L’humanité devant la mort

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

H. VERDIER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« Ô vous qui proclamez le néant de la fosse,

« Et qui marchez, pensifs, vers ces tombes, là-bas,

« Quoi ! les morts ne sont rien ? Notre espérance est fausse ?

« Pourquoi fleurir vos morts, si vous n’y croyez pas ?

« Ô peuple recueilli, fervente foule austère,

« Noir cortège émaillé de bouquets pleins d’amour,

« Est-ce pour un cadavre absorbé par la terre

« Que tu portes si loin tes belles fleurs du jour ?

« Si tu ne gardes pas, sous tes plus sombres voiles,

« Quelques lueurs de foi pour le dernier essor,

« À qui destines-tu, comme un collier d’étoiles,

« Le tribut rayonnant des immortelles d’or ?

« Peuple, ne doute pas, ô grand peuple qui donnes

« Ton sang à ton pays, tes larmes à ces croix !

« Lorsque tes rudes mains déposent ces couronnes,

« Tu peux dire : « je doute ! » – Il n’en est rien : Tu crois !

« Tu peux nier ton âme ! En vain ! Tes mains fleuries

« Appellent, malgré toi les morts, tes confidents !....

« Tu peux renier Dieu ! Tu pleures, donc tu pries !

« Et ton âme se mêle à nos transports ardents !

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Oui, le poète a raison quand il nous dit :

 

      « Pourquoi fleurir vos morts, si vous n’y croyez pas ? »

 

Ce vers, plus profond qu’il ne le semble au premier abord, m’a vivement impressionné ; car il frappe droit et juste au cœur même de la négation qui, de nos jours, s’érige en système, au mépris de la nature, de la vraie science et, surtout, de l’immortelle humanité.

Que se passe-t-il, en effet, chaque année, durant la première quinzaine de novembre, dans cet Alger sceptique où l’on se vante à l’envi de ne croire qu’aux choses positives et tangibles ?

Vous le savez tous, par quelque triste expérience personnelle plus ou moins douloureuse, les cimetières voient affluer à leurs portes la population tout entière. Ceux qui s’agitent encore dans le rêve de l’existence présente vont fléchir le genou et déposer l’offrande intime du souvenir, souvent, hélas ! de la désolation, sur le sol où dort la dépouille aimée depuis que l’Esprit a pris son vol vers les régions de la vie réelle. Que de scènes affreuses et désolées parmi ces êtres que le trouble étreint ! Que d’évocations inconscientes, de plaintes, de cris déchirants, de sanglots et de larmes !

Si cette foule attristée ne croit qu’au néant, que vient-elle faire dans le silencieux asile ? L’œuvre de destruction définitive qui s’y produit est-elle de nature à nous attirer ? Ignorons-nous que la désagrégation de la matière ne laisse de notre personne que ce quelque chose sans nom dans la langue humaine, qui nous stupéfierait d’horreur s’il nous était permis de le voir ? Est-ce donc à cela que s’adressent nos élans d’amour, et nos pleurs ?

S’il en est ainsi, que Dieu nous prenne en pitié, car nous sommes alors les êtres les plus déshérités de la Création. La plante et l’animal sont plus favorisés que nous ; eux, du moins, n’ont conscience ni de la déchirante séparation, ni de la solitude perpétuelle où la mort nous réduit.

Ah ! je l’ai vue de près, cette douleur sans bornes, sans adoucissement possible ; cet indicible désespoir de l’incrédulité ! J’ai vu le matérialiste, affolé, interpeller passionnément l’être aimé ; frapper avec des cris de rage et le blasphème aux lèvres, à la porte qui venait de se refermer sur lui pour toujours, croyait-il. J’ai sondé l’abîme que renfermait pour lui ce mot affreux : jamais !.....

Certes, il avait nié, durant les jours prospères où la lutte semble aisée en raison de son éloignement probable : esprit frondeur qui se croyait fort parce que le malheur l’avait épargné ; pauvre insensé, aujourd’hui terrassé, il avait déclaré se soumettre d’avance aux dures exigences de la nature et se sentir assez ferme pour envisager sans défaillance le mystérieux passage !..... Et voilà que quelques minutes à peine suffisent à l’effondrement de cette fausse bravoure ; le malheureux a glissé dans la profonde obscurité de ses propres pensées, et nulle puissance au monde ne saurait l’en tirer ; car, à force de pétrifier toutes choses sous les glaces du matérialisme, il s’est pétrifié lui-même, en se refusant à la noble recherche du vrai, pour laquelle notre esprit est créé. Combien de temps encore durera cette cristallisation morale ? Et, si quelque rayon céleste ne vient le pénétrer en l’illuminant, qui donc nous dira vers quelles extrémités peut être précipitée cette victime des idées actuelles ? Oui, pour le matérialiste, la mort, est et demeure « le roi des épouvantements ».

On a beau n’y point vouloir songer, s’en distraire avec soin, s’égayer de son mieux, vivre aussi bien que possible en se disant : « Que m’importe ! » Le jour fatal arrive inéluctablement où cette insouciance calculée se trouve face à face avec ce fait inouï : La mort. Car tout arrive ici-bas ! Il se peut qu’un empire s’écroule, qu’un gouffre s’ouvre soudain au sein de la ville la plus florissante et l’engloutisse tout entière ; les montagnes s’éboulent ; les fleuves débordent ; la mer rompt ses digues ; les ouragans emportent nos habitations ; la foudre nous terrifie par ses effets étranges et sa force irrésistible. Il se peut, d’autre part, qu’un fripon devienne honnête homme, qu’on voyage un jour en ballon comme aujourd’hui en chemin de fer ; sur ce point, et sur tant d’autres, la science n’a pas dit son dernier mot. Il se peut également que les peuples les plus sauvages se transforment avec le temps en nations civilisées, et que l’humanité finisse par ne former qu’une vaste famille !..... Tout est possible sous le Ciel ; tout, sauf ceci : SUPPRIMER LA MORT !... Chacun la porte en lui-même, et si nous ignorons l’heure où elle fauchera, nous savons du moins que la seule chose, ici-bas, qui ne puisse nous manquer, c’est de mourir, et le plus souvent, de voir mourir quelqu’un des nôtres. Quelle inqualifiable légèreté de cœur ne suppose pas, chez l’être pensant, l’insouciance qu’il témoigne parfois sur le seul fait absolument certain de l’existence humaine ! Quoi ! nous mourrons inévitablement ; chaque cercueil, qui s’achemine vers le cimetière, nous dit : « Ton tour viendra ! » Et nous restons volontairement dans l’incertitude en ce qui regarde nos destinées les plus certaines ? Quelle contradiction de faits ! Quel inepte abandon de soi-même ?

Comme le poisson, en mettant sa tête sous une pierre, croit échapper au piège du pêcheur, l’homme espère éluder les terreurs de la tombe en n’y songeant point. Ces deux procédés jouissent du même succès. Le pêcheur prend le poisson et, plus sûrement encore, la mort saisit l’homme. Alors, frappé à l’improviste, il sent chanceler sa raison devant l’inexorable inconnu qui, vers le moment suprême, se dresse à son chevet. Il demande à ses croyances négatives la fermeté féroce dont naguère il se targuait si fort ; le doute seul répond à son appel anxieux et, dans le silence de ses nuits fiévreuses, il n’entend que ces mots répétés tout bas à son oreille : « Si tout ne finissait pas à la mort ? S’il y avait réellement des responsabilités d’outre-tombe ? » Savons-nous ce que pèse une telle pensée à la conscience d’un mourant qui a vécu uniquement en vue d’une destruction totale de l’être ? Ceci nous explique bien des faiblesses de la dernière heure, chez de soi-disant libres-penseurs qui, ne pensant rien à l’ordinaire, attendent, pour réfléchir à ce qui devrait les préoccuper le plus, l’heure où l’homme devient incapable de réflexion. À ce moment de trouble horrible, le malheureux cède aux sollicitations qui l’obsèdent et, sans foi, sans espérance motivée, subit, plus qu’il ne les accepte, les pratiques religieuses dont les zélateurs le guettaient avidement. Sa triste fin n’offre en exemple ni l’humble confiance du chrétien sincère, ni la grandeur simple et sereine du spiritualiste convaincu, ni même le courage de mise en scène auquel, l’incrédule s’était dès longtemps exercé.

Ainsi le matérialisme est également impuissant à consoler celui qui meurt et celui qui survit. Tout ce que peut faire l’élite de ses adeptes, à ces instants souverains où l’on se montre tel qu’on est, et non tel qu’on voudrait le paraître, – le point culminant de leurs efforts, dis-je, consiste en une sorte de résignation mélancolique et passive qui fait peine à voir ; jamais un mot d’espoir, un regard inspiré, ne vient, un seul instant, suspendre les angoisses du dernier combat. C’est une double mort qui se consomme en eux.

Voilà, en fin de compte, tout ce que nous offre le matérialisme pour le jour où nous avons le plus besoin de force, de consolation, de lumière !!!

Lorsqu’on nous aura victorieusement démontré l’anéantissement de l’être, nous saurons l’accepter et le regarder en face ; car nous sommes faits pour la vérité ; il nous la faut, quelle qu’elle puisse être ; mais cette preuve, le matérialisme est encore à la faire, et, sur un sujet de cette importance, chacun a le droit de récuser les théories dont, jusqu’ici, l’autorité ne dépasse celle d’une simple opinion personnelle. Nous sommes donc fondés, nous, adeptes du spiritisme, à nous en tenir aux révélations reçues, ou, si vous le voulez, aux découvertes faites ces temps derniers sur ce qu’on peut appeler : « Le lendemain de la mort. »

Mais, parce que nous savons à peu près ce qu’il en est, s’en suit-il rigoureusement que, pour nous, la mort ait dépouillé tous ses mystères et toutes ses douleurs saignantes ? Vous ne le pensez pas. Trop de voiles nous dérobent encore nos divers modes d’existence pour que de pénibles incertitudes ne viennent pas aiguiser nos déchirants regrets. De plus, ne sommes-nous pas des êtres humains ? Donc, nous pleurons, nous aussi, nos morts, et nous n’affectons point un stoïcisme toujours suspect d’indifférence entre des cœurs unis. Toute séparation, même momentanée, n’est-elle pas un sujet de tristesse ?.....

Nous sommes des affligés, sans doute, mais nous ne sommes pas des désespérés, car, si l’enveloppe charnelle est détruite, nous savons pourtant que rien n’est moralement rompu entre nous et l’être suprême disparu ; nous sentons ses effluves chéris nous envelopper et nous bénir ; nous conversons avec celui qui nous précède et nous attend ; notre âme le suit dans la lumière, et cette vue anticipée nous réconforte contre nos propres défaillances.

Dès lors, notre visite commémorative au cimetière change de caractère : ce n’est plus le culte du désespoir à la matière en dissolution, c’est la simple continuation des rapports moraux, un témoignage de fidèle souvenir à ces éléments, qui, pour un temps, personnifièrent le bien-aimé et lui prêtèrent une forme tangible. C’est à ce seul titre que ces tristes restes nous sont chers. Mais lui, elle, ce n’est point là que nous les cherchons, et tandis que notre main suspend des couronnes sur les tombes, – leur dernier asile terrestre – notre âme pleine d’espoir s’élève jusqu’à leur nouvelle sphère ; elle franchit soudain le temps et la distance et, se sentant plus que jamais en intime communion avec eux, elle retrouve la sérénité nécessaire à l’accomplissement des devoirs qui lui incombent encore ici-bas.

Quand nos études spirites ne nous apporteraient que cette magnifique transformation de la douleur, ne serait-ce pas la peine de nous y livrer et de les répandre ?

Mais ces études nous donnent d’autres satisfactions. Elles nous apprennent, en effet, que la mort n’est pas un anéantissement, qu’au-delà des tombeaux l’humanité continue son existence et que, par le progrès, chacun de nous s’achemine, plus ou moins rapidement, vers la perfection, c’est-à-dire vers Dieu.

Avez-vous vu le papillon au corps étincelant, diapré de mille couleurs, fendant l’espace avec ses ailes d’azur, après avoir dépouillé son informe chrysalide de cette enveloppe répugnante de la chenille, dans laquelle l’insecte rampait sur le sol ? L’avez-vous vu, libre, affranchi, voltiger dans l’air ensoleillé au milieu du parfum des fleurs ? Oh ! admirez-le, car il est la fidèle image du phénomène de la mort.

L’homme aussi est une Chrysalide que la mort décompose. Le corps humain, vêtement de chair, dépouille misérable, rentre au sein de la terre, mais l’Esprit, après avoir accompli son œuvre, s’élance vers une vie plus haute, vers cette vie spirituelle qui succède à l’existence corporelle, comme le jour succède à la nuit, et sépare chacune de nos incarnations.

Pénétrés de ces vues, nous ne redouterons pas la mort et nous l’attendrons, non comme la fin de notre existence, mais comme sa transformation.

Chers lecteurs, écoutez cette admirable communication, qu’un protecteur de l’Au-delà a bien voulu me faire sur ce sujet palpitant : elle vous instruira, elle vous consolera, elle vous fortifiera.

 

« Quand la mort étend sur vous son aile sombre et vous ravit les êtres chers que vous aimez, vous pleurez, vous gémissez, votre âme est affaissée sous la douleur.

« Votre sort est triste, ô vous qui ne comprenez pas la mort dans sa sublimité.

« Mourir, ce n’est pas faillir, ce n’est pas tomber, ce n’est pas même fléchir.

« Mourir, c’est grandir, c’est prospérer, c’est renaître à l’immortelle vie, c’est retremper son âme au grand foyer d’amour, source de toutes les vertus.

« Peut-on te blâmer, ô mort, quand tu dis à l’enfant qu’il vaut mieux être rose cueillie avant l’aurore que d’être fleur battue par la tempête ? Peut-on le blâmer, quand tu dis au vieillard qu’il vaut mieux contempler les perles d’or qui scintillent dans l’azur que de traîner plus longtemps un fardeau trop lourd pour ses faibles épaules ? Peut-on te blâmer quand tu dis au malheureux : Je prends ta douleur, je te laisse l’amour, je détruis ton esclavage et je te donne la liberté ?

« Ô mort, sois bénie et que ton nom, encore méconnu, soit fêté et couvert de lauriers ! »

 

Ah ! frères spiritualistes, plaignons et instruisons, si possible, ces pauvres cœurs fourvoyés qui ne savent pas discerner la vie sous les apparences de la mort et ne revoient, en celle-ci, qu’un brisement éternel, implacable, de tout ce qui, dans ce monde, constituait leur bonheur et leur gloire. Tendons, à ces désolés d’une fausse science, la main fraternelle qui relève ; initions-les, de notre mieux, à ces consolations sublimes que, plus heureux, nous avons goûtées. Lorsque l’humanité les aura comprises et acceptées, la mort, aujourd’hui si redoutable à ses yeux abusés, ne lui apparaîtra plus comme l’aveugle application d’une loi injuste et cruelle, mais comme une simple évolution transformatrice où chacun pourra puiser, sur sa future demeure, des révélations précieuses qui lui serviront de phare pour se diriger ici-bas vers les régions éthérées où nous attendent et nous attirent ceux qui, avant nous, sont partis pour ces mondes nouveaux.

Alors, avec le poète que je citais au début de mon article, nous pourrons encore dire :

 

« Tout resplendit ! Du fond de l’éther radieux,

« Les Esprits épurés, innombrable phalange,

« Font tressaillir la Terre aux clartés de leurs yeux !

« Ô toi qui sais aimer les morts les plus funèbres,

« La prière du Ciel, peuple, descend sur toi !

« La splendeur de l’amour va chasser les ténèbres.

« Et tu scintilleras d’espérance et de foi !

« Rempli du souvenir des anciennes épreuves

« Et le regard tendu vers l’Immortalité,

« Tu porteras, avec la majesté des fleuves,

« À l’Océan divin, tes flots d’Humanité !

 

 

H. VERDIER.

 

Paru dans La Vie future en novembre 1906.

 

 

 

 

 

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