Tancrède de Visan

(1879-...)

 

Notice biographique extraite de :

Gérard WALCH, Poètes nouveaux, Delagrave, 1924.

 

 

 

 

Né à Lyon le 16 décembre 1879, Tancrède de Visan fit ses études dans cette ville, puis vint à Paris dès l’âge de 21 ans, entra au Collège Stanislas pour préparer l’École normale, et, après un an de rhétorique supérieure, en qualité de « vétéran », passa en 1901 sa licence de philosophie à la Sorbonne. Il fut à partir de 1903 secrétaire de rédaction de la Revue de Philosophie.

Tancrède de Visan a collaboré à divers journaux et revues. Il s’est surtout occupé d’esthétique. D’intéressants articles, parus dans Vers et Prose, Le Mercure de France, etc., le remarquable Essai sur le Symbolisme qui précède ses Paysages introspectifs (1904), et son étude sur L’Attitude du Lyrisme Contemporain (1910) l’ont fait connaître comme l’un des théoriciens les plus profonds et les plus subtils du symbolisme. Pour Tancrède de Visan, le symbolisme est une attitude lyrique « qu’il convient de situer an centre des aspirations contemporaines comme un type de manifestation intellectuelle en harmonie avec toutes les autres branches de l’activité cérébrale du moment » :

« Il est évident qu’un nouvel état d’esprit régit à cette heure notre science, notre philosophie et notre art, et s’affirme comme une tendance accentuée vers une vie plus homogène, plus intérieure, plus totale. De toutes parts, l’esprit humain, loin d’être considéré comme produit du cerveau, ou même comme formé de ces mille petits cubes mobiles que sont les associations d’idées, est envisagé sous son aspect qualitatif et dynamique. À la base du procédé discursif de réflexion, avant que nos facultés d’élaboration entrent en jeu et dissèquent une notion, l’esprit s’impose, domine, préexiste comme un tout concret, se perçoit sans réfraction, an moyen d’une intuition vivante, qui est son acte même.

« C’est ce que comprennent nos savants et nos philosophes, qui accordent une part prépondérante à la spontanéité de l’esprit, au primat de l’action, aux théories de l’invention. L’ancien point de vue intellectualiste, qui morcelait l’esprit en données purement externes, a vécu. C’est ce qu’ont bien compris également nos artistes contemporains. Pour s’en convaincre, il suffit d’opposer la critique de Taine, la poésie de Leconte de Lisle, le théâtre d’Alexandre Dumas, le roman de Flaubert, l’esthétique de Gustave Courbet, aux productions littéraires et artistiques de ces vingt dernières années; de peser les mots : vie intense, impulsivisme, intuition, immanence, si souvent employés et destinés à énoncer la même attitude lyrique.

« Pour cette raison, nous nous garderons de parler d’école symboliste. Il n’existe pas d’école symboliste, mais une attitude lyrique générale en conformité arec l’idéalisme contemporain. Cela nous permettra de comprendre sous une seule dénomination beaucoup de poètes auxquels l’idée de chapelle répugne, à juste titre, et qui n’ont tout de même pu échapper à l’ambiance de leur temps. » (Mercure de France, 15 juillet 1907.)

Quel fut au juste le caractère de la « réaction contre le Parnasse » qui marqua les vingt dernières années du dix-neuvième siècle ?

« Chaque révolution en littérature, en art, éclate au nom des mêmes principes : Nature et Vérité1. Ceux-ci semblent-ils méconnus ou violés, aussitôt l’homme s’indigne, alléguant les droits imprescriptibles du Réel, et proteste par des oeuvres nouvelles, où s’affirme son vouloir de demeurer humain intensément. L’esprit répugne à transgresser sa loi fondamentale et à s’évader de son orbe, l’univers intelligible... Une harmonie préétablie oblige le ciel de la pensée et celui de la réalité à se mouvoir parallèlement. Disons même, tant l’adaptation de leurs horizons est adéquate, qu’ils s’absorbent l’un l’autre, et que les échanges perpétuels, les communications nécessaires entre le monde et notre intelligence, postulent l’identité à sa limite du réel et de la raison, de la nature et de l’être.

« Bien que tout problème littéraire dont on se donne la peine d’analyser la prime donnée requière implicitement une solution transcendante, il est inutile de soulever les voiles qui cachent à nos yeux le mécanisme de la connaissance. Il suffira de constater que l’esprit humain ne se conçoit pas sans objet de perception, sans phénomènes, autrement dit, sans monde extérieur, – que ce dernier ait une réalité objective ou qu’il soit tenu pour de l’esprit précipité2, il importe peu. Le moi ne se pose qu’en s’opposant au non-moi...

« Tout manifeste d’art porte donc inscrite sur son drapeau la devise Nature et Vérité... Les parnassiens, imbus des théories positivistes en faveur vers 1859, avaient reproché aux romantiques de déformer la nature. « Au lieu de vous établir centre des choses, apprenez à voir objectivement, leur dirent-ils. Regardez, puis traduisez, et voilà tout. » « Désormais le génie consistera à ne rien préjuger, à ne pas savoir qu’on sait, à se laisser surprendre par son modèle, à ne demander qu’à lui comment il veut qu’on le représente. » (Fromentin, Les Maîtres d’Autrefois.) Et c’est au nom du réel qu’à leur tour s’emporteront les symbolistes : « Parnassiens, se sont-ils écriés; votre poésie descriptive et froidement travaillée ne caresse que des épidermes, ne trouble que des surfaces. Vos coups de sonde au sein du Tout furent trop bénins pour rapporter des flores étranges, des végétations invues, celles qui croissent dans les profondeurs incalculables de l’être. La science vous sollicite ? Soit. Mais qu’est-ce que la science ? Un faisceau de lois ? Et la loi ? Une série de rapports, des abstractions. Cependant la nature nous dépasse infiniment et fait éclater vos cornues. La vie ne consent à s’enfermer en des vases clos que morte et en lingots. Or, nous baignons de toutes parts dans l’océan du mystère aux vagues perpétuelles. Pour vous, voici des arbres, des blés, des montagnes, des phénomènes, ce que l’on voit. Et tout ce qu’on ne peut voir ? Et ce qu’il y a derrière la charmille qui tremble, l’eau qui chante, le nuage qui passe ? Et l’âme qu’on sent partout ?... »

La vraie poésie, « adaptation de nous au réel, suppose toute une métaphysique »... « Tout poète, dans la plus petite oeuvre, solutionne les rapports de l’être avec la nature. Impulsif, il écrit, et il se trouve que ses mots sont autant de parcelles d’âmes palpitantes qui disent l’Homme. » La poésie, a dit Brunetière, est « une métaphysique manifestée par des images et rendue sensible au coeur ». Or, dans la réaction contre le Parnasse, il s’agit bien véritablement d’une nouvelle orientation des esprits, d’une mentalité collective en union avec l’évolution de la pensée moderne. « De même qu’il existe un idéal classique et un idéal romantique, il existe de nos jours un idéal symboliste, correspondant à la mentalité générale du vingtième siècle. Toute la poésie, à l’heure actuelle, même chez ceux qui s’en défendent le mieux, est symboliste... »

L’art symboliste, manifestation de la métaphysique symboliste, est un art d’évocation, non de description.

« Contrairement au parnassien positiviste, le symboliste n’admet point, pour les phénomènes, la possibilité d’exister en soi et par soi. Il croit à la nécessité d’une Réalité supérieure, d’un Esprit, d’une Conscience universelle, d’un Dieu transcendant ou immanent, et n’aperçoit dans les choses qui l’entourent que les gestes d’une Âme, que les attitudes incarnées d’un Absolu. Cette Âme, cet Absolu, cette Réalité, qu’il les considère, suivant sa religion, comme Dieu personnel on comme Conscience universelle, il s’efforce, en tout cas, requis par l’Au-delà, de les imaginer, de les concevoir, de les appréhender derrière les formes illusoires de la nature visuelle. À la manière de mystiques dont le mode de connaissance intuitif diffère des procédés habituels de la dialectique discursive, il s’applique, non plus avec son entendement seul, mais avec tout son moi, à penser l’Absolu directement, à rendre « Dieu sensible au coeur ». Ne pouvant, au moyen de simples concepts, exprimer l’ineffable, il a entrepris de s’en approcher par voie de symboles et d’évoquer chez d’autres son propre sentiment indivulgable. »

Parnassiens et symbolistes usent de symboles. Pourtant aucun lien de similitude ne rapproche entre elles les oeuvres des uns et des autres. Il y a, dit Bergson, deux façons de connaître une chose : « la première implique qu’on tourne autour de cette chose; la seconde, qu’on entre en elle »; de même on peut discerner deux manières de comprendre l’esthétique. « Les parnassiens tournent autour des choses, c’est-à-dire les décrivent et demeurent dans le relatif. C’est la vision périphérique. Les symbolistes, au contraire, s’intériorisent dans l’objet, s’incorporent aux paysages perçus intérieurement. Aucune de leurs descriptions immanentes qui ne soit en fonction d’un état d’âme. Il s’agit là d’une vision centrale, d’une intuition. » Le symbolisme poursuit la réalité intérieure, il tente l’expression de l’inexprimable, il veut pénétrer à ce qu’on ne voit pas au travers de ce que l’on voit. « Le parnassien décrit des « symboles » inertes, le symboliste rend jusqu’aux pulsations de la matière. Il pénètre dans les choses et les exprime en leur synthétique complexité. » Le symboliste emploie des « symboles » à titre de procédés d’expression. « L’absolu, quel qu’il soit, est incommunicable à l’aide de la raison discursive. Pour l’exprimer, pour faire que le lecteur partage mon émotion fondamentale, je me vois obligé d’employer des symboles. Ce que je ne puis exprimer de façon immédiate, je vais donc le suggérer et acheminer le lecteur au point où son esprit coïncidera avec le mien. D’où l’emploi obligatoire d’images accumulées, de transpositions perpétuelles. Et j’arrive à cette définition : La poésie symboliste est celle qui se sert d’images accumulées pour extérioriser une intuition lyrique. »

« Beaucoup d’images diverses, dit encore Bergson, empruntées à des ordres de choses très différents, pourront, par la convergence de leur action, diriger la conscience sur le point précis où il y a une certaine intuition à saisir. En choisissant les images aussi disparates que possible, on empêchera l’une quelconque d’entre elles d’usurper la place de l’intuition qu’elle est chargée d’appeler, puisqu’elle serait alors chassée tout de suite par ses rivales... »

Dans le domaine de la psychologie, « l’esthétique symboliste, mieux que toute autre, permet au poète d’exprimer ses passions dans toute leur vérité, sans rien leur ôter de leur intensité intérieure, et d’atteindre jusqu’aux nappes profondes de la vie » : « Des deux moi qui résument nos activités psychiques, l’un superficiel et, pour ainsi dire, abstrait, où se condense et s’immobilise le résidu de nos émotions, en sorte que nos états d’âme n’apparaissent plus au regard de la conscience que comme dépouillés de leur vie, de leur complexité originelle, à la manière, un peu, des schèmes mathématiques; l’autre fondamental et concret, difficile à saisir dans la représentation, car en ses couches inférieures s’agitent confusément tous les courants de vie, toutes nos virtualités; – de ces deux moi, dis-je, le parnassien ne saisit que le premier en surface, le plus facile à immobiliser, à clicher sur des concepts, le plus impersonnel aussi et le plus général. Il l’exprime avec des mots abstraits, interposés comme une muraille étanche entre la sensation et la conscience, au moyen d’images banales, impropres aux nuances et pouvant resservir indistinctement à l’expression de toutes les passions... C’est au second moi, beaucoup plus intérieur et inexprimable, que se sont attaqués les symbolistes. Celui-ci, infiniment mobile et confus, ne se solidifie qu’avec peine. Ce serait comme un visage derrière une vitre : si nous passons rapides, il échappe, mais dès que l’attention fixe notre regard sur les ténèbres, la figure bientôt sort de l’ombre et nous parle... »

« Si nous envisageons les tendances de la poésie contemporaine en fonction de la notion de vie, il faut louer les symbolistes :

« d’avoir compris : que la vie est grave, que le dilettantisme malsain, que l’impuissance de « l’art pour l’art » doivent être tenus pour névroses passagères, – et de s’être efforcés de nous donner une poésie pleine, une poésie pure, une poésie complète sur le modèle de Pindare et des tragiques grecs, une poésie noble, « haute comme un ciboire3 », une poésie d’idées où s’atteste le souci contemporain d’approfondir jusqu’à la passion les rapports de l’homme avec la nature et de l’homme avec l’homme. Selon l’expression de Brunetière, le symbolisme est la réintégration de l’idée dans la poésie;

« d’avoir compris, en communion avec les dernières découvertes des sciences morales, que la vie psychique n’est pas une unité simple, mais un ensemble et un processus continu de faits simples. À la division classique de l’âme en trois facultés, s’est substituée l’étude d’une conscience formée d’éléments enchaînés et groupés. Cette complexité du moi, avec ses couches successives superposées et ses régions semi-lumineuses, semi-obscures, a tenté les symbolistes. Pour sentir battre le pouls des êtres et des choses, ils se sont fait « un coeur innombrable ». Leur esprit et leurs sens, accrus de mille antennes mobiles, poussent des prolongements jusque dans le réseau filigrané du subconscient. Là, une infinité de sentiers magiques s’entrecroisent et l’artiste contemporain s’y égare avec délices;

« enfin, d’avoir compris, puisque la Vie se définit le continu, que l’expression de fini n’a pas plus de sens dans le monde moral que dons le monde sensible. En tout aspect de la réalité, ils ont cherché obstinément la continuité de cet aspect avec les autres. Que nous enseigne, en effet, la science ? Les données de nos sens, déclare Bergson, un des philosophes les plus autorisés de l’heure actuelle, sont extraites d’un ensemble beaucoup plus vaste. Appareils abstracteurs, nos sens, orientés vers l’action pratique, sont discontinus, mais ils travaillent sur une matière continue... Nos sentiments aussi ne sont pas en eux-mêmes des catégories bien définies, soigneusement étiquetées, qu’un psychologue peut extraire et, à loisir, analyser. Non, chacune de nos émotions demeure un ensemble, s’offre comme des processus d’états d’âme qui se compénètrent, se teintent de mille nuances, et se prolongent les uns dans les autres. Leur somme constitue l’intensité qualitative d’une vie. »

« Ç’aura été la gloire de l’école symboliste d’avoir inventé la forme nécessaire à l’expression de ces processus psychiques, d’une délicatesse si ténue et comme instantanée, qu’on risque d’effeuiller à les vouloir cueillir dans la seconde de leur épanouissement éphémère. Deux principes généraux ont présidé à l’élaboration de cette forme poétique. Le premier, étant donné le renouvellement incessant de la vie qui évolue en se continuant et progresse en durant, impose la destruction acharnée des deux plus mortels ennemis de l’art : le factice et le conventionnel. La haine du cliché, de « l’effet de l’art », enflamme jusqu’au délire le cerveau du vrai poète. Le symboliste a conservé la force de s’indigner en face des lieux communs bourgeois, de pourfendre les images banales, de pulvériser le plâtre des métaphores creuses, et sa poésie se dresse devant nous comme le plus noble effort tenté depuis le romantisme pour rajeunir le verbe, calquer le mot sur l’état d’âme correspondant, serrer jusqu’au contact la sensation. Ah ! pour lui, les vocables s’illuminent d’un véritable pouvoir métaphysique en corrélation intime avec le sentiment intérieur à objectiver. Le mot veut et doit être plus qu’un moyen d’expression, une fin en soi. Il s’identifie à la pensée. Parce que les savants et le vulgaire ne recherchent en lui qu’un sens de convention, une étiquette commode qui simplifie et empêche de réfléchir, – le vrai poète ne s’adjuge pas le droit d’en ignorer l’âme... Le mot ne peut se concevoir l’esclave ou le substitut de l’idée. Il devient l’idée même incarnée, l’émotion palpable, le frère jumeau du moi... Parler ou écrire crée spontanément des états d’âme et fait rougeoyer notre vie subconsciente. Au toucher miraculeux du mot, des existences latentes ressuscitent, enfouies dans le tombeau de notre être, et montent vers la lumière de l’esprit. Or, penser, c’est, en définitive, sentir, ou, si l’on préfère, comprendre avec toute son âme, car une pensée qu’aucun sentiment ne vivifie demeure dans la nuit éternelle et les limbes de l’être, sans emploi effectif. Avec des idées pures, on ne soulèvera jamais le moindre grain de volonté, le plus petit sénevé d’énergie. Le saint, le soldat, ne s’ensevelissent pas dans un froid linceul intellectuel. L’un ne consent à affronter la torture, l’autre le combat, qu’au moment où Dieu et la Patrie demeurent sensibles dans leur coeur, qu’après que l’idée les a pénétrés par une manière d’intussusception... Si donc le sentiment constitue l’essence et l’originalité de notre personne, et se transforme qualitativement en une infinité de nuances, à mesure qu’augmente ou que diminue sa clarté intensive, l’expression, capable de longer fidèlement les méandres compliqués des passions humaines, a besoin, elle aussi, de se transformer sans cesse pour demeurer en adéquation parfaite avec l’impression fuyante... Le scrupule qui interdit à l’artiste d’utiliser un style tout en surface et de se servir de phrases touts faites, dont le sens s’est évaporé au cours des siècles, apparaît aussi légitime que l’impossibilité logique pour un philosophe d’accepter sans examen les affirmations du consentement universel. C’est pourquoi, conscient de son rôle d’écrivain, le poète symboliste, en psychologue averti, s’est imposé la rude mais glorieuse tâche de recréer toutes ses images et de nettoyer ses métaphores au point que toute sa personne y resplendisse.

« Après l’exposé succinct des doctrines symbolistes sur le continu de la vie et la transformation qualitative de nos sentiments au cours de notre existence intérieure, on comprend sans peine la nécessité d’une réforme métrique4.

« Le second principe de notre « école » tient tout entier dans la solution de cet énoncé : trouver un rythme adéquat à l’expression des processus psychiques de l’âme humaine. Étant donné la nature ondoyante et diverse du coeur, la complexité de nos passions sans cesse en mouvement, un vers libéré des entraves conventionnelles qui figent la Poésie dans des attitudes pétrifiées, pouvait seul permettre aux symbolistes de saisir en instantané leurs plus imperceptibles émotions, au moment où elles traversent le champ de la conscience pour rentrer dans la nuit du néant. D’où le recours au vers prétendu libre.

« Cette invention est capitale et toute à la gloire des poètes actuels : créer un rythme correspondant aux « représentations souples, mobiles, presque fluides, toujours prêtes à se mouler sur les formes fuyantes de l’intuition (Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience)… Désormais on ne fera plus subir à la pensée de cruelles mutilations pour la comprimer de force dans une forme préétablie. Les corsets de fer où se déviait la belle taille de l’idée se sont rompus sous la poussée de la vie. Chaque pensée créera sa forme, et le vers, enfin sensibilisé, nous offrira le minutieux graphique des convulsions de l’âme. Le goût artistique, l’oreille, la sensibilité saine, se constitueront en normes subtiles pour déterminer la cadence de chaque strophe, et le poète « obéira au rythme personnel auquel il doit d’être » (Vielé-Griffin, préface de Joies). En ce sens entendons la parole profonde : « Le vers libre est une conquête morale » (Vielé-Griffin, L’Ermitage, août 1899).

« D’un mot le symboliste peut résumer son dogme esthétique et la liturgie vivante de sa poésie intuitive : la sincérité. » (Essai sur le Symbolisme.)

Tancrède de Visan a collaboré à La Plume, à L’Occident, au Mercure de France, à Vers et Prose, à la Revue de Philosophie, à Durendal, à Antée, au Samedi, à la Revue des Lettres et des Arts (Nice), au Gil Blas, à Akadémos, au Correspondant, à la Nouvelle Revue, etc.

 

 

 

1. Il est évident que la définition du mot nature donnée par les savants : « personnalisation factice et purement verbale du système des lois qui régissent les phénomènes », est insuffisante. Seule la métaphysique a chance de nous renseigner. Provisoirement, par nature, j’entends le réel, c’est-à-dire l’objectif, et par vérité, comme tout le monde, l’accord de la pensée et de son objet, ou la synthèse de l’objet et du sujet.

2. EMERSON. On sait que, pour l’idéaliste américain, la nature n’est qu’un symbole de l’esprit. Voici sa phrase : « Elle est (la nature) l’incarnation d’une pensée, et redevient pensée, de même que la glace devient eau et vapeur. Le monde est de l’esprit précipité, et l’essence volatile s’en échappe incessamment à l’état de Pensée libre. De là l’influence des objets naturels sur l’esprit. L’homme emprisonné, l’homme cristallisé, l’homme végétal, s’adresse à l’homme personnifié. » (Essays and Series, Nature.)

3. L’expression est d’Adrien Mithouard dans son beau livre Le Tourment de l’Unité.

4. « En vérité, si l’on voulait bien y réfléchir, puisqu’on loue les parnassiens d’avoir créé pour eux un vers nouveau, qui n’est pas le vers romantique, et les romantiques, encore davantage, d’avoir émancipé le vers classique des entraves que lui avaient forgées les Malherbe et les Boileau, n’est-il pas plaisant qu’on dispute aux symbolistes le droit de chercher à leur tour un nouveau vers, dont la complexité, l’harmonie savante et la fluidité réponde à l’idée qu’ils se font de la poésie même ? » (Brunetière, Revue des Deux Mondes, 1er avril 1891.)

 

 

 

 

 

 

 

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