La Tentation de Saint Antoine par Gustave Flaubert

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Auguste de VILLIERS DE L’ISLE-ADAM

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le grand artiste qui vient de nous donner cette œuvre encore, la Tentation de saint Antoine, a cette fois, par la double nature de sa conception, placé dans une situation fort singulière l’esprit de qui entreprend de juger ce livre avec quelque profondeur.

Il importe de nettifier tout d’abord cette situation, afin de ne point tomber dans les verdicts obscurs et irréfléchis, dans les malentendus risibles, que ce sombre Songe littéraire a suscités chez les critiques proprement dits.

Voici la trame de l’œuvre :

– Un anachorète – (saint Antoine, soit) – vieilli dans les Thébaïdes, épuisé de jeûnes, sanglant de coups de discipline, échauffé par l’esprit des lieux arides, veille un soir plus tard que de coutume. Il vient d’éprouver, pour la première fois, l’inquiétude de son destin. Il a, pour tout bien, une croix, une cabane et une cruche cassée ; en un mot, tout ce qu’il faut à l’Homme, quand l’homme est digne de ce nom. Cette nuit-là, le péché se glisse au cœur du vieillard ; il faiblit sous le poids des souvenirs de gloire, d’amour, de sagesse mondaine, qui hantent sa solitude. – Il est las : « Oh ! seulement un petit champ !... une peau de brebis !... du lait caillé qui tremble sur un plat ! » – Ce désir originel suffit : cette fissure deviendra tout à l’heure l’effrayant portail de tout l’Enfer.

Non point de l’Enfer allumé par Goya dans son terrible dessin ; car, au point de vue logique, on peut dire que jamais homme ne fut moins tenté que saint Antoine, si le Diable ne lui a dépêché que de pareilles visions pour le séduire. On peut même ajouter qu’il n’est pas d’homme assez dépourvu de toute espèce de bon sens pour hésiter une seconde à devenir un saint, si l’immense horreur imaginée par Goya lui passait vivante devant les yeux, au fond de quelque désert.

Le Diable de Gustave Flaubert est plus dangereux : c’est le Satan immortel déployant sa queue de paon. Les visions enivrantes, mélancoliques, orgueilleuses, semi-divines, se brodent sur le crépuscule des nuits orientales, évoquées aux regards parfois éperdus d’Antoine. Elles défilent, objectivées par son cerveau bouillonnant, et vitalisées par la substance correspondante dont dispose l’Enfer en éveil autour de lui.

L’illusion du Saint est corroborée par l’autre illusion, dans une mystérieuse identité. La nuit est devenue une lanterne magique de proportions colossales. Voici d’abord la Reine de Saba (ces quinze pages sont le chef-d’œuvre du livre) ; puis les métaphysiciens, leurs dictons à la bouche ; puis tous les Hérésiarques avec leur unique parole ; puis les Mages, Simon, Appolonius de Thyane ; puis tous les dieux du monde, puis les bêtes des cieux, de la Terre et de la Mer, puis le Diable, sous les traits du disciple Hilarion, qui, ôtant de son front cornu ce masque, la Science, emporte l’anachorète dans les abîmes de l’espace, avec des paroles dont la profondeur triste jette comme un voile de désespoir sur les Créations.

Antoine lui échappe d’une prière, d’un regard levé vers le vrai Ciel, – vers celui qui est partout et nulle part ; – et le voici retombé sur sa Montagne, entre la Mort et la Luxure, qui s’acharnent l’une contre l’autre en sœurs ennemies. Enfin, se dressent à ses côtés, le Sphynx et la Chimère !... L’attrait de l’Inaction éternelle ! du Sommeil sans Rêves ! de la Matière unique. – « Oh ! la devenir !... » s’écrie-t-il, brisé par la Tentation.

Mais, soudain, le jour commence à luire ; l’Orient s’empourpre ; des nuages d’or roulent sur le ciel. L’œuvre compliquée du Prince des Ténèbres a passé comme une fumée ; et, baigné de lumière, saint Antoine, les bras à l’entour de la Croix, son salut, son espérance, voit resplendir, dans le soleil levant, la face de Jésus-Christ.

– Bien.

Voici maintenant, ce que pourrait dire un chrétien très bourru relativement à l’esprit littéraire qui a présidé à la composition de l’œuvre :

– L’artiste doit conformer à leur notion les types historiques dont il se sert : autrement, qu’il n’y touche pas, il lui est facile d’en créer d’imaginaires. C’est une faute d’art capitale de se servir de la vitalité toute faite d’un personnage connu, de s’en autoriser, a priori, et de faire ensuite bon marché de ce qui constitue précisément l’âme, la nature et la vie de ce personnage, de le représenter autre, enfin, qu’il doit être. C’est là de l’ingratitude.

Tout est permis, hors cela, parce qu’alors le lecteur devient aussi indifférent que l’auteur : il ne voit, par la contradiction, qu’une sorte de mannequin. Or, dans le saint Antoine de Gustave Flaubert, je ne reconnais pas un saint, mais un homme du monde, avec une fausse barbe, et dont les paroles ne sont pas en rapport avec le cilice et la robe dont l’affuble notre auteur.

Cet homme-là n’a jamais été capable d’être seul avec Dieu.

Comment ! pas une tendresse naïve, enfantine ? Pas un bon sourire ? Pas une gaucherie de paroles ? Pas une expansion de charité chrétienne et vivifiante ? A peine une sèche et courte prière, cherchée et arrachée littérairement par la situation ! Pas une effusion d’amour, ardente, jaculatoire, féminine, pour le Dieu qu’il aime et dont il est aimé ? Alors qu’il ne doit y avoir que cela de vrai au monde pour lui, absolument, puisqu’il est un Saint, et un grand Saint ! Où est le côté « petit enfant » nécessaire, sine qua non, chez ce chrétien canonisé, bien que Jésus-Christ ait expressément dit : « Si vous n’êtes pas tout d’abord semblables à l’un de ces petits enfants, qui croient en moi, vous n’entrerez pas dans le royaume des Cieux !... » Mais saint Antoine, ici, a beau marmotter le Credo, c’est un saint artificiel sorti des ateliers de M. Renan, un saint en bétons agglomérés (système Coignet) ! – Ce qui désunit l’œuvre, c’est la non-vitalité du personnage qui la supporte tout entière, et qui, d’instinct, sonne quelque peu son toc. On pourrait mettre ce saint Antoine sur un pain de Savoie ou toute autre pièce montée, avec une robe en chocolat. – L’auteur ne s’est pas pénétré, comme il le devait, de l’esprit évangélique, car un saint doit se retrouver même en ses hallucinations.

Voici maintenant ce qu’un artiste, chrétien aussi, peut répondre :

Ce livre, indépendamment de la philosophie très orthodoxe et très romaine qu’il contient en son impression définitive, étant, par mille détails, l’un des plus curieux et des plus colorés qui soient jamais produits, il serait absurde de se montrer sévère sur le seul côté attaquable qu’il présente. Cela, dis-je, serait injuste, et témoignerait d’une mauvaise foi décidée ou d’un esprit sans valeur.

Et, d’abord, on peut retourner l’argument d’une façon bien autrement sérieuse en faveur de l’auteur, et avec plus de vérité : car il s’agit, ici, d’un très grand artiste, doué d’une magie d’expressions et d’une puissance d’étrangeté tout à fait exceptionnelles. Et je doute que ceux qui se rebellent puissent faire mieux que lui !...

Saint Antoine fut tenté (ceci est de notoriété publique) d’une façon particulièrement prodigieuse. Ce dut être, en effet, pendant quelque nuit où, fléchissant sous la lutte charnelle, il se trouvait désarmé de sa charité, abandonné de la grâce, par une haute épreuve de Dieu. Le saint Antoine de Flaubert est donc tel qu’il doit être au moment choisi.

Il fut permis alors – enjoint peut-être – au Démon de mettre en jeu tous les artifices et tous les mirages de son empire contre le Solitaire. La proie étant de celles que convoite beaucoup le chasseur des âmes, ce dernier déploya ses magnificences funèbres pour captiver le bon saint ; mais les choses et les êtres qui apparurent ne devaient être, en réalité, perçus d’Antoine que suivant leurs concordances avec sa manière de les éprouver et de les concevoir. De là cette folle reine de Saba qui n’est point l’amère visiteuse du grand Roi de Judée, mais bien la diabolique et étroite idée que s’en est fait saint Antoine lui-même. Il en est de même des Mages, des Hérésiarques et des dieux grecs ; d’ailleurs les six cents volumes d’Origène sont condensés dans le mot que celui-ci prononce.

Quant à l’Œuvre totale, c’est un cauchemar tracé avec un pinceau splendide, trempé dans les couleurs de l’arc-en-ciel !

Oui, ce livre est merveilleusement amusant et donne à penser. Pour l’aimer, il ne s’agit que de se priver du ridicule d’être trop difficile, voilà tout.

 

 

Auguste de VILLIERS DE L’ISLE-ADAM,

Chez les passants, 1890.

  

 

 

 

 

 

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