Le petit Trianon

 

À MADAME LA DUCHESSE DE ***

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Lord WIGMORE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Je vous ai déjà fait ce récit. Vous voulez l’entendre encore, dites-vous, parce qu’il vous laisse un vague et attachant souvenir de la femme que votre mère a tant aimée, et l’esquisse légère d’une reine dont vous vénérez la mémoire. Le souvenir de Mme de Lamballe, de cette colombe pure et blanche, flétrie par la main du bourreau, vous est douloureux et cher, parce qu’il vous rappelle votre bonne mère et vos saintes tendresses. Vous cherchez partout quelques traces des émanations de son âme, comme on cherche en automne le parfum d’une fleur que la bise glacée disperse au loin.

Vous voulez aussi m’entendre nommer l’angélique Élisabeth ; vous voulez que je vous répète que vos admirations sont celles des âmes élevées, que je vous dise encore que votre culte ne s’adresse pas à de faux dieux. – Soyez satisfaite, bon cœur de femme, conservez toujours foi aux morts, espérance aux vivants.

La fantaisie de mon enfance, le bonheur de mes premiers jours a été Trianon, non le Trianon de marbre, de dorure, d’apparat ; j’entends le Petit-Trianon champêtre, silencieux et frais comme un vallon de Bade. – Je dus à mon père cette première et profonde sensation. Il m’y conduisait avec joie, car il voyait le plaisir que j’éprouvais ; il me l’expliquait avec bonté, car il savait que l’enfance veut tout connaître.

Depuis, j’ai été bien souvent visiter le Petit-Trianon, et j’ai toujours retrouvé ma fantaisie, ou plutôt, elle ne m’avait jamais quitté ; seulement, je me suis donné de si bonnes raisons de mon goût, que j’ai pu le justifier, dans l’occasion, auprès de ces esprits froids et roides qui ne plient leur imagination mathématique qu’aux sensations matérielles de la vie.

La maison de Bourbon, qu’on a tant calomniée pour l’avilir, ne fut point attaquée seulement pendant la révolution. Dès l’année 1788, Louis XVI et sa famille étaient déjà en butte aux sourdes menées d’un parti, qui accusait le roi de s’engraisser des sueurs du peuple !... Accusation aussi ignoble que stupide, mais qui servait les philosophes d’alors ; c’était les noms de Marie-Antoinette, d’Élisabeth de Lamballe, de Polignac, qu’on prenait à tâche de souiller par les plus dégoûtantes accusations.

En 1788 donc, on commençait à dire que le roi augmentait sa fortune en dépouillant la cabane du pauvre, et que la reine, et sa cour particulière, ne vivaient que dans les fêtes somptueuses qui ruinaient le pauvre peuple. – Les ingrats et les ambitieux furent crus sur parole. Le peuple, toujours disposé à la crédulité quand on attaque ceux qu’il respecte, ne s’informa pas des goûts du roi, de sa famille, et de leurs occupations intérieures... Pas un écrivain ne se leva pour combattre les calomnies, pas un des nombreux philosophes qui pullulaient, n’eut la conscience d’éclairer l’opinion. – Ils auraient pu dire, avec vérité, que, dans la simplicité de ses mœurs, la famille de Louis XVI n’était heureuse que lorsqu’elle pouvait vivre éloignée de ces hommes qui, depuis Louis XIV, absorbaient dans les antichambres toutes les faveurs de la cour, toutes les grâces de nos rois ; de ces hommes qui dédaignaient les vestiges isolés de cette antique noblesse retirée dans ses terres, vieille race primitive dont la vie se passait à élever des hospices à la pauvreté, à occuper les bras actifs des paysans, et à payer de leur sang, au souverain et au pays, la dette du gentilhomme, lorsque sonnait le clairon des batailles.

Quant à la destruction des cabanes du pauvre, le roi et la belle reine se plaisaient à en relever chaque jour ; cela entrait dans la simplicité de leurs goûts, dans les calculs de leur cœur. À cette époque même, c’était une passion qui se répandait partout. Les habitués de la petite cour de Trianon, à l’instar de la jeune reine, ne rêvaient que chaumières, chalets et maisonnettes, que mousses, feuillages et lierres grimpants, que lacs, moulins et nacelles.

Au lieu du Versailles pompeux de Louis XIV, de ce Versailles aux cent marmousets de bronze, aux mille statues de marbre, aux eaux jaillissantes, aux bassins mythologiques, aux grottes de rocaille, aux bains d’Apollon ; de ce Versailles aux plafonds de Lebrun, aux rideaux de Mme de Maintenon, aux meubles de Boule, aux chefs-d’œuvre de Mignard et de Vander-Meulen ; au lieu de ce palais rempli de dorures, de fresques et de raretés, Marie-Antoinette, la bonne princesse allemande, préférait habiter le Petit-Trianon.

Le Petit-Trianon, où était garçon jardinier le père Olivier, ce doyen des jardiniers de la Malmaison, qui mourut de joie d’avoir parlé au général Bonaparte ; le Petit-Trianon, où Antoine et Bernard Dejussieu étaient chefs jardiniers, où Buffon, cherchant un rival à Linné, demandait un homme capable non de classer les plantes par leur ressemblance 1, mais d’après des subordinations et des coexistences dont l’illustre Adanson a tracé les lois ; le Petit-Trianon enfin qui vit surgir l’homme que cherchait Buffon, Antoine Laurent Dejussieu, jeune élève qui répondit si admirablement à ses soins et à ses espérances en devenant notre célèbre botaniste 2.

Vous tous qui traversez rapidement Versailles, cet immense album où tous les artistes peuvent écrire, pour aller voir la table, l’encrier et le bougeoir de Louis XIV, le salon du méridien, la pendule rapportée de la Casauba et les trophées si célèbres de la chapelle ; vous qui n’échappez aux batailles de la république et à la retraite de Moscou que pour tomber au milieu des barricades, savez-vous seulement qu’il existe au bout du parc de Versailles une demeure de reine appelée le Petit-Trianon ? – C’est quelque château, direz-vous, construit par les efforts d’un géant et orné par les fées.

Détrompez-vous.

C’est une jolie maison, comme en ont tous vos agents de change ; c’était alors une retraite plus que modeste, vous l’avouerez, pour ce qu’était encore, en 1788, une reine de France !... Cela ferait aujourd’hui un joli pavillon à côté de l’hôtel Laffitte, rue Laffitte, ou près de son château de Maisons à Maisons-Laffitte. Voilà.

Mais c’est justement sa simplicité et son éloignement de tout bruit et de tout faste qui l’avait fait préférer à Marie-Antoinette. – Son parc était bien isolé, ses gazons bien verts ; ses ombrages bien frais. Toutes les journées de la belle reine s’écoulaient au hameau auprès duquel vous êtes peut-être passés indifférents. La galerie en planches et le bâtiment rustique, vis à vis le lac, était sa demeure journalière dans la belle saison ; le grand peuplier près du banc, son arbre favori ; la laiterie, son occupation de prédilection ; et le petit bateau, son plaisir du soir, lorsque la lune venait se mirer dans l’eau.

Les amis de ce bonheur champêtre étaient Mesdames Élisabeth, de Lamballe, de Tourzelle, de Polignac, etc., etc. Les enfants du roi passaient aussi une partie de la journée au hameau. Madame de Lamballe les conduisait à cette porte charretière que vous avez pu remarquer, porte de ferme qui donne sur la campagne et sur une route que plus d’un pauvre honteux connaissait, car c’est à cette porte qu’ils venaient recevoir des secours que les princesses faisaient distribuer par les enfants du roi. Quelquefois c’étaient les malheureuses victimes d’une grêle qui avait détruit leurs espérances de récoltes, d’autres fois c’était une pauvre mère portant ses enfants jusqu’à ce mur tapissé de pampre et de lierre, et venant raconter son honnête et subite misère, causée par une banqueroute inattendue ; l’infortunée mère restait à ses enfants, tandis que le père expiait sa confiance en prison, pour dette, mais ils espéraient de meilleurs jours, car en ce temps on ne se tuait pas à la première peine de cœur, ou à la moindre déception de fortune.

On supportait le malheur avec courage, avec résignation, car on avait encore foi dans l’avenir, dans la justice des hommes, mais surtout dans la miséricorde de Dieu...

Lorsque de ces nobles pauvres se présentaient, les princesses en tiraient une leçon de morale pour les illustres enfants dont le premier mouvement était toujours de parer au besoin le plus pressant... souvent hélas celui de la faim ! et la journée s’écoulait heureuse, car on avait fait du bien, sans ostentation et sans prôneurs...

Les occupations de ces dames étaient aussi dignes de leurs actions. La reine, avec son joli costume de laitière, allait traire ses vaches suisses et passer son lait. Ses amies, qui habitaient les chaumières gracieuses qui forment le hameau, venaient en deshabillé du matin, déjeuner au chef-lieu ; on les voyait monter gaîment la fastueuse galerie de bois du hameau, apportant les fraises et les framboises qu’elles avaient été cueillir ; et la belle reine offrait son lait, présentait le beurre qu’elle avait battu, le fromage à la crème qu’elle avait dressé... Voilà les criminelles actions de ces pauvres femmes !

Quelquefois le roi venait surprendre ces dames, et prenait sa part des naïfs plaisirs du hameau. Alors le petit domaine était tout en émoi ; M. de Bezenval, M. de Givres, ou le plus vieux des capitaines des gardes remplissait merveilleusement le rôle du bailli. Il semblait que le seigneur était venu, ce jour-là, visiter l’un de ses domaines. Le compliment indispensable était court, bien tourné et de bon goût. Les beaux enfants du roi lui donnaient des fleurs, le bailli lui offrait les clefs du hameau ; une de ces clefs que le roi connaissait toutes, car elles étaient son ouvrage, était prise par lui avec bonté : c’était naturellement celle de la maisonnette d’une de ces dames ; aussi, pendant toute la visite, le roi ôtait son chevalier.

Pour faire honneur au seigneur, Marie-Antoinette chantait un air de Sacchini, la princesse de Lamballe lisait des vers envoyés la veille par M. de Cubières à la comtesse de Polignac ; les enfants récitaient des fables de Florian ; et M. de Bézenval, qui racontait fort bien, disait une légende suisse ou allemande. – Jamais le roi ne partait sans accorder quelques grâces au hameau, et ces grâces, savez-vous ce qu’elles étaient ? c’était l’approbation régulière et officielle de secours accordés par la reine, quelquefois par les princesses du sang, souvent par les enfants du roi, à des familles honnêtes tombées dans la détresse : c’étaient quelques chaumières reconstruites, quelques prisonniers rendus à la liberté ; voilà la vie intime, la vie cachée de cette famille, frappée de tant d’anathèmes, de calomnies et de malheurs !...

Ce cercle s’augmentait quelquefois de visiteurs admis plus rarement. C’étaient les capitaines des gardes, c’étaient MM. de Castrie, de Saint-Priest, de Montmorin, de Villeneuve, etc., mais il y avait alors un peu de cérémonie.

D’autres fois, dans un de ces moments de joie naïve, de gaîté folâtre, un jour de contentement général, on se serrait à la petite table de Marie-Antoinette, et la noble reine, ornée, animée, parée de sa plus riante parure, du bonheur qui l’entourait, disait avec bonté aux deux gardes du roi, ou gardes d’Artois, qui à leur tour de rôle surveillaient le côté du parc qui borde la route : « Messieurs, venez prendre votre part de mon fromage battu, dites-moi s’il est bon, et surtout pas de flatteries pour la laitière. » Ces jeunes gardes du corps, généralement gens d’esprit, de bon ton et d’agréables manières, s’en tiraient toujours bien, et quelquefois devenaient, pendant cette journée, les convives de ces dames, leurs bateliers sur le petit lac, les spirituels conteurs des anecdotes de l’Œil-de-Bœuf, et les commensaux de ce hameau, qui avaient pour seigneur le roi de France, et pour sujets la reine et quelques princesses.

Allez voir Trianon, allez, madame, vous qui conservez dans le cœur les pieux souvenirs de notre ancienne et noble France, de cette France que, depuis lors, on affubla d’un bonnet phrygien, qu’on inonda de sang, jusqu’à ce que, pantelante, épuisée, avec sa déesse de la raison, un homme, un géant, un héros, la prit en pitié, et intervint avec sa grande épée des batailles...

Allez, allez, vous dis-je, voir Trianon, vous qui portez un culte à nos vieux souvenirs et à notre belle histoire ! Quittez le tumulte de la ville, ce monde incrédule et méchant, ce monde des éternelles déceptions.

Arrêtez-vous en passant à Versailles, la ville royale, et lorsque vous aurez vu le portrait de la reine peint par Mme Lebrun, et toutes nos gloires éteintes, l’histoire comparera devant vous, et vous direz en soupirant avec Alfieri : « Cadono le citta, cadono i regni ! »

Et vous surtout, amie, qui aimez à voir fleurir les pâquerettes et les bruyères ; vous qui aimez le silence et le calme des champs, les gazons verts et les vieux arbres ; vous qui aimez les maisons rustiques, le chant des oiseaux et les songes d’un bonheur tranquille, allez rêver dans ce hameau du Petit-Trianon ; en mémoire de la couronne tachée de sang de la noble reine de France, tressez-lui, près de sa champêtre demeure, une couronne de fleurs d’azur : ce sera l’image de l’auréole de la victime consacrée de la couronne céleste dont Dieu ceignit sa belle tête !...

 

 

 

Lord WIGMORE.

 

Paru dans L’Anémone, annales romantiques en 1837.

 

 

 

 

 

 

 



1 D’après la corolle et la configuration des fleurs ; c’est-à-dire suivant la méthode de Tournefort. 

2 A. L. Dejussieu fonda sa méthode, non en 24 classes, et suivant le nombre et l’arrangement des étamines et des pistils, comme Linné, mais sur le nombre et la disposition des cotylédons ou feuilles séminales ; d’après le port, les feuilles, les graines et leur germination.

 

 

 

 

 

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