Nubar-Pacha

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Eugène-Melchior de VOGÜÉ

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Janvier 1899.

 

 

Il vient de s’éteindre à Paris, loin de cette Égypte où la mort semble plus facile, parce que tout y parle d’elle. Disparu depuis une dizaine d’années de la scène du monde, le vieil exilé avait joué un rôle considérable en Orient ; dans ce qu’on peut appeler déjà l’ancien Orient, tant les évènements récents ont bouleversé ces terres immobiles. Spectateur de ce rôle, témoin rapproché de cette vie aux heures où elle a le plus marqué, je voudrais ranimer ici une figure profondément gravée dans mes souvenirs de jeunesse.

L’Arménien Nubar appartenait à cette race malheureuse et dispersée qui a donné ou opposé à ses divers maîtres quelques politiques de premier ordre : Loris-Mélikoff, le patriarche Azarian, Nubar-pacha, pour n’en citer que trois parmi ceux que j’ai intimement pratiqués. Loris a pu montrer ses talents au sommet d’un grand empire. Moins bien servis par les circonstances, aussi richement doués, les deux autres m’ont paru égaux, sinon supérieurs, aux hommes d’État que j’ai vus jouer dans les premiers emplois européens. Éloquence, don de persuasion, ténacité du caractère, fertilité de ressources dans l’intelligence souple à miracle, rien ne leur eût manqué, sur un théâtre plus vaste et plus libre, pour s’illustrer par les belles actions ou par les grandes canailleries qui fixent à jamais un nom dans l’admiration des hommes.

Il y eut ceci de tragique dans la destinée de Nubar que son génie s’est usé sur une matière ingrate, support trop faible de ses vigoureux desseins. Il faisait songer à un habile sculpteur qui chercherait toujours et ne trouverait jamais une glaise à pétrir sur la forme de son rêve.

Issu d’une famille smyrniote, parfaitement élevé à Sorèze, jeté en Égypte par un de ces vents de hasard qui assignent une patrie fortuite aux errants levantins, l’Arménien conçut le projet d’arracher son pays d’adoption aux maîtres asiatiques ou européens qui se le disputaient. Il a lutté trente ans pour refaire un État avec cette épave du grand naufrage turc, une nation indépendante avec cette vassale à l’encan. Vaincu par la fatalité des lois historiques, il a vieilli dans l’affreuse désespérance d’un manieur d’hommes à qui les hommes manquent.

Tout jeune, il se poussa dans la faveur du vice-roi Abbas-pacha. Il n’avait pas vingt-cinq ans lorsqu’il vint pour la première fois, en 1850, défendre à Constantinople les intérêts de ce patron ; et déjà la supériorité de son esprit frappait les bons observateurs. Beaucoup plus tard, à l’époque où nous livrions contre Nubar des batailles quotidiennes, je voulus rechercher les origines de notre redoutable adversaire : je retrouvai dans les archives de l’ambassade une curieuse dépêche du général Aupick, envoyé de la deuxième République à Constantinople. Le général écrivait au ministre des affaires étrangères, M. de La Hitte, le 15 septembre 1850 :

« Nubar-bey, l’un des secrétaires interprètes d’Abbas-pacha, est fort avant dans ses bonnes grâces et dans sa confiance. Jusque maintenant, il n’a fait auprès de la Porte aucune démarche qui indique qu’il ait une mission. Ce jeune homme, élevé en France, est instruit, d’une grande intelligence. Il est tout dévoué à Abbas-pacha, son maure, qui, dit-il, n’a d’autre tort aux yeux de ses ennemis que d’être le seul qui puisse assurer la prospérité de l’Égypte. Nubar-bey ne peut pas ne pas être ambitieux. Il est trop éclairé pour ne pas voir qu’Abbas-pacha fait fausse route, et on peut penser que, dès qu’il aura renversé ceux qui lui font obstacle, et notamment Artin-bey, il sera le premier à remettre le vice-roi dans la bonne route. »

On ne remettait pas « dans la bonne route » le monstre que fut Abbas. Son successeur, Saïd-pacha, n’employa Nubar qu’avec défiance. L’Arménien ne put donner sa mesure d’administrateur et de diplomate qu’après l’avènement d’Ismaïl, qui l’avait pris à gré. Ceux qui ont vu se rappellent, ceux qui n’ont pas vu n’imagineront jamais ce que fut la féerie égyptienne, durant ces dix ou douze années splendides, dévoratrices de milliards. Il semblait aux regards superficiels, et beaucoup en Europe s’y trompèrent, qu’un nouveau Pharaon restituait la grande Puissance africaine, la civilisation forte et brillante des anciens jours. Il est juste de rapporter à Nubar, principal artisan de cette éphémère grandeur, le mérite des parties solides par où elle se soutint. Inspirateur et modérateur de l’Haroun-al-Raschid du Caire, ce vizir ébaucha la figure d’un État moderne en Orient ; il espéra vainement l’achever, la défendre contre les convoitises allumées par ce mirage.

Son habileté réussit d’abord à créer l’outil dont elle avait besoin pour agir : une Égypte indépendante de fait sous la suzeraineté nominale du Sultan. L’adroit négociateur vint à Constantinople, avec les clefs d’or ; il obtint de la Porte les firmans de 186’7 et ce titre ambigu de khédive qui sanctionnait l’autonomie égyptienne. Il transporta ensuite ses talents diplomatiques – et peut-être ses clefs d’or – à Paris ; dans ce Paris où se réglaient alors les affaires du inonde, et en particulier celles de la vallée du Nil. Ces dernières étaient subordonnées aux questions épineuses que le percement du canal soulevait : Nubar enveloppa l’Empereur de son charme séduisant ; il aplanit les difficultés relatives au canal, il fit agréer par surcroît les prétentions quasi souveraines de son maître.

Ce maître n’était pas commode : appui incertain et obstacle perpétuel aux desseins utiles de son ministre, dissipateur, retors, le plus madré des trafiquants, le plus sournois des despotes orientaux, sous le verbiage libéral et le masque aimable d’un raffiné de civilisation. J’en appelle au souvenir de tous ceux qui ont négocié avec le rapace enjôleur d’Abdin. Comment brider ses fantaisies, imposer un contrôle à son arbitraire illimité ? Quelques Européens, maniaques de parlementarisme, crurent ou feignirent de croire qu’on y réussirait avec la parade constitutionnelle dont Ismaïl-pacha s’amusa un instant : ce fameux Parlement du Caire où la grande difficulté était de recruter une gauche, pour donner une apparence de sérieux au joujou. On stylait en vain les députés qui devaient opposer un non aux volontés du khédive ; la crainte héréditaire du cour-hache leur faisait oublier le rôle appris. Nubar ne se payait pas de ces sornettes ; il chercha et trouva l’instrument de contrôle qui demeure l’honneur de sa pensée : la réforme judiciaire.

Deux mots en expliqueront le mécanisme aux personnes peu familières avec les Capitulations. Tous les intérêts de quelque importance, en Égypte, aboutissaient aux mains des gens d’affaires européens ou levantins, protégés par leurs consuls ; et la plupart de ces intérêts engageaient la responsabilité de l’État égyptien ou du domaine privé d’Ismaïl, l’accapareur universel. Les litiges judiciaires, transformés en revendications diplomatiques, ne recevaient pas de solution quand le vice-roi réussissait à jouer les consuls ; ils recevaient une solution dommageable au pauvre fellah, quand le poids de la puissance européenne faisait triompher des exigences souvent excessives. Nubar imagina de substituer à l’action consulaire la juridiction de tribunaux mixtes, dirigés par des magistrats européens inamovibles pour une certaine période, payés par le khédive, et qui connaîtraient de tous les litiges où un étranger serait partie.

Cette proposition rencontra une résistance presque unanime dans les cabinets, particulièrement vive en France : nos ressortissants étaient les plus engagés dans les affaires égyptiennes, et nous avions pour principe de tenir ferme, dans tout l’Orient, sur ce roc des Capitulations, notre garantie séculaire. Comment croire que le vice-roi prendrait au sérieux une justice installée et payée par lui ? Autant abandonner sans phrases nos nationaux à son arbitraire. C’était notre conviction, et c’était sans doute l’espoir intime du khédive ; il attendait certainement de la réforme tous les effets que nous en devions redouter. Seul, Nubar avait foi dans son idée. Il vint batailler au centre des pourparlers, à Constantinople. J’ai présentes à la mémoire ces discussions acharnées, l’énergie et la dextérité de leur initiateur ; représentant désarmé de ce demi-souverain suspect, endetté, très affaibli déjà, il tenait tête aux ambassades, avançait lentement sur le terrain gagné pouce à pouce. Il eut recours au grand secret oriental, diviser les cabinets, opposer l’un à l’autre ; après des années de luttes laborieuses, il obtint gain de cause.

Confessons-le franchement : sa foi avait raison contre notre scepticisme. L’évènement en fit vite la preuve. Les nouveaux juges se montrèrent indépendants, impartiaux ; leurs sentences furent obéies. Le khédive dut s’incliner devant celles qui le frappaient personnellement ; ce mauvais payeur dut s’exécuter, quand les huissiers affichèrent sur le palais d’Abdin les exploits décernés contre lui. Le fellah, étonné de voir surgir cette inconnue, la Justice, accourait avec confiance aux tribunaux de la réforme dès qu’il pouvait y porter ses doléances. Nubar avait découvert le seul contrôle efficace, le seul moyen pratique de limiter l’arbitraire gouvernemental en Orient.

On s’en rendit si bien compte qu’il fut aussitôt question d’appliquer ce remède sur tout le corps de « l’homme malade ». C’était le vif désir de l’inventeur : il rêva d’un vizirat qui lui eût permis d’étendre à la totalité de l’empire turc le traitement inauguré un Égypte. Un sauvetage du khalifat par la seule vertu de la justice ! C’était trop beau ; il y fallait deux conditions impossibles à réaliser : le consentement du malade et celui des médecins intéressés à entretenir sa maladie.

Nubar avait d’ailleurs d’autres soucis au Caire, avec la rivalité croissante de la France et de l’Angleterre, avec les entreprises chaque jour plus menaçantes de cette dernière. Comme son maître, il avait constamment pratiqué la politique de bascule entre les deux puissances. Nous lui reprochions amèrement sa connivence avec l’intrigue anglaise, au temps où nous paraissions les plus forts, les plus dangereux ; reconnaissons qu’il aurait eu de bons arguments pour défendre son point de vue de ministre et de patriote égyptien. Il se rejeta de notre côté quand le vrai danger devint visible à tous les yeux. Trop tard. Nous lui manquâmes autant qu’il nous avait manqué.

L’année 1876 vit nos derniers efforts soutenus pour sauvegarder en Égypte notre situation traditionnelle. (Si cette assertion était contestée, je suis en mesure de la prouver ; je le ferai quelque jour, avec les notes quotidiennes recueillies au cours de la dure mission où M. Outrey, notre énergique et regretté ministre, renvoya dos à dos MM. Cave et Wilson.) J’ai pu apprécier à cette époque l’agrément du commerce intime avec Nubar. Ce n’était plus l’alerte combattant dont nous repoussions les assauts à Constantinople, quelques années auparavant. Écarté du pouvoir, inquiet du lendemain, il voyait triste, il voyait juste. Il gardait néanmoins l’aménité d’un esprit orné, ouvert à toutes les idées – on en saisissait le passage sur sa physionomie mobile et fine, – passionné pour les antiquités de son pays et pour les travaux qui les ressuscitaient. Sensible aux arts, surtout à la musique, il se consolait dans sa maison de Choubrah en écoutant la charmante fille dont le talent endormait les soucis de l’homme d’État.

Quand les Anglais eurent pris livraison de l’Égypte, Nubar leur disputa quelques lambeaux d’autonomie administrative, il rusa quelques années encore pour sauver les débris de ses créations avortées. Puis, n’étant point de ces badauds qui croyaient à une occupation temporaire, il renonça, s’expatria. D’autres rêves le hantèrent, avant qu’il s’avouât vaincu par la fatalité ; les mains vides du sculpteur cherchèrent d’autres glaises à pétrir.

Un jour, à Pétersbourg, eu 1878, dans une de ces conversations du soir où le prince Gortchakov se délassait, le vieux chancelier me dit à brûle-pourpoint : « Nubar-pacha m’a fait faire des ouvertures par Ignatieff ; il voudrait être nommé gouverneur de la Bulgarie indépendante. » Le prince parla du ministre égyptien avec une haute estime pour son savoir-faire ; mais il conclut avec raison que l’hostilité des races s’opposait à ce désir chimérique : un Arménien ne prendrait jamais d’autorité sur ces Slaves. Nubar se remuait, en effet, pour qu’on l’employât au gouvernement d’une des petites nations qui s’émancipaient du joug ottoman. Son vœu le plus cher eût été de reformer la sienne, de présider à la renaissance d’un État arménien. On sait les difficultés géographiques et politiques qui rendaient ce souhait illusoire. Il le comprit, ne fit plus de souhaits, vieillit silencieusement dans notre Paris, port de refuge confortable pour les naufragés qui ont sauvé la caisse.

Nubar a été en butte à toutes les accusations habituelles et souvent justifiées dans le Levant : duplicité, absence de scrupules, gestion trop avide des intérêts privés. Choses d’Orient ! Quoi qu’il en soit, sa mémoire demeurera attachée à une grande et forte idée, réalisée dans le petit domaine où il eut pouvoir de l’essayer : le relèvement de cet Orient par le bienfait qu’on n’y a jamais connu, par une justice exacte qui rassure les opprimés séculaires et refrène l’omnipotence de leur maître. – D’autres Égyptiens ont leur pyramide qui n’en avaient pas fait autant.

 

 

 

Eugène-Melchior de VOGÜÉ,

Le rappel des ombres, 1900.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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