Le type romain de la Vierge

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Maurice VLOBERG

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

APRÈS l’édit de Milan (313), quand l’art chrétien développe à l’aise et au grand jour les richesses que la croyance lui fournit, la Vierge apparaît de toutes parts dans l’éclat de sa dignité. Sa place sur les peintures cimitériales laissait déjà prévoir une glorieuse et rapide ascension dans le domaine plastique, dès qu’elle serait sortie avec l’Église de la nuit des Catacombes. Le thème christologique et le thème marial suivent alors une évolution parallèle : comme la figure du Bon Pasteur, – que Tertullien réprouvait sous prétexte que cette vision de miséricorde encourageait toutes les faiblesses, – comme cette figure si consolante, mais trop simple, fut délaissée pour celle du Christ triomphant, ainsi le type de la Vierge en majesté élimina peu à peu l’image de la Vierge Orante, corrélative à celle du mystique Berger.

Le type de Vierge trônante n’est toutefois que l’épanouissement de l’idée mise en relief dans le mystère si aimé des premiers chrétiens et de leurs artistes, l’Adoration des Mages. Cette scène que devaient copier, d’après les peintures des Catacombes, tant de sarcophages des IVe et Ve siècles et tant d’autres monuments de même époque, faisait ressortir l’éminence de la Mère en l’associant de façon directe aux hommages rendus à son Fils par les Gentils. L’intention se précisera dans les Épiphanies postérieures, où la Vierge prend l’attitude souveraine et les attributs de grandeur. L’humble cathèdre de bois, sans socle ni escabeau, qui lui sert de siège dans les peintures catacombales, ou encore le haut fauteuil d’osier tressé, sur laquelle la montrent assise les sarcophages, se transformeront en un trône d’or et d’ivoire, drapé de pourpre. Il n’y a plus seulement les Mages qui se précipitent avec élan et bonhomie, mais quatre anges qui, tenant en mains la chrysorrapis, la longue baguette d’or, forment la garde de la Mère du Seigneur et veillent sur elle. Le groupe divin de Marie et de Jésus sur ses genoux, au lieu d’être campé de profil – comme il l’est fréquemment sur les peintures des Catacombes et les sarcophages, – apparaît en frontalité, c’est-à-dire que la Vierge et l’Enfant sont alignés de face sur la même verticale, ce qui rend plus vive l’impression de solennelle gravité. Telle est la formule spectaculaire et byzantine dont l’exemple parfait est la mosaïque du VIe siècle à Saint-Apollinaire-le-Neuf, à Ravenne.

Ce type de Mère de Dieu, haussé jusqu’à l’abstraction théologique, a dû s’imposer après le concile d’Éphèse (431) et la définition du titre de Théotokos. Pour célébrer cet insigne événement de la foi, le Pape Sixte III (432-440) fit représenter en mosaïques sur l’arc triomphal de Sainte-Marie-Majeure les scènes de la vie de la vie de la Vierge et de l’enfance de Jésus, suivant à la fois l’Évangile et les Apocryphes. Ces compositions tiennent encore à l’art romain, mais la somptuosité des costumes et une mise en scène protocolaire y décèlent l’influence de la cour byzantine. Marie prend mine et toilette de princesse, – tunique bordée de perles, dalmatique diagonale serrée à la taille par une ceinture de pierreries, colliers de joyaux. Toujours elle est sous la garde de grands anges à tunique clavée, soit qu’elle déroule l’écheveau de laine pourpre, sa quenouille sous le bras, au moment de l’Annonciation, soit qu’elle présente son Fils au Temple, soit qu’elle assiste à l’Adoration des Mages, mise à droite du trône gemmé où l’Enfant se tient seul, confortablement assis, – curieuse et presque unique Épiphanie de ce genre, – soit enfin que son exil la mène en Égypte, où le roi Affrodosius la reçoit avec Jésus et Joseph aux portes de la ville.

Sixte III avait composé l’ordonnance de ces mosaïques comme un enseignement pour le peuple fidèle : Xistus Episcopus plebi Dei, dit l’inscription en lettres blanches sur fond bleu, au sommet de l’arc. Le leçon servit non moins aux artistes qui ornèrent de smaltes les murs des basiliques. Le type de la Vierge trônante fut repris un siècle plus tard à Saint-Apollinaire de Ravenne, nous l’avons dit. Bien que la mosaïque de la conque absidiale de Parenzo, en Istrie, ne représente pas une Adoration des Mages, sa composition calque cependant le schéma de l’Épiphanie ravennate. Marie siège sur un trône précieux, entre deux anges et des saints qui lui apportent des dons votifs avec un mouvement semblable à celui des Mages. Sans être parée comme une basilissa, elle a grand air patricien dans son vêtement d’une sobriété antique : la palla, ou mante, de pourpre sombre, – qui recouvre la tête en laissant paraître le bord de la coiffe blanche des matrones, – retombe sur la tunique pourpre clavée, au bas de laquelle apparaît l’extrémité du lore, sorte d’étoffe brodée.

Il existe une série de ces Vierges trônantes à peu près de même époque, VIe siècle. Citons, entre autres, la fresque de la catacombe de Commodille, où Marie, vêtue de pourpre sombre et chaussée de souliers de même étoffe, est assise sur un trône gemmé entre les deux saints Félix et Adauctus qui lui présentent une veuve défunte, nommée Turtura. Ces Vierges, par leurs ressemblances, accusent leur dérivation d’un archétype antérieur au VIe siècle. Mais un détail iconographique signale la Vierge de Parenzo : il donne la formule la plus ancienne du couronnement de Marie. La Main divine, figure de Dieu le Père, perce les nues et tend la couronne d’or et de gloire au-dessus de la Vierge. L’idée dogmatique est très claire : cette couronne symbolise la grandeur de la maternité divine, et elle désigne avant tout le Verbe Incarné que la Vierge porte sur ses genoux. On retrouve au XIIe siècle, sur une mosaïque de Sainte-Marie-Nouvelle, la Vierge-Mère, en costume d’impératrice, ainsi couronnée par la Dextera Dei.

Toutes ces figurations approchent du type précis et définitif, vraiment royal, avec les attributs de la majesté suprême. Il se présente tel, sans réticences, et plusieurs fois, sur les fresques de Santa-Maria-Antiqua, vénérable basilique aménagée au VIe siècle dans l’ancienne bibliothèque du Temple d’Auguste, et exhumée en 1900 des ruines et décombres du Forum. La plus ancienne des Vierges-Reines de cette basilique fut peinte au VIe siècle. Quoique extrêmement dégradée par les chutes de stuc, il en subsiste assez de fragments pour juger de sa noblesse de style et de pensée. La Vierge, avec Jésus devant elle sur ses genoux, est assise sur un trône d’une richesse inouïe, au dossier semi-lunaire dont les montants recourbés en cornes supportent la traverse du dorsal, soierie de fond qui retombe en plis rythmés. L’attitude de Marie ne peut être plus auguste ; son costume somptueux copie exactement le costume impérial au temps de Justinien : elle porte une tunique intérieure, et par-dessus, la chemise dalmatique de fin lin, que recouvre la vraie dalmatique d’un tissu de pourpre pointillé d’argent. La stemma, ou couronne, est du type mural, corona muralis, avec ses trois tourelles au sommet en forme de toit, la doublure intérieure est de soie bleue, une grande pierre précieuse est enchâssée dans l’or de la tourelle de front. À droite et à gauche, les archanges Gabriel et Michel s’inclinent devant leur Reine, et présentent à Jésus dans un pan de leur manteau les insignes du pouvoir impérial, la couronne et le sceptre placés l’un à côté de l’autre.

Cette Théotokos, dans l’appareil et la splendeur d’une basilissa, fut introduite à Rome, sous des influences certainement byzantines. Elle est sinon une idée toute neuve, du moins l’aboutissement d’une évolution dont nous avons marqué les étapes. « Ce type de Madone, écrit le P. Grisar, possède d’autant plus de valeur qu’il est introduit comme le premier dans l’Église de Rome, d’où il passa dans les Églises lointaines. » Ajoutons que ce rayonnement n’eut lieu que plus tard, car l’exemple reste unique pendant tout le VIe siècle : les Vierges trônantes de la Catacombe de Commodille, des basiliques de Ravenne et de Parenzo gardent le costume classique, mais non impérial. Un érudit qui a étudié à fond Sainte-Marie-Antique, W. de Grüneisen, estime que des raisons de dessin, de facture et de couleur permettent d’attribuer notre fresque au même artiste romain qui a peint la Vierge de la matrone Turtura au cimetière de Commodille.

Remarquable par son originalité et sa somptuosité, le type de la Vierge Impératrice l’est encore par la faveur des papes, dont plusieurs ont voulu figurer debout ou à genoux auprès d’une de ces Vierges à lourde couronne. Cette prédilection des Souverains Pontifes explique la continuité du thème dans l’art romain du VIIe au XIIe siècle.

Le Pape Jean VII, d’origine grecque, eut le temps pendant son pontificat si court, de 705 à 707, de prodiguer à la Vierge les témoignages de sa dévotion ardente. Son épitaphe en donnait une dernière assurance, où il disait vouloir reposer aux pieds de sa Reine :

 

            Hic sibi constituit tumulum jussitque reponi

            Praesul Johannes sub pedibus Dominae.

 

Il a signalé ce même culte par divers documents à Santa Maria Antique, qui commence avec lui son âge d’or. Mais c’est pour la chapelle de la Vierge, édifiée par ses soins dans l’ancienne basilique de Saint-Pierre, qu’il commanda en mosaïque une Orante vêtue comme une impératrice ; la couronne et les cataseista, ou pendeloques de perles qui retombent sur les joues, tissent le visage dans une armature d’or et de joyaux. Le pontife, à droite de la majestueuse Orante, lui dédiait cette composition, s’en disant l’ordonnateur : Johannes indignus Episcopus fecit, B. Dei Genitricis servus : « Jean, évêque indigne, serviteur de la bienheureuse Mère de Dieu, lui a fait faire ceci. » La mosaïque est aujourd’hui en débris, dispersée ici et là : Vierge, détachée comme un tableau, fut portée en 1609 à Saint-Marc de Florence : le portrait de Jean VII et divers morceaux décorent les Cryptes Vaticanes. Dans le même appareil impérial, mais en buste, se montre l’Orante peinte à fresque, au XIe siècle, dans l’atrium de San Angelo in Formis.

Au même siècle appartiennent deux fresques encore de Sainte-Marie-Antique, malheureusement très altérées. Sur l’une d’elles, l’inscription Maria Regina authentique l’idée du thème : elle se lit en haut et à gauche du trône, où la Vierge et l’Enfant étendent la main en geste d’accueil vers un saint en tunique et chlamyde et le pape qu’il présente, sans doute Adrien I (772-795). La tête du pontife est encadrée dans la tabula circa verticem, nimbe rectangulaire qui est un signe : il fait connaître que les personnages sont encore en vie au moment de l’exécution de l’œuvre d’art où ils figurent.

Cette fresque réplique l’ordonnance d’une peinture antérieure, décorant la chapelle des SS. Cyr et Julitte dans le même sanctuaire. Elle est datée, elle aussi, par le signum viventis, qui cerne le visage de saint Zacharie, pape de 741 à 752. Il est le dernier des trois personnages rangés à droite du groupe central de Jésus et de Marie. Par ce qui reste de la Vierge trônante, dont il manque la partie supérieure, on devine que l’avant-bras droit, haut levé, tenait une longue haste incrustée de perles et surmontée d’une croix, – geste inspiré de celui des dieux ou des allégories de villes qui portent ainsi le sceptre dans les œuvres sculptées et sur les effigies de monnaies.

La plus ancienne Vierge à la croix hastée est ciselée en relief sur la couverture d’un reliquaire en argent, du VIe siècle, conservé à la basilique de Grado (Aquilée, Italie). Sur un ivoire, peut-être de même époque, la Vierge tient dans la main droite la croix hastée, et dans la gauche deux fuseaux. La haste crucigère est quelquefois donnée pour sceptre à la Vierge Reine, à partir du VIIIe siècle. On la verrait encore aux mains de la Vierge en costume impérial, peinte dans l’église basse de Saint-Clément à Rome, si cette fresque du IXe siècle n’était fort endommagée. Disparue entièrement, la mosaïque du XIIe siècle, dans l’ancien oratoire de Saint-Nicolas au palais du Latran sur laquelle les deux papes Calixte II (1119-1124) et Anastase IV (1153-1154) se prosternaient aux pieds de la Vierge royale portant la haste sommée de la croix : la grandeur souveraine de Marie y était deux fois attestée encore par la couronne gemmée que la Main divine suspendait au-dessus d’elle, et par cette inscription : « Præsidet æthereis pia Virgo Maria choreis, La Vierge clémente domine les chœurs célestes ». Enfin la croix hastée devient la croix pontificale à double traverse et ornée de pierreries, dans la main droite de la Madone, dite della Clemenza, vénérée à Sainte-Marie du Transtévère, à Rome ; le pape, agenouillé devant la Vierge de beauté sévère, serait Innocent III (1198-1216) ; selon Mgr Wilpert cette peinture sur bois serait l’œuvre d’un prédécesseur médiocre de Cavallini, à la fin du XIIIe siècle.

L’art romain du IXe siècle offre encore deux exemples de Vierge en majesté. L’une du type trônant, – comme les Vierges de Ravenne et de Parenzo, – est représentée sur la mosaïque de la conque absidiale de Sainte-Marie in Domnica : agenouillé à droite, sur le tapis du trône, le pape Pascal Ier (817-824), restaurateur du sanctuaire, saisit des deux mains le pied de la Madone et s’apprête sans doute à le baiser. Cette Vierge, loin d’être le prototype de la série – comme le prétendait Vitet – ne fait que la continuer. D’ailleurs elle accuse la décadence de cette époque et la faiblesse d’une technique qui agonise. L’art de la mosaïque ne refleurira en Italie qu’au moment où l’abbé Didier, en 1066, appellera des mosaïstes byzantins pour décorer sa nouvelle église du Mont-Cassin.

En même temps que se développe cette naissance, l’ancienne image de la Vierge couronnée reparaît aux conques et sur les murs des églises, ainsi à Sainte-Marie du Transtévère, et à Sainte-Marie-Nouvelle, où la composition rappelle la peinture du VIe siècle à Sainte-Marie-Antique. Nos imagiers romans et gothiques, qui seront les premiers à sculpter des Vierges Reines, traiteront le sujet parfois avec fantaisie, le plus souvent avec une noblesse dont les plus beaux exemplaires sont aux tympans de Chartres et de Paris.

Nous avons vu que tout un cycle de mosaïques et de peintures romaines, échelonnées du VIe au IXe siècle, présente la Vierge Marie dans la splendeur et avec les attributs de la souveraineté. Que ce type de Maria Regina, comme le désignent les inscriptions, ait été créé au centre de la foi et consacré par la prédilection des papes, voilà qui le rend vénérable entre tous et en fait un thème essentiellement catholique. Les théologiens pourront tenir compte de la valeur doctrinale conférée à cette image par le culte que lui ont voué les Souverains Pontifes. Interprète et témoin de leur confiance, elle l’était aussi de leur foi et de leur magistère. Elle faisait ressortir en plein état le dogme et les prérogatives de la maternité divine : presque toutes ces représentations, en effet, ne séparent pas de la Mère le Fils à qui elle doit son unique grandeur. L’image exprimait peut-être encore le désir d’associer à la royauté universelle de la Mère de Dieu l’autre Vierge-Mère, l’Église dont elle est le prototype. Royauté commune sur tous ceux à qui elles donnent, selon des modes divers, la vie de la grâce. Royauté surtout de médiation, que toutes deux se partagent, encore que l’une l’exerce avec une suprême efficacité : à cet égard l’Orante-Impératrice du pape Jean VII est une éloquente formule qui impose l’idée de la toute-puissance de l’intercession de Marie, Mère du Christ Roi, et, à ce titre, sûre toujours de l’effet de ses demandes.

 

 

Maurice VLOBERG.

 

Paru dans la revue Marie en 1948.

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net