Un poète méconnu,

Alexandre Soumet

 

ÉTUDE SUR LA DIVINE ÉPOPÉE

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Paul VULLIAUD

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À mon Ami JACQUES BRASILlER,

ces pages de vérité encadrées d’hérésie.

 

 

Avoir de saines notions sur la Poésie n’est pas chose indifférente, même et surtout dans les Temps où l’on semble préférer l’intelligence lorsqu’elle est asservie au joug de l’utilité industrielle ; la Fable antique imposera toujours sa leçon : la lyre d’Orphée civilise les hommes.

Le grand nombre des rimeurs contemporains prouve plutôt le mépris de l’Art que la ferveur de son culte. En effet, la caractéristique de notre Poésie actuelle, la cause de son infériorité, est l’indépendance à l’égard des règles traditionnelles qui la constituent essentiellement et qui l’ont fait nommer : le langage des dieux. Ce langage doit s’adresser à l’homme pour l’ébranler tout entier. Sentiment pour notre cœur, la Poésie est pensée pour l’esprit, elle est musique pour charmer nos oreilles.

Or, les poëtes de nos jours négligent le principe idéal qui doit animer la parole mesurée. Aussi, n’est-ce pas sans une indulgence mêlée de tristesse que nous écoutons les flûtes minuscules et les violes phtisiques de nos Homères glapissants ; chevauchant des Pégases aptères, nos lyriques roucoulent sur des mètres qui étonneraient le NOMBRE, mesure du mélodieux concert éternel, si la vanité des sons qui rampent dans la fange terrestre pouvaient atteindre les régions d’intarissable harmonie.

Cette profanation s’appelle exprimer son MOI ; et je sais toute la célébrité assurée aux doctrines d’exaltation personnelle, quand ces doctrines n’aboutissent pas toutefois à cet héroïsme désintéressé pour lequel notre époque a tant de répugnance.

L’idéal moderne est mortellement atteint de subjectivisme, en Poésie, comme en toute autre forme de l’activité.

Ah ! certes, le subjectivisme ne nous effraie pas lorsqu’il se nomme Byron, c’est-à-dire lorsqu’il représente puissamment une des faces les plus troublantes de l’Humanité. Mais, il ne faut pas oublier, en des siècles avides de justice, de célébrer la gloire des Artistes qui ont écouté aux portes de l’Infini pour redire, aux générations desséchées par le souffle de l’égoïsme, le poëme d’amour ineffable chanté dans les bleus Paradis.

Que retentisse enfin le nom de ce Poëte qui rendit l’écho des sept sphères consonantes, lyre cosmique émue sous l’archet de l’Esprit ; de ce Penseur qui sut remonter à la source unique d’intégrale exaltation : l’Évangile ; de ce Prophète qui, transporté par les fureurs poétiques aux confins des temps, révéla le sens du Livre de colère et de miséricorde : l’Apocalypse.

Lorsque le siècle dernier eut repris conscience de lui-même, au milieu des ruines léguées par l’époque encyclopédique, il vit bien qu’il fallait reconstruire. Lamartine énonça : la Poésie sera la Raison chantée, elle sera philosophique, religieuse, politique, sociale ; comme les époques que le genre humain va traverser 1. Cette nouvelle conception de l’art poétique était celle des siècles anciens où la philosophie et la poésie étaient unies avec la religion dans une identité d’expression ; Alfred de Vigny en avait déjà, le premier, fait l’essai, lorsque Alexandre Soumet la porta à sa plus haute puissance de réalisation.

L’œuvre formidable de ce poëte, la Divine Épopée, est « le couronnement scientifique, philosophique et religieux de trente siècles de conscience et de raison 2 ». On a jugé d’autre part que « chacun de ses douze chants semble sonner une des grandes heures d’un jour de l’année éternelle 3 ». D’où vient alors que Soumet, également auteur d’une trilogie nationale : Jeanne d’Arc, soit resté parmi ces hommes oubliés, malgré leur génie, par un siècle qui se prétendait sans gloires ?

Théophile Gautier, que son servilisme hugolâtre rendit un des plus ardents adversaires de la Divine Épopée, prétendait que Soumet avait eu le malheur de venir trop tôt et de se produire dans une phase intermédiaire et transitoire. Il y a là sans doute un peu de vérité. Mais M. de Senancour donne une raison meilleure encore du silence généralement fait autour des hommes supérieurs. « Les premiers juges, affirme-t-il, des travaux littéraires, ceux que le public interroge avant de commencer à juger par lui-même, n’augmentent qu’avec répugnance le nombre de leurs rivaux. » Il faut ajouter aussi, en le regrettant : la grandeur même intellectuelle n’est saluée qu’en reconnaissance des intérêts défendus.

Détail curieux et utile à noter : trois hommes édifient leur œuvre sur une même base philosophique, ces trois hommes sont rejetés dans l’obscurité alors qu’on aurait dû les prendre pour régulateurs de la Pensée moderne : Ballanche, Blanc de Saint-Bonnet 4, avec Soumet.

En effet, si chaque attribut personnel de l’unité divine correspond à l’une des trois phases que parcourt l’esprit humain, la Poésie suit une voie parallèle au développement rationnel de l’idée de Dieu : ainsi, l’Art de l’Antiquité fut plutôt dominé par la notion de Puissance ; le Moyen-Âge, par ses légendes, exprime surtout celle de Sagesse ; l’ère actuelle, pour fermer le cercle de vision poétique, exalte celle de l’Amour.

Cette vérité n’étant pas encore passée de l’ordre idéal dans l’ordre des réalités contingentes, nous connaissons désormais la raison fondamentale de l’impopularité supportée par les fondateurs spéculatifs des âges de plénitude.

Je pourrais indiquer d’autres motifs à propos du silence observé sur les poèmes de Soumet. Cependant énoncer de trop dures vérités attire la malveillance sur soi ; aussi dirai-je simplement avec l’académicien qui fit son Éloge aux yeux floraux :

 

... Mais qui peut donner trois jours à une grande épopée ?

 

Hélas ! oui, le nombre d’heures consacré au culte généreux de l’idéal est toujours le plus restreint, même au sein des sociétés qui se piquent le plus de goût artistique.

Et si je le pouvais, ce serait avec la plus véhémente des colères que j’appliquerais, sur la plus orgueilleuse des nations, le fouet de Juvénal ; puisque, sur notre sol, toutes les œuvres où s’étalent les déjections de l’esprit humain trouvent des éditeurs alors que la Divine Épopée n’en trouva pas ; toutes les prostitutions souillent de leurs débauches les scènes de nos théâtres alors que la Tragédie ne trouve, à part une minorité, que spectateurs indifférents.

 

 

Le sujet du poème gigantesque de Soumet peut se résumer par le titre que son auteur voulait d’abord lui donner : l’Enfer racheté. Le poète, après être remonté aux jours originels et après avoir développé le cycle des révolutions humaines, entrevoit, par-delà ce monde, une Rédemption totale où la Justice de Dieu s’épuise dans son infinie Bonté.

Soumet se place donc aux côtés de Milton et de Klopstock ; il commente l’Apocalypse, alors que ses deux devanciers avaient commenté la Genèse et l’Évangile.

Le titre seul du poème pourrait éveiller certaines susceptibilités ; autrefois, un critique, M. Bonnetty, sorte de roquet jaloux, sous prétexte d’orthodoxie, aboya contre le Génie qui avait, disait-il, blasphémé. Par bonheur, un écrivain d’une haute intelligence, celui qui devait se rendre célèbre sous le nom d’Éliphas Lévi, porta un jugement capable de rassurer les esprits qui ne perdraient pas leur âme pour la beauté d’une hérésie. « Soumet, écrivait-il et, à cette époque il était prêtre, Soumet a osé combler les gouffres de l’Enfer, en y précipitant le calvaire... : idée titanique d’orgueil, si elle n’était peut-être sublime de génie et de charité, du moins dans l’immense désir de passion qu’elle révèle, et dans ses efforts malheureux pour exagérer le caractère miséricordieux de ce Sauveur que la pensée humaine abandonnée à tous ses excès, soit dans le bien, soit dans le mal, ne pourra jamais égaler, ni décourager dans son amour. »

Quoi qu’il en soit, l’auteur de la Divine Épopée nous conduit aux plus hautes cimes de la pensée. Il possédait, en effet, à un rare degré l’éminente qualité dont Lamartine était si pauvre : l’Intellectualité.

Mais, est-ce à dire que la Poésie philosophique telle que la conçoit Soumet soit privée du riche coloris de la forme ? À Dieu ne plaise que mon poète favori ait été privé de ce don précieux, naturel aux véritables artistes : au contraire, comme, par un singulier privilège, l’auteur de la Divine Épopée était somptueusement doué du génie poétique ; il sut avec une originale beauté d’expression accorder

 

Aux voix du sentiment les tableaux de l’idée.

 

Une œuvre doit être jugée dans l’ensemble, aussi trouvé-je détestable l’habitude de donner, en de courts fragments, un aperçu du talent artistique des grands poètes, comme si la Beauté pouvait se débiter sur échantillons : je cède néanmoins à la coutume, en citant au hasard :

 

Au milieu de l’Éther plein de sa triple essence,

Dieu resplendit d’amour, d’esprit et de puissance,

Être, raison de l’être, et dont l’infinité

Jaillit des profondeurs de sa sainte unité ;

Centre dont le rayon, qui jamais ne dévie,

Trace éternellement le cercle de la vie ;

Océan qui bouillonne, et dont les flots vermeils

Épanchent leur écume en gerbes de soleils,

En gerbes de soleils et vivants et sans nombre,

Dont nos astres si beaux ne sont pas même une ombre.

On les voit, prolongeant l’éclat de leur foyer,

Dans l’ineffable azur, d’orbe en orbe, ondoyer,

Envelopper, au bruit de l’hymne des louanges,

Comme un réseau brillant, le peuple entier des anges,

Et, dans chaque rayon réfléchir à leurs yeux,

Durant l’éternité, l’infini des sept cieux.

 

Avec la Divine Épopée, mortes les convictions guelfes, abolies les aspirations gibelines ; dès les premières pages, le lecteur est ravi au sein des mondes suprasensibles. Le grand drame de l’Histoire s’est définitivement déroulé ; le Temps s’appelle Éternité ; l’Espace, Infini et Dieu, Amour absolu.

Soumet décrit alors les deux mondes surnaturels : le Ciel et l’Enfer où l’homme, être libre dans la main du Tout-Puissant, s’est lui-même fixé pour sa récompense ou sa punition. Qu’on se figure une fresque colossale, fruit de la collaboration prodigieuse d’un Angelico et d’un Michel-Ange.

Sans doute, l’esprit humain enfermé dans une matière, soumise aux dualismes antinomiques du bien et du mal, conçoit plus facilement celui-ci. C’est pourquoi a-t-on bien remarqué l’aptitude, pour ainsi dire naturelle, qu’ont toujours eue les poètes pour dépeindre les cercles infernaux. Courbés sous la loi inéluctable de la Douleur, nous restons impuissants à nous figurer le ciel et ses joies. Le ciel ! Et comment décrire cette vie lumineuse, où l’âme monte de progrès en progrès, parcourant une courbe d’amour éternelle, cette vie où l’aspir et l’expir de la béatitude est la respiration habituelle des célestes papillons ; comment peindre ce monde où – spectacle et vision – les élus applaudissent à la féerie des féeries.

La pensée poétique pourra-t-elle briser l’entrave matérielle du mot, pour suggérer l’idée de cette extase, exprimée ici-bas par le sourire ensoleillé de l’Ange d’Assise ou par la volupté des larmes délicieuses d’une Sainte Catherine de Sienne ? Oui ! Soumet concentre dans son art verbal toutes les potentialités expressives des autres arts : il illumine son Paradis des couleurs les plus éclatantes, il emprunta à la musique sa vertu d’appréhension totale qui nous fait bondir perpendiculairement du monde phénoménal dans le monde de l’extase.

Aussi ne sommes-nous plus bercés par les vagues aspirations lamartiniennes vers un ciel où toutes les personnalités sont confondues dans un tout sans conscience. Nous contemplons, au contraire, réalités vivantes, les types divins qui servirent de modèles au beau Raphaël, nous entendons les orgues éternelles dont les vibrantes symphonies inspirèrent Pergolèse.

Tout en confessant mon admiration agenouillée pour Dante, néanmoins je ne puis me défendre de sentir que la chaleur de son « Ciel » est refroidie par les glaces de la Théologie scholastique ; le poète moderne, – quoique je me garde d’aucune comparaison –, ne craint pas pour affirmer l’idée de vie dans les sphères actives de montrer à travers la vision swedenborgienne les hymens paradisiaques et les noces angéliques ; les fleurs et les étoiles s’épousent,

 

Aux baisers de parfums les baisers de lumière

 

répondent ; enfin, l’auteur de la Divine Épopée repousse les conceptions des poètes créant à l’image de leur cœur mort un Dieu dont la froide unité ne proclame que l’idée d’implacable Destin ; il élève sa notion de l’Être sur l’attribut de Vie féconde, d’Amour.

Pourtant, notre cœur et notre raison se brisent devant l’Expiation éternelle. Nous ne pouvons croire à la jouissance complète des élus, au souvenir des créatures rejetées par une colère saturnienne, créatures que nous avons entourées d’affection cependant, nous, et malgré leurs fautes.

Suivant le thème du poète, à l’hymne saint se mêle des chants de regrets, une auréole a ses ténèbres, le Roi de l’abîme, celui

 

... qui voulait changer au terrestre séjour,

L’ordre éternel sous son compas d’un jour,

 

se pose en absolu du mal dans le lieu des malédictions où règne la mort qui eut

 

... des palais plus hauts que les dômes des dieux.

 

Soumet nous fait descendre dans les sphères abyssales qu’il a réalisées par la combinaison de la souffrance physique avec la souffrance morale. Glacés d’effroi, nous assistons à tous les supplices des réprouvés ; treize visions qui n’auraient pas, on l’a dit, déparé la conception dantesque, synthétisent la totalité des châtiments.

Les crimes les plus typiques sont représentés : le sacrilège, l’avare dont l’or est le seul autel et la seule eucharistie, le poète blasphémateur, l’inceste, le parricide et l’on tressaille à chaque pas à parcourir ce lieu d’horreur où le baiser de la mère

 

Sur le front de l’enfant fait éclore une ride.

 

Enfin, dominant les criminels de toute la hauteur de son génie pervers, se dresse, colossal, l’Antéchrist. L’Antéchrist est beau comme le Satan de Milton, mais,

 

On le croirait un cygne et ce n’est qu’un vautour.

 

De tous les poètes, l’auteur de la Divine Épopée est le seul, je crois, à avoir introduit dans le domaine de l’Art la figure gigantesque de l’être d’abomination. L’entreprise était redoutable ; mais notre auteur se plaît aux victoires sur l’impossible. Par un élan hardi, sa pensée se place aux dernières limites des temps, et là, il évoque le plus sombre personnage du drame historique.

Le rocher d’Eléphanta le vit naître ; au jour de sa naissance, son père mourut, et à dater de cet instant tout hymen fut stérile ; du parfum des lys, il extrait le malheur. Un vieux juif, ultime héritier de la science des mages, l’instruisit.

Soumet décrit en vers d’une cyclopéenne énergie la pagode austère où l’homme de ténèbres vit avec son Initiateur :

 

Crypte qui porte un mont, tombe en temple érigée,

Vieux modèle où l’Égypte a pris son hypogée,

Gouffre où, pour mieux rêver, nous nous engloutissons ;

Voûtes où l’on cloua des constellations,

Le regard effrayé voit monter dans les ombres

Soixante dieux de pierre, autour de grands décombres,

De cet Olympe mort sans nous enseveli

Quel Phidias indien avait sculpté l’oubli ?

On l’ignore...

 

Dans ce temple obscur, l’Antéchrist cherche, aidé du Mage, la clé des Grands Mystères. Il se baigne dans le fleuve du savoir. J’admire, dit-il,

 

J’admire Daniel qui, pur de tous mensonges,

Enseignait à des rois la science des songes,

Et découvrait pour eux les trois nombres sacrés,

Les trois cycles parfaits de Képler ignorés.

J’admire de Platon la syrène chantante

Que chaque sphère d’or écoute palpitante

Quand ses brillantes mains qui ne se lassent pas,

Pour la corde sonore ont quitté le compas,

Et qu’elle réunit dans son divin délire

Les sept flammes du prisme aux sept voix de la lyre :

Miraculeux hymen, pour l’œil contemplateur.

De la création, accord législateur.

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .  

J’expliquais, sans effort, par quels charmes puissants

L’âme magnétisée invente d’autres sens ;

Et Pythonisse ardente aux forces électriques

Ouvre sur l’avenir sept portes phosphoriques.

J’achevais des travaux par Leibnitz ébauchés,

J’arrachais de leur nuit les oracles cachés ;

Je composais, pensif entre leur double emblème,

Les spectres de Saint Jean à ceux de Jacob Boehme :

Vastes obscurités, longs rêves sans réveil

Que commentait Newton en quittant le soleil !

 

Ensuite, l’Antéchrist étudie la marche de l’esprit humain. À ce propos, notre poète déroule toute une Théosophie de l’Histoire, où l’envergure de la pensée et la profondeur de la science s’épanouissent dans le luxe d’une versification éblouissante. Le monde fabuleux, les civilisations de l’Inde et de l’Égypte, de la Grèce et de Rome, le monde moderne donnent à lire le plan des humaines destinées et retracent la courbe de leur évolution jusqu’aux jours dégénérés où

 

Le monde dégradé prend la vapeur pour âme,

 

temps funestes où

 

Michel-Ange oublié n’aurait eu rien à faire.

 

Ici, Ballanche est le flambeau dont s’est éclairé Soumet ; il arrive même au poète de frapper en alexandrins lapidaires, certains aphorismes du philosophe immortel. Ainsi, tous deux chantent la septaine symbolique des rois antéhistoriques, tous deux constatent que

 

Le symbole est partout frère aîné de l’histoire !

 

Pour saisir convenablement ce type que nul poète n’avait encore osé fixer, il faudrait comparer les créations lucifériennes des différents Âges. Il faudrait écrire l’histoire de l’homme en révolte, depuis Job et Prométhée jusqu’au Caïn de Byron en passant par Faust de Goethe.

L’homme demande à Dieu la solution de ce problème déchirant qui s’énonce : Pourquoi ? Pourquoi, la Douleur et l’Injustice ? L’esprit humain le résout naturellement par le murmure ou l’imprécation. « Par une sorte de sourde rancune contre les injustices apparentes de la création, l’homme éprouve une sympathie secrète pour les grands contempteurs des puissances d’en haut, dit un critique célèbre 5. Il se soulage par leurs blasphèmes qu’il n’oserait répéter, des révoltes mal étouffées qui grondent dans son âme. Il les a créés par l’invention de ses poètes, et il envoie ces lions émissaires, chargés non point des péchés du peuple, comme le bouc d’Israël, mais des griefs de l’humanité souffrante, rugir contre le ciel à sa place. Prométhée, Ajax, don Juan, Manfred et tant d’autres, figurent tour à tour ces rebellions de l’âme : Satan par-dessus tout ; Satan, que les sabbats du XVIe siècle appelaient « celui à qui on a fait du tort », et dont Milton, le plus religieux des poètes, a fait un héros sublime, invincible dans sa défaite, que « le tonnerre a grandi, puisqu’en brisant sa tête il n’a pas ébranlé son cœur ».

On connaît la réponse ironique de l’Éternel se penchant vers le vieil Arabe couvert d’ulcères : « Où étais-tu, lui dit Jéhovah, quand je posai la terre sur son fondement ? » Mais à l’ironie de l’Ancien des Jours, Prométhée, cloué sur le Caucase, répond par la solennelle prophétie de la chute de Zeus, et l’Olympe tremble aux tonitruantes imprécations du Titan porte-lumière. Cependant, alors que l’homme, désabusé, laisse tomber de ses lèvres le soupir le plus amer : « Tout est vanité ! », un Dieu subissant le supplice des esclaves répond à Job et à Prométhée, en criant du haut de son gibet : Oui ! tout est vanité, excepté la Douleur qui ouvre les portes du ciel.

Pourtant, aux blasphèmes de l’homme antique répondent en écho les blasphèmes de l’homme nouveau ; et, si dans le drame biblique, Satan engage un pari avec Jéhovah, dans la Divine Épopée, c’est l’Antéchrist qui se hausse jusqu’à la face de Dieu, pour insulter, dans un colloque sacrilège, à sa Puissance créatrice et à sa Providence.

 

..... Mais Dieu ne répond pas au cri jaloux

Il a plus de mépris que je n’ai de courroux.

 

s’écrie le rebelle qui, se dressant de la hauteur d’un orgueil insurmontable, pose sa pensée jusqu’aux plus téméraires extrémités ; sous la possession du plus effroyable délire, il surmonte l’archangélique péché, en le consommant par la plus audacieuse des insolences : il parodie.

Il parodie l’œuvre de la Genèse,

 

Et j’avais mes six jours pour réparer le monde

 

hurle le formidable Révolté.

C’est ainsi que reculant l’âge des siècles dans une aurore nouvelle, armé d’un magique pouvoir, il redonne la vie au Soleil qui terminait sa dernière course. Rassemblant les débris de l’humanité expirante, il opère, par prodiges et enchantements, la revivification de la Terre que l’agonie avait stérilisée. Puis, à la place où s’élevait autrefois Saïs, il rêve une merveilleuse cité où s’entasseront d’inouïes splendeurs, exhumées des plus célèbres capitales :

 

... de sa tombe une autre Égypte sort.

Lazare de granit reconquis sur la mort.

 

Toutes les scènes où paraissent l’Antéchrist sont sublimes. Fracas de mots, tonnerres d’expression, apostrophes d’indignation, déchaînement de sarcasmes, ouragans d’injures, avalanches de colères, volcans de blasphèmes fusant jusqu’à l’Empyrée, toutes les forces de la Rébellion manifestent une des plus étonnantes comme une des plus tragiques créations de l’Art : l’Être de Ténèbres, fruit couvé de siècle en siècle, enfanté par la monstrueuse matrice des perversions humaines.

Tels passages font courir d’impurs frissons, comme si l’esprit se livrait aux incitations succubiques, et l’on reste étonné, séché de frayeur, de ne point entendre éclater la divine Justice en foudres vengeresses.

Mais non ; les cieux ne s’ouvrent que pour répandre la rosée de l’Espérance, la tige de Justice porte les fruits de la miséricorde.

Tout l’art magique de l’Antéchrist ne peut empêcher la fleur de la vie de se faner.

 

Les monts déracinés en nations s’écroulent.

Comme on vit autrefois le déluge puissant,

De sommets en sommets monter intumescent,

Au-dessus des rochers et des plus vastes dômes

La résurrection lance ses vagues d’hommes ;

Et réserve déjà pour son calice amer,

L’écume des forfaits qu’agite cette mer.

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .  

La trompe d’airain tonne au souffle de l’archange,

Spectacle qu’entrevit l’âme de Michel-Ange.

 

C’est la fin du monde ; la main de l’Antéchrist, demain roi des Abîmes, n’a pu

 

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   sous tant d’orages,

Grossir d’un grain de plus le sablier des âges.

L’orbe des jours fait place au cycle du chaos.

 

Le génie d’Alexandre Soumet nous transporte aux régions où chaque faute s’expie en chaque tourment.

Un être inconnu a pénétré dans le sombre empire et

 

.   .   .   .   .   .   .   .   .   lorsqu’il fait un signe

L’espérance aux enfers ouvra son vol de cygne.

 

L’inconnu vient en ces lieux, où le blasphème est la seule prière, prêcher encore une fois la vérité.

Cet acte de la Divine Épopée est d’une puissance dramatique achevée, et l’émotion reste à son comble lorsque les réprouvés trouvent dans l’innocence

 

De ce front tout empreint de résurrection

 

le type de leur crime. Caïn s’écrie : c’est Abel ; Sémiramis : c’est Ninus ; Robespierre : c’est Louis ; et Satan : c’est Jésus Christ !

 

L’homme s’était fait crime et Dieu se fit douleur.

 

Une seconde fois, il vient s’offrir pour le rachat des âmes. Une croix gigantesque est dressée et les fleuves du sang rédempteur, à nouveau répandu, submergent le fumier des crimes pour faire éclore des gloires de vertus.

On le conçoit ; la nouveauté artistique d’une semblable conception demandait un extraordinaire déploiement d’imagination. Alexandre Soumet donne-t-il aussi libre cours à l’exubérante fécondité de son esprit ; quelques-uns de ses tableaux semblent dictés par l’inspiration qui dirigea le peintre étonnant et monumental John Martin.

Mais le dernier miracle s’accomplit ; on voit Lucifer

 

Remonter à genoux l’éternité du mal

 

et l’Antéchrist enfin ne se dresse plus géant

 

Pour élever son front jusqu’à l’éclair de Dieu.

 

Le Christ remonte vers le Ciel sur la nuée des élus, en parcourant, de soleil en soleil, l’arpège rédempteur. Et les harpes pleurant l’exil dans les Babylones infernales frémissent, rythmés par la cadence ailée des légions angéliques chantant la gloire des Paradis reconquis ; alors que les créatures transfigurées, réunies pour toujours dans un même accord, dansent l’éternelle ronde mystique.

 

 

Voici, largement esquissée, cette œuvre que M. Michel Delines appelle un poème étrange, long, diffus, souvent fastidieux. On ne saurait être plus calviniste.

Il faudrait toutefois avouer : la Divine Épopée n’est pas sans défaut.

La critique littéraire aurait à discuter l’architecture de la composition épique de Soumet. Pour ma part, je n’ai fait aucune allusion à la trame romanesque que l’artiste a cru devoir conserver. Je me souviens, en effet, qu’à cette époque Chateaubriand, de sa plume prestigieuse, avait consacré cette incroyable erreur : lorsqu’un poème, disait-il, est religieux par le fond et non par l’accident seulement, il pêche par la base.

La tentative d’Alexandre Soumet était donc une hardiesse. Ce que je lui reprocherais, au contraire, et malgré ses illustres devanciers, c’est d’avoir désigné par des noms empruntés des êtres symboliques, c’est-à-dire des êtres qui sont tantôt l’incarnation du bien, tantôt l’incarnation de l’esprit pervers. Ces dénominations rabaissent la gigantesque statue des héros de la Divine Épopée.

Malgré l’éclatant écrivain de René, l’ère moderne est fatalement dominée par l’idée chrétienne ; dès lors, tout poème épique doit être, dans son principe, religieux ; et, synthèse intégrale, réunir le monde humain au monde surnaturel et divin.

Certains juges reprochèrent à Soumet d’avoir placé sa fable en dehors du Temps et de l’Espace ; l’exemple de Dante, de Milton et de Klopstock seulement, les fit pencher vers l’indulgence !

Il y a donc certaine témérité à secouer les entraves des poétiques conventionnelles. Aussi, à tout bien considérer, étant données les beautés délicieuses, en nombre incommensurable, dont la Divine Épopée resplendit, il y aurait de l’injustice à reprocher les fautes qui, çà et là, obscurcissent la lumière de ce soleil poétique.

Une élégie avait rendu Soumet du jour au lendemain célèbre ; aussi disait-il en se plaignant de son impopularité comme poète épique : « Douze vers en ont tué douze mille. » On ne doit pas tomber dans l’excès contraire et nier le mérite de la Divine Épopée pour quelques imperfections.

Une ou deux erreurs, il est vrai, une ou deux sottises même qui offenseraient cruellement une oreille théologique, déparent l’ordonnance rationnelle de cette œuvre, magistrale cependant. Je ne les excuse point, certes ; mais restant plus spécialement sur le domaine littéraire, je réclamerai pour la gloire de Soumet la même indulgence que le siècle prodigua à Lamartine, à Victor Hugo, sans vouloir me souvenir que le bon Homère dormit, ce qui serait une excuse trop facile et dont on abuse. Et puis, tout le monde n’est pas théologien.

Cette étude est trop rapide sans doute, il y aurait tant à dire sur un homme aussi considérable que Soumet ! Mais le temps est toujours compté pour réparer les injustices.

Deux mots pour rappeler qu’il reste méconnu comme initiateur poétique. M. de Voisins-Lavernière prononça avec raison qu’« il a donné beaucoup à ses contemporains, je veux dire à ses successeurs et n’en a rien reçu ».

Ce serait à souhaiter que nos poètes contemporains le prissent pour modèle ; déjà mon ami Guerber pourrait se rattacher par certains côtés à Soumet, par la qualité de son inspiration, la puissance de son lyrisme ; il lui suffirait d’élargir le cercle de la vision.

De plus Soumet réalisa entièrement la conception que l’on doit se faire de l’artiste : lecteur assidu de Kant, il pénétra au sein des philosophies les plus profondes, les systèmes de Saint-Martin et de Jacob Boehme trouvèrent en lui un étudiant curieux. La peinture et la musique furent en outre les deux passions de sa vie. Ces deux formes d’art se retrouvent dans son vers musical et coloré.

Peintre, sa composition de l’Antéchrist rappelle l’original et superbe Satan de Wiertz 6 ; musicien, son poème devient une symphonie qui fait songer aux vagues douloureuses et aux respirations apaisées d’un Beethoven.

Notre poète, qui se plaisait à l’étude de la pensée allemande, alla demander au ciel d’Italie son prestige, à l’Océan sa majesté.

C’est pourquoi il fut permis à l’auteur de la Divine Épopée de changer les aspirations et les tourmentes de l’âme humaine, de peindre l’immense tableau des civilisations, enfin de monter des enfers jusque par-delà les cieux des cieux pour traduire l’Infini, l’Éternel, Dieu.

Je dois aussi révéler ce que fut Alexandre Soumet comme homme. Ce grand poète jugeait que la perfection de la littérature donne la mesure de la grandeur morale des États. Il existe une alliance solennelle entre les productions du génie et le bonheur des hommes. Les gens de lettres appelés à entretenir par leurs écrits la vie intellectuelle des peuples, pensait-il, devraient se réunir, comme les prêtres d’un même culte, autour des autels de la vérité et s’applaudir d’avoir préféré à toutes les autres ambitions celle de travailler à perfectionner leurs semblables 7. Je citerai la noblesse de son âme pour que rougisse mon époque où la majorité des hommes célèbres bâtissent leur renommée sur le cynisme des intrigues et sur l’indignité des réclames.

Soumet n’acheta pas la gloire au prix de sa conscience ; il réalisa son rêve de lumière, confiant dans les promesses de l’avenir. Les épreuves ne lui manquèrent pas.

« Si les lettres consolent souvent nos chagrins, elles donnent rarement le bonheur et plus rarement le repos ; c’est presque de l’héroïsme de s’y dévouer. On devrait tenir compte de cette abnégation quand elle nous vaut de beaux ouvrages, mais c’est toujours la première chose qu’on oublie... après les beaux ouvrages bien entendu. » Ainsi parlait son ami Le Febvre ; mais pareil aux hommes qui vivent la tête dans le ciel, Soumet fut consolé, pendant une longue et douloureuse maladie, par le sourire des anges dont les radieuses musiques avaient animé ses poèmes ; il mourut en philosophe, et dans le ravissement des élus. Artiste, il ne consentit jamais à ravaler sa muse, comme Victor Hugo en force démagogique, et ce ne fut point pour transformer la poésie en phraséologie électorale qu’il chanta la Fin de Satan, mais ce fut pour répandre son cœur en flots embaumés de prière.

 

 

Paul VULLIAUD.

 

Paru dans Les Entretiens idéalistes en 1907.

 

 

 

 



1  Des destinées de la Poésie. Lamartine prêtait ici l’appui de sa renommée populaire à la doctrine qu’il avait entendue exprimer par Ballanche. Cet initiateur avait dit : « La poésie est éminemment pourvue de raison, mais c’est une raison sensible, animée, dominante » (Instit. soc., ch. XI, 1818).

2  Groult de Tourlaville.

3  A. Vinet.

4  J’envisage, en cet instant, Blanc de Saint-Bonnet comme théoricien de l’Unité spirituelle seulement.

5  Paul de Saint-Victor.

6  Ce peintre, n’aurait-il créé que cette figure, mériterait d’être considéré moins superficiellement qu’on le fait.

7  Cf. l’Éloge de Soumet par M. de Voisins-Lavernière.

 

 

 

 

 

 

 

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