Notes critiques sur la Cabale 1

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Paul VUILLAUD

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

On publie en ce moment la première traduction française du Zohar. L’évènement est considérable. Une telle entreprise suffirait à illustrer un siècle. La fatalité inhérente aux entreprises humaines a voulu ravir à Jean de Pauly la légitime récompense que comportaient ses labeurs. Le faîte de son œuvre monumentale achevé, le révélateur du Livre ésotérique des Hébreux a été rappelé de ce monde, à l’âge de 40 ans, par Celui qui, seul, distribue les couronnes. Mort à Lyon, de Pauly ne devait pas voir, en effet, publié, le résultat de ses doctes études ; c’est au dévouement désintéressé d’un ami, M. Lafuma-Giraud, que le monde intellectuel doit l’édition d’un ouvrage qui rendra immortel le nom de cet hébraïsant, déjà célèbre par de si précieux travaux, parmi lesquels il faut surtout nommer la Cité Juive 2.

Il reste, à nous, le devoir de faire connaître l’écrivain dont les exégèses hâteront, c’est notre espoir, le retour des croyances égarées vers la Gardienne de ces traditions vénérables dont le Zohar est l’antique testament.

Constatons aussi tout d’abord que cette traduction vient à son heure. Car de quels jugements erronés n’a-t-on pas accablé cette science sacrée, la Cabale, dont le Zohar est l’Évangile. Aux faux docteurs on ripostait, en Magister dixit, par : « Drach l’a dit » ; on ajoutera désormais le témoignage de Jean de Pauly.

L’étude du Sepher ha Zohar, qui s’énonce en français le Livre de la Lumière, va, du fait de son explanation, projeter des rayons de clarté sur l’histoire même de cette doctrine occulte, imposante attestation de l’inaltérable Tradition, propagée de siècle en siècle, en faveur de l’immuable et sainte Vérité.

Par ses origines, la Cabale remonte aux temps antéhistoriques ; mais on perd un instant sa trace. Maïmonide, le grand Aigle de la Synagogue, en certifie l’existence par le regret de sa perte. Il faut attendre l’époque de l’Humanisme pour la retrouver et l’étudier positivement. En ces jours, Pic de la Mirandole, nouvel Adamantius, passe comme un prodige ; il éblouit son temps. Comte de Concordia, sa noblesse ne réside pas dans le blason de ses aïeux, il a le geste de sa race, payant de ses terres les manuscrits qu’on lui apporte. Franck, le faux docteur, n’ayant jamais lu ni Pic, ni le Zohar, accuse l’Humaniste de n’avoir consulté que des cabalistes modernes ; or, nous connaissons définitivement la source des hautes doctrines de ce Pic. Nous comprenons aussi pourquoi Savonarole l’appelait un père de l’Église, alors que cet apôtre eut nié ce titre à Bossuet. Le défi des 900 thèses ne nous apparaît plus comme une vaine jactance devant l’universelle intellectualité.

Mais la Cabale retrouvée par l’ami et l’élève de Ficin, Pic, se continue par Reuchlin et Georges de Venise ; le Judaïsme alors confesse son aveuglement et les Ricci, les Galatin, les Sixte de Sienne, toute une foule, publient au nom du Zohar que Jésus-Christ est le Messie

Toutefois, au XVIIIe siècle, le monde rit avec Voltaire, et nul ne prête attention aux Houbigant, aux Contant de la Molette lorsque Drach paraît. Ce rabbin converti, ce cœur si généreux, cet apôtre si savant vient trancher la langue du mensonge. Cependant, le mensonge, comme l’Hydre aux langues renaissantes, vomit à nouveau sa flamme pestilentielle, alors Jean de Pauly vient l’abattre du poids de sa science. Il traduit et commente le Livre du Zohar, ce fameux livre qui motivait la malédiction de Léon de Modène à l’égard de ceux qui le publieraient.

 

 

Drach s’était confiné dans l’Apologie ; de Pauly voit la Cabale d’un œil théosophique. Écoutons-le juger la doctrine ésotérique. « Tout d’abord, dit-il, la Cabale n’est ni juive, ni chrétienne, ni bouddhique ; les problèmes qu’elle pose et résout intéressent à un égal degré tous les cultes, toutes les religions, quels qu’en soient les dogmes 3... » « Restant en dehors de toute forme de culte et de rit, elle n’est en désaccord avec aucune religion 4. » Ces deux principes ; on le pense bien, mettent en déroute les préjugés de ces marchands de haute science qui cachent avec leur chapeau pointu la longueur des oreilles.

« Tout porte à croire – et les plus illustres cabalistes sont de cet avis – que la cabale est aussi ancienne, sinon plus ancienne que la Bible elle-même 5 », continue de Pauly, et voici que cette leçon détruit plusieurs rayons de bibliothèque. Mais oui ! la Cabale est la Tradition transmise d’âge en âge depuis le père du genre humain.

Chaque jour apporte une nouvelle preuve en faveur du peuple primitif, directement instruit par Dieu. La Révélation divine s’était conservée dans la tradition, pure jusqu’aux temps de Babel ; la dispersion répandit dans tout l’univers ces croyances, ces symboles, ces arts et ces sciences qui, malgré leurs souillures, trahissent une communauté d’origine. Cette Tradition, les Hébreux qui remontent à Abraham l’ont ésotériquement conservée dans toute son intégrité. Le peuple élu, dont les titres historiques sont contemporains du patriarche d’Ur, garde saintement ce dépôt et Moïse commence son œuvre par l’exposition des croyances qui sont non seulement celles de sa nation, mais celles de toutes les nations.

Ils ne se trompaient pas, les penseurs qui voyaient dans la Cabale une révélation primordiale d’où les croyances unanimes découlaient. Qu’on le remarque, en effet, les systèmes religieux et philosophiques se retrouvent tous, par ce qu’ils ont de vrai, dans la théosophie cabalistique.

Si l’habitude de l’appareil hébreu devenait assez fréquente, à ce point qu’ou pût envisager la doctrine secrètement enseignée jusqu’au temps de Jésus-Christ comme tel autre système philosophique, chacun pourrait l’étudier sans être obligé de recourir aux opinions des hommes qui ont calomnié cette sagesse, quand ils n’ont pas tiré profit de la paresse des esprits.

C’est pourquoi, afin de dégager la Cabale de ce qu’elle peut garder d’un système réservé à des Initiés, je vais la réduire à quelques données essentielles en comparaison avec les philosophies plus ésotériquement connues.

Les cabalistes pensent que Dieu ne peut se définir, se nommer ; ils désignent l’Être suprême négativement. Dieu est le Aïn-Soph, le Non-Être.

Mais si les Traditionnaires veulent dire, et il en est ainsi, que Dieu est incognoscible, l’antiquité n’a de même qu’une voix pour déclarer cette incompréhensibilité.

Exemples : Dieu est sans nom pour le Trismégiste. Personne n’a relevé sa tunique, nous dit Proclus au commentaire du Timée et l’antique inscription de Saïs tient le même langage : Jamais aucun mortel n’a soulevé mon voile. C’est dans le sens agnostique qu’Athènes élève à Celui que la Cabale appelle le Mystère des Mystères, l’Inconnu des Inconnus, un autel portant ce titre, Deo Ignoto.

Pour Origène, nulle parole humaine, même intérieure, ne peut comprendre Dieu et si Saint Denys pose : Dieu c’est le Nihil, Scot Origène ne sait pas ce que Dieu est. Enfin Dante, l’ami d’Immanuel-ben-Schlomoh, psalmodie : Insensé celui qui espère que notre raison pourra parcourir les voies sans fin que suit une substance en trois personnes. (Purg. III.)

Toutefois, si le disciple de Saint Paul a recours au vocabulaire des barbarismes ne pouvant, épuisé, exprimer ses notions sur les arcanes de cette super-divinité super-étant super-essentiellement au-dessus de toutes choses 6, si la raison humaine confesse son impuissance à connaître l’Être en soi, ce n’est point par négation absolue que la Cabale appelle Dieu le néant, comme le pense le très savant abbé Busson, dans ses études d’ailleurs si profondes, où il cherche à identifier la philosophie cabalistique avec la gnose égyptienne ; le Non-Être de la Cabale n’est pas celui de Hegel, comme le voudraient Franck et ses nombreux copistes. En ses Harmonies de l’Être (chap. II, De la Distinction, Lacuria, le pythagoricien catholique, a élucidé définitivement cette question si délicate du Non-Être opposé à l’Être. Que le lecteur s’y reporte.

En conséquence, aucun Nom pour désigner essentiellement l’Être ; Je suis Celui qui Suis matérialise seulement l’idée. Concentré en lui-même, Dieu s’est retiré derrière le nuage.

Hiéroglyphiquement, l’Absolu se représente par un œil fermé ; il est idéogrammatisé par le point figuré par le iod, qui, selon l’axiome cabalistique, est le fondement de toutes choses : iod fons omnium.

Dieu est inconcevable, nous dit Pic de la Mirandole, notre raison gravit divers degrés lumineux ; mais l’essence divine reste incompréhensible 7.

L’inconcevable se révèle par les Séphiroths. D’après les Maîtres Cabalistes interprétant le Zohar, les Séphiroths ou splendeurs sont les attributs divins, ou Dieu dans ses attributs ; on peut les considérer philosophiquement, elles seront alors les organes de compréhension.

Il y a dix Séphiroths, leur totalité constitue l’Infini.

Les degrés séphirothiques se subdivisent, par triades, en quatre mondes : Monde d’émanation (atziluth), il est le monde par excellence ; Monde de création (briah) ; Monde de formation (ietzirah) ; Monde d’action (asiah) ; et, « de même qu’un objet prend ou plutôt semble prendre des formes variées, selon la distance qui nous sépare de lui, et suivant les corps plus ou moins transparents à travers lesquels nous l’apercevons, de même l’essence de Dieu apparaît variée, suivant le monde d’où on la contemple 8 ». La première Séphira se nomme la Couronne (Kether) ; le nom divin qui lui est attribué est Je Suis Celui qui Suis (Ehié). Ce nom correspond à l’On des Grecs, à l’Ens des Latins. De la Couronne émane la deuxième séphira : la Sagesse (Hochma) et de celle-ci unie avec la première émane la troisième l’Intelligence (Bina). Sans la Sagesse et l’Intelligence, aucune manifestation de Dieu n’est possible.

Ces trois premières Séphiroths, appelées splendeurs intellectuelles, forment une seule sphère, la Sphère divine. On peut les représenter par trois lumières. Rabbi Haï, le Gaon, les appellent Lumières d’en haut. Elles n’ont pas eu de commencement, elles sont l’essence, la nature et le principe de tous les principes de lumière. Leurs noms sont lumière primitive, illuminative, claire, elles correspondent au Père, au Fils, au Saint-Esprit. Ces trois lumières ne sont qu’une 9. On peut encore les représenter par trois petites sphères en triangle. Ces trois sphères, qu’on écrit quelquefois par trois iod triangulairement inscrits dans un cercle, symbolisent la triplicité des personnes divines dans l’Unité d’Essence.

Dante, familier de Manuello, a décrit, on le sait, en vers d’une suréminente beauté, cette cabalistique vision.

Comme ce Poète le chante dans sa sublime Comédie Divine, de même en Cabale les trois cercles figurant la Couronne, la Sagesse et l’Intelligence ne forment qu’un Cercle nommé par excellence la Couronne. Parménide a connu l’Infini sous ce nom ; pour lui l’Être était symbolisé par un cercle, Empédocle et Xénophane ont parlé comme Parménide, Platon ne l’a pas ignoré.

Une première remarque s’impose, elle est importante. Les notions fournies par la Sagesse cabalistique sont identiques à celles que la théologie chrétienne nous enseigne. La sphère divine se subdivise en Couronne da la Couronne, en Sagesse de la Couronne, en Intelligence de la Couronne, absolument comme les théologiens diront le Père est dans le Fils et le Saint Esprit, le Saint Esprit dans le Père et le Fils, et le Fils dans le Père et le Saint Esprit, par circumincession. La science a, depuis Blanc de Saint-Bonnet, reconnu ces mêmes principes.

Engendrée par l’Unité des trois premières Séphiroths, la seconde triade séphirothique se compose de la Grâce (Hesed) et de la Force (Gheboura) qui s’unissent dans la Beauté (Tipheret), dont le cœur est le symbole. Si la première triade constituait le monde intelligible, cette seconde triade constitue le monde moral ou du sentiment.

La Gloire (Hod), le Triomphe (Neçah) et le Fondement (Jesod), symbolisé par les parties nobles, composent la troisième triade, le monde physique. Dieu considéré dans ce monde est celui que les Anciens appelaient le Dieu Pan. Que le lecteur d’orthodoxie craintive ne s’effarouche pas. J’appuierai cette opinion de l’autorité incontestable de Corneille a Lapide : Deus est Tô Pân, physice, dit-il, quia ipse est natura naturans naturarum omnium, (in Eccl. XLIII, v. 29).

Enfin, la dixième Séphira ou le Règne (Malchut) termine la septaine séphirotique dont la réunion forme la Connaissance. Suivant notre principe de Concordance entre les doctrines cabalistiques et les dogmes chrétiens, disons de suite que les sept séphiroths inférieures symbolisent les sept sacrements de l’Église catholique 10.

Ceux qui ont déjà quelque peu réfléchi sur la Cabale se sont aperçus que ces rapides considérations étaient établies seulement d’après le Zohar, c’est-à-dire d’après la partie doctrinaire nommée Mercabah ou Char. La révélation des mystères de la Cabale, en cette classe, est établie sur la vision d’Ézéchiel ; elle est la partie métaphysique de la Cabale, comme le Bereschit la physique. Si l’occasion de cet article est la publication du Zohar, le point de vue que j’ai choisi est, en quelque sorte, la réfutation des calomnies adressées à la Science traditionnelle ; je ne puis songer à exposer ici, même succinctement, toute une dogmatique dont l’étude dévora la vie d’un Plantavitius.

Le monde réel fut sculpté d’après un modèle Archétype. Aussi le Zohar pose-t-il : « Tout ce qui est sur la terre est également en haut. » (1.156), L’homme est dès lors conçu sous le rapport de la loi trichotomique. Bossuet comme le Zohar exprimeront les mêmes pensées. « Une trinité créée que Dieu fait dans nos âmes nous représente la Trinité incréée », dit l’Aigle de Meaux. La splendeur de la Gloire, le caractère de la substance de Dieu, le Verbe que le Livre de la Lumière appelle la Sainte Image personnelle de l’ancien des jours, l’Adam céleste, le verbe que Saint Paul appelle novissimus Adam est le prototype de l’Adam terrestre.

« L’homme, confirme le Zohar, est à la fois le résumé et le terme le plus élevé de la création... Mais il n’est pas seulement l’image du Monde, de l’universalité des êtres, en y comprenant l’Être absolu ; il est aussi, il est surtout l’image de Dieu considéré seulement dans l’ensemble de ses attributs infinis 11. »

« Mais le Zohar contient un système complet de métaphysique. Il nous entretient de notre origine, de nos destinées futures, de nos rapports avec l’Être divin 12. » Or, l’âme humaine, dans la théosophie zoharique, subit les trois phases spirituelles, phases reconnues par tous les peuples, comme l’attestent les traditions universelles : création de l’homme, soumis à l’Épreuve après la chute, la réintégration dans le sein de Dieu.

« C’est moi qui fais mourir et c’est moi qui fais vivre ; c’est moi qui blesse et c’est moi qui guéris », dit la parole écrite (Deuter. XXXII, 39). La tradition orale conserve le souvenir du décret de déchéance et de mort, mais en même temps celui de réhabilitation et de vie. La Grâce et la Force, ou si l’on veut, pour employer une terminologie plus connue, la Miséricorde et la Justice sont les bras de Dieu, donnant la vie et la mort. C’est ainsi que l’espérance adoucit la douleur de l’homme, car cette opposition de la Miséricorde et de la Justice se résout dans la troisième Séphira, la Beauté. Si l’homme se réalise en Beauté par la résolution des deux opposés : la Miséricorde et la Justice, analogiquement, le Monde lui-même sera dirigé suivant les lois dont le terme sera cette palingénésie esthétique vue par Jean et décrite dans son Apocalypse. Simultanément l’homme et le monde selon le plan divin, se transfigurent ; la terre nouvelle, comme un Éden reconquis, sous des Cieux nouveaux, devient le seul Temple où prie le nouvel Homme. Quelle apothéose ! L’homme instruit des 32 voies de la Sagesse et connaissant les 50 portes de l’Intelligence est digne de connaître le mystère du jubilé qui est le Sabbat des Sabbats 13.

 

 

Tous les peuples ont eu leurs mystères ; c’est reconnu. On pourrait dire : tous les peuples ont été enseignés par la Cabale. Platon en fait foi : « Nous tenons, dit-il, les oracles des anciens qui valaient mieux que nous et qui étaient plus près des Dieux. » Aristote, certes, lui-même, le reconnaît, il invoque l’autorité des plus vieux théologiens instruits directement par Dieu, assure-t-il. Je viens de faire allusion à la trame cabalistique de la vision de l’aigle de Pathmos ; saint Paul est plein d’allusions à la Cabale.

Remontant à l’origine des temps, la sagesse cachée perpétue le souvenir de la chute ; elle perpétue de même la promesse d’un Rédempteur, d’un Messie, Dieu incarné dans le sein d’une mère toujours vierge. Et les Ethniques attendent eux aussi, sur la parole des initiateurs, qu’ils soient Hiérophantes ou Druides, Celui qui doit racheter l’Humanité. La foi se transmet de l’oreille à l’oreille, et saint Paul, le disciple de Rabbi Gamaliel, dit que la foi vient de l’ouïe, fides ex auditu.

C’est pourquoi Jésus-Christ – Rabbenou Iesous – reproche avec véhémence aux Docteurs de la Loi d’avoir saisi la clé de la science pour la dérober au peuple (Saint Luc, ch. XI, v. 52).

Chacun peut le voir, par des rapprochements dont le nombre aurait pu facilement être augmenté, ce que nous appelons la théologie chrétienne n’est que le développement de la science arcane des anciens traditionnaires. Ou le Christianisme cabalise ou la Cabale christianise, a-t-on dit. Lex preexistebat in Verbo Dei antequam daretur, écrit le grand cabaliste Elkana !

Je l’ai dit, on pourrait aller plus loin, et conclure que tous les systèmes établis pour l’éducation des hommes par les Grands Génies relèvent de la Cabale.

La Philosophie de l’Histoire d’un Ballanche, pour citer une doctrine que je connais à fond, n’est-elle pas, dans son principe, l’histoire de l’Humanité évoluant entre les Bras de Dieu, la miséricorde et la justice, pour s’épanouir en déification universelle ?

Si Dante élève ses trois cantiques sur les trois notions cabalistiques et chrétiennes – les notions même d’Eschyle dans son Prométhée – la Chute, l’Épreuve et la Réintégration, la doctrine esthétique contenue dans la Cabale n’est-elle pas celle de ce prodigieux et mystérieux Léonard de Vinci ? Le type de Beauté, dans le Zohar comme dans l’œuvre de Léonard, n’est-il pas l’Androgyne 14 ? Le Sage des Sages soupire : L’insensé dit dans son cœur : il n’y a pas de Dieu ; la Cabale place les 32 voies de la sagesse dans le cœur, et Blanc de Saint-Bonnet de nos jours trouve les caractères de la Vie de Dieu dans le cœur 15.

Comprends-tu, honnête lecteur, pourquoi les négateurs de la Vérité calomnièrent la Cabale, ne pouvant plus, comme le protestant Pfeiffer, l’envoyer tout bonnement au diable (sic). Car la Cabale fut calomniée. Je passe Hegel qui l’a probablement étudiée chez Boehme, ce théosophe ayant transporté, par ses théories, l’Inde en Allemagne ; ce pauvre Hegel ne voyait dans la sagesse mystique des juifs qu’un mélange de prophéties, de magie, d’astronomie et de médecine. Mais un accusateur redoutable, redoutable non pas par sa science mais par son crédit, fut le fameux Franck. Tous les esprits indépendants ne jurèrent plus que par lui ; récemment encore, Karpp se faisait l’écho du professeur universitaire. Or, d’après celui-ci la Cabale serait panthéiste.

L’ancien rabbin Drach, persécuté dans ses plus chères affections par ses anciens coreligionnaires, Drach, ce puits de science, avait bien vengé la sainte doctrine de cette fausse imputation, mais les travaux du docte hébraïsant furent étouffés. Dernièrement, M. Papus, auteur d’une compilation titrée La Cabale, réédita l’opuscule de Drach mais en le tronquant. L’auteur de l’Harmonie entre l’Église et la synagogue y déclare, en propres termes, que Franck s’était occupé d’une branche de la science philosophique sur laquelle ses études personnelles n’avaient point porté. Le membre de l’Institut, vertement relevé, se contenta de corriger en silence, dans la seconde édition de son ouvrage, les fautes trop criardes signalées par le savant Bibliothécaire de la Propagande.

À Franck prétendant trouver le Panthéisme émanationniste dans la théorie cabalistique, Drach répondit : « L’émanation s’arrête au premier monde 16 qui seul est incréé ; elle y demeure concentrée. »

Avant Drach, le savant Freystadt avait défendu la Cabale contre les détracteurs 17.

Mais jusqu’ici l’écrivain qui a le mieux montré la philosophie traditionnaire pure de tout venin panthéistique est l’auteur d’un article paru dans le « Muséon » (1894.) La leçon du savant anonyme porte avec raison sur la différence des mêmes termes dans les différents systèmes de philosophie. Par la voie d’une solide exégèse, il démontre qu’Aziluth signifie aussi bien Union qu’Émanation. Ensuite faisant l’anatomie philologique du mot atsilouth, il conclut : La racine tsal ne signifie donc pas « unité avec », mais conjointement « séparation et union », c’est-à-dire séparation d’une chose qui reste en union avec ce dont elle se sépare, premier degré de séparation.

Le même auteur ajoute : « Si atsilouth signifie « émanation », il peut aussi bien signifier le monde d’où tout émane que le monde Émané. Pour Jrira, atsilouth signifie construction du Non-Être en Être. Le Zohar dit (1.22a) : “Toute construction se fait par la voie de l’Atsilouth...” Atsilouth a donc le sens de produire, avec le sens secondaire de moyen. En effet, la forme active atsal signifie « produire » et la forme passive niatsal « émaner » : le substantif abstrait dérivé signifie donc aussi bien production qu’émanation. »

Pour les mondes de création, de formation et d’action, le savant anonyme affirme, comme Drach, comme de Pauly, qu’aucun de ces mots n’a le sens spécial de création absolue. Comparé avec le livre, Ietzira, le mot correspondant à Atzilouth, dit en outre l’article du « Muséon », n’implique nullement l’idée d’émanation dans le sens panthéistique.

– Or donc, le trop célèbre Franck, israélite un moment converti au catholicisme pour s’effondrer ensuite dans le rationalisme, fit école. Nos docteurs – bafouant les scholastiques pour mieux imposer leurs dogmes – ânonnèrent péniblement les erreurs de l’Universitaire, pâle copie de l’allemand Peter Beer.

Et Michelet, tenant toujours accordée sa lyre enthousiaste pour toutes les falsifications, qui faisait le vœu de voir l’Allemagne traduire ce qu’il appelait un chef-d’œuvre de critique ! Comme si l’Allemagne n’avait pas déjà possédé l’original de Franck !

Pour Renouvier, « la philologie interdit donc désormais de voir dans la Cabale une tentative d’union entre l’alexandrinisme et l’orthodoxie juive. Le Cabalisme et le néoplatonisme sont deux développements collatéraux d’une même doctrine ; mais il ne remonte, comme source d’origine, pas plus haut que Platon et les mages chaldéens 18 ». Le pasteur Brunel affirme que le fonds de la Kabale est particulièrement brahmanique et la forme mazdéenne 19. Le ton sentencieux de ces rationalistes ferait croire vraiment qu’ils ont étudié la Cabale.

S. Munk nous dit : « Il ne me semble pas qu’on doive professer une si grande estime pour le système de la Kabale ou croire à l’antiquité de ses doctrines, je crois au contraire que la Kabale est une plante exotique qui fut entée sur le judaïsme, lorsque les dépositaires des livres sacrés furent bannis sur un sol étranger 20. »

Matter conclut naturellement au Panthéisme et Wronski lui-même pontifie dans le même sens ; Gretz avait conclu à l’influence gnostique.

Et voilà toute la science de nos professeurs ! Il n’y a pas jusqu’à Foucher de Careil qui déclare tout net que : « La Cabale n’a plus de mystère, et les beaux mémoires de M. Franck lui ont arraché ses derniers voiles 21. »

Certes le Judaïsme, ou plutôt le Rationalisme, n’a jamais vu d’un œil satisfait le zèle mis à l’étude des livres cabalistiques. Je dis bien Rationalisme, car au sens religieux, Judaïsme est un abus de mots. Le Judaïsme qui n’a ni prêtre, ni temple, ni sacrifice, comment pourrait-il être encore une religion ? Karppe, de race israélite, ne disait-il pas hier que le seul Messie véritable était la lumière et la science 22 ? Bref, les Rationalistes, considérant que la Cabale était la philosophie de la tradition, ils en médirent.

Ils étaient dans leur rôle.

Cependant, il est triste de constater que l’érudition catholique n’a pas ou peu cherché à se rendre compte par elle-même de la valeur du système cabalistique.

Élie Blanc est catégorique : « Il est incontestable, dit-il, que la Cabale est panthéiste. » Il ajoute : « Ce qui est incontestable encore, c’est que la Cabale est avant tout une superstition 23. »

Les autorités de ce chanoine sont Franck et Busson. Je ne veux pas davantage citer une foule d’ignorants qui enseignent la philosophie, soit du côté catholique, soit du côté rationaliste. Cependant j’exprimerai mon regret de voir un savant comme Fr. Lenormand répandre de fausses notions sur la Cabale en répétant les assertions de Franck 24 ; de voir aussi un érudit comme Prosper Leblanc adopter les conclusions du même Franck, et de même le savant P. Champon professer l’identité entre la métaphysique cabalistique et la métaphysique hindoue.

En outre de l’accusation de Panthéisme, la Cabale a eu à se justifier sous le rapport de son antiquité.

Sur ce point, je me bornerai à signaler les opinions de Drach et de Jean de Pauly.

Drach soutient que le Zohar est fort ancien, quant au fond, mais qu’il n’est pas exempt, loin de là, de toute impureté moderne.

Jean de Pauly porte l’achèvement de cette œuvre jusqu’au VIIe siècle, tout en affirmant, comme Drach, qu’on en a contesté à tort l’antiquité, malgré les interpolations qui en forment, dit-il, le cinquième 25.

Ces deux illustres hébraïsants contredisent donc Karpelès qui va, à l’instar de R. Ghedalias, jusqu’à attribuer à Moïse ben Schemtob de Léon (1287) la composition de ce code ; ce même Karpelès n’enseigne-t-il pas que la Cabale fit sa première apparition en Provence, et Karppe n’en place-t-il pas la naissance à Beaucaire ?

Ils contredisent les Matter fixant son origine au IIe siècle avant Jésus Christ, les Abraham Meyer (rabbin de Tlemcen) supposant que l’auteur de Zohar peut être, dit-il, l’aventurier Aboulafia, enfin toute la horde des destructeurs de vérités.

Au cours de ces notes trop brèves, j’ai surtout cherché à indiquer quels étaient les maîtres à suivre quand on veut étudier la Cabale. La question n’est cependant qu’effleurée ; au surplus j’ai opposé Drach et de Pauly aux critiques seulement qui, malgré leurs erreurs, font encore partie du domaine scientifique. Ainsi, j’ai négligé Fabre d’Olivet, qui restituait la grammaire hébraïque sans connaître l’hébreu ! J’ai négligé a fortiori les Papus et ses disciples, vulgarisateurs des théories de F. d’Olivet. Du reste, Franck partage avec le théosophe languedocien leur scholastique admiration. Ils la partagent, dis-je, avec le Pape de leur Église dont ils répètent tous les syllabus : Éliphas Lévi, un des plus grands esprits du siècle passé, mais hélas ! déchu.

Pauvre Éliphas ! pourquoi donner comme traduction des conclusions de Pic de la Mirandole une éhontée adaptation tronquée, lorsque vous pouviez chanter de si beaux poèmes ?

La traduction du Zohar vient à son heure, disais-je en commençant. Le lecteur a pu se rendre compte à lui-même de la vérité de cette proposition.

Les publicistes qui se sont acharnés et s’acharnent encore contre la vérité, jusqu’à ceux qui font de ces études une exploitation, clamaient : Il faut remonter aux sources ! Eh bien ! Drach était remonté à la source, de Pauly vient de traduire le Zohar. Quand on se demandera Quid est amen ? Qu’est-ce que la vérité ? chacun sera en mesure de répondre comme Rabbi Chanina :

 

Deus rex fidelis !

Dieu est le roi de l’Éternité 26 !

 

 

Paul VULLIAUD.

 

Paru dans Les Entretiens idéalistes en 1906.

 

 

 

 



1  À propos de la publication du Zohar, livre ésotérique des Hébreux. (1re traduction française par Jean de Pauly.)

2  La Cité juive, Orléans, 1898.

3  J. de Pauly, Le Zohar, revue mensuelle, Lyon, 1904. (Prolégomènes.)

4  J. de Pauly, Le Zohar, revue mensuelle, Lyon, 1904. (Prolégomènes.)

5  Le Zohar, revue mensuelle, p. 4, premier numéro.

6  Saint Denys, Des Noms Divins, Ch. XIII § III.

7  V. De ente et uno.

8  Note de J. de Pauly. (Zohar I, XVIIIe.)

9  V. Julien Laval : La Question religieuse, Paris 1864. Julien Laval fut instruit et converti par Drach.

10  Comm. Archange, in 34 Concl. Pic. de la Mir.

11  V. De Pauly : La Cité Juive, p. 79.

12  V. De Pauly : La Cité Juive, p. 69.

13  Saint Jean donne la clé de son livre cabalistique au verset 18 du Chap. XIII de son Apocalypse.

14  Au surplus, il est indéniable que Léonard de Vinci s’est explicitement exprimé sur sa science des anciens dogmes, qu’il ait tenu cette science de Platon ou du Zohar. Le Vinci pouvait connaître le Zohar par les Philosophes de la Renaissance. En tout cas, il existe un dessin de Léonard qui pourrait servir de frontispice à la page cabalistique du Banquet où Platon expose la création du premier homme possédant les deux sexes.

15  Voir les cahiers 1 et 2 des « Entretiens Idéalistes ».

16  C’est-à-dire au monde atzilutique.

17  Philosophia cabbalistica et panthéismus ; 1832, Regimonti prussorum.

18  Revue Indépendante, 10 juillet 1842 (compte rendu de l’ouvrage de Franck.

19  Avant le Christianisme, p. 390, Paris, 1852.

20  Bible de Cahen, 2e vol.

21  Leibniz et la Cabale, p. 56, Paris 1861.

22  Étude sur le Zohar, p. 586, Alcan 1901.

23  Histoire de la Philosophie, t. I, p. 55, Lyon, 1896.

24  Lettres assyriologiques et épigraphiques, t. II, lettre 5. Paris 1872, in-4° lithographié.

25  Le Zohar, Lyon, 1904, Prolégomènes, p. 5.

26  Amen signifie « vérité » et s’écrit en hébreu A, M, N. Les Cabalistes voient Adonaï (Deus) dans la première lettre ; la seconde est l’initiale de Roi, la dernière celle du mot immuable.

 

 

 

 

 

 

 

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