sans doute du principe des nationalités, ni la Bavière, ni la Saxe, ni le Wurtemberg, ni aucune des principautés germaniques n’eurent le droit de revendiquer leur ancienne autonomie, et l’on sait ce qu’il advint des tentatives de séparatisme rhénan. L’unité bismarckienne, ô ironie, fut reconnue dans la Galerie des Glaces, à Versailles, là même où en 1871, elle avait été scellée avec notre sang. Par contre, la Lithuanie ne fut pas rattachée à la Pologne, bien que sa fraternité de sang comme ses gloires historiques l’eussent exigé indubitablement et que le poète national Mickiewicz eût été lithuanien. On vit promues à la dignité d’État les tribus les plus confuses comme la Lettonie, le Hedjaz ou des agglomérations si inextricables qu’on était contraint de leur donner un double nom ; la Serbie agrandie, toujours au nom du principe des nationalités, s’appela Yougo-Slavie, parce qu’aux Serbes proprement dits se joignaient des Slovènes sans compter les Croates... Quant à l’Autriche-Hongrie, véritable confédération danubienne dont l’unité, chef-d’œuvre des Habsbourg, était une nécessité géographique pour tous les États qui la composaient, elle fut impitoyablement démembrée. On n’osa pas nommer Bohême l’état artificiel qui comprenait des Hongrois, des Allemands, des Tchèques et des Slovaques, mais on l’appela Tchéco-Slovaquie.

Pour que cette comédie des nationalités, dont la principale raison d’être avait été l’anéantissement de la dernière monarchie catholique, fut d’une absurdité complète, il fallait, selon la remarque de M. Malinsky, dans sa pénétrante étude sur la Démocratie victorieuse, il fallait que cette comédie fut réglée par le représentant d’une République où les races ne comptent pas et où Anglo-Saxons, Allemands, Italiens, Français, s’appellent Américains et parlent anglais. Mais, encore une fois, ce n’était que la façade. L’important c’était, derrière cet appareil juridique, de rassembler dans les mains de la finance judéo-maçonnique, sous le nom de virements, de consolidations, de crédits, d’emprunts, tous les capitaux de l’ancienne chrétienté et de consommer la ruine des peuples libres commencée par la guerre.

On comprend les paroles sévères de Foch rapportées par Sauerwein dans le Matin du 8 novembre 1920. Le 6 mai 1919, lors de la remise du traité aux puissances alliées, le Maréchal, ayant inutilement présenté ses objections, dit à Clemenceau : « Monsieur le Président, je me demande si je vous accompagnerai demain à Versailles. Je me trouve devant le cas de conscience le plus grave que j’aie connu dans mon existence. Ce traité, je le répudie et je ne veux pas, en m’asseyant à vos côtés, en partager la responsabilité. Il y aura peut-être une Haute-Cour pour nous juger, parce que la France ne comprendra jamais que de la victoire nous ayons fait sortir la faillite. Ce jour-là, je veux me présenter la conscience tranquille et mes papiers en règle. »

Mais ceci fut dit entre deux portes et rien n’en transpira pendant dix-huit mois. Le 8 novembre 1920, il était trop tard ; ce n’était pas à cette époque-là et à un simple journaliste, dans une conversation particulière, mais dès le 6 mai 1919 et à la France entière qu’il eût fallu dire : « On vous ment ; cette Paix n’est pas une paix de justice, c’est l’escroquerie de la victoire et j’en connais les bénéficiaires. » Mais le Maréchal se tut ; sa consigne ne comportait pas de démarches de cette sorte. La stratégie politique ne se trouve pas dans le règlement de manœuvres, au chapitre VIII du Combat, concernant l’exploitation du succès.

La Maçonnerie l’avait toléré, malgré sa foi religieuse, comme tant d’autres de ses pairs, parce que lui seul pouvait mener à la victoire les armées de la Démocratie. Il croyait sauver seulement la France et l’Europe ; on le laissa dans cette illusion. Mais une fois son rôle technique terminé, on ne tînt plus compte de ses avis. Il bougonna, bouda, mais demeura dans ses fonctions.

Quant à Wilson, notre renoncement à la frontière du Rhin, voulue par Foch, nous ayant été arraché par lui sur sa promesse que l’alliance anglo-américaine jouerait immédiatement, en cas d’agression, l’univers étonné apprit que sa parole n’engageait nullement son pays, le Sénat américain ayant refusé de ratifier sa signature. Il aurait suffi d’ailleurs, pour prévoir cette duperie, de se reporter au texte officiel du traité de Versailles, où il est écrit, afin que nul n’en ignore : « L’Honorable Voodrow Wilson, agissant tant en son nom personnel que de sa propre autorité. »

Ce n’était pas en effet les États-Unis que le Prophète aux dents d’or avait été chargé de représenter, mais la Maçonnerie ; seulement l’Amérique ne se démasqua qu’une fois le tour joué, et, gorgée de dollars, elle déclara que, la doctrine de Monroe lui interdisant de se mêler des affaires de l’Europe, elle se désintéressait des conséquences du traité de Versailles.

Le rôle de Wilson était fini. On le vit s’éloigner dans sa petite voiture de paralytique général et l’on n’entendît plus parler de lui.

 

 

 

Robert VALLERY-RADOT, Le temps de la colère,

10e édition, Grasset, 1932.

 

 

 

 

 

 

 

 

 



1 Cité par les Neue Nachrichten 1917, n° 206. 

2 Cité par Polzer Hoditz dans son livre Kaiser Karl, Wien, 1929, p. 302 et 355.

 

 

 

 

 

 

 

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