En 1846 : La Vierge parle à la Salette

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Maria WINOWSKA

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1846. Un monde coupé en deux. À peine née, la grande industrie fait craquer les vieilles structures sociales sous les apparences de respectabilité du plus bourgeois des régimes. « Enrichissez-vous », conseille un homme d’État. Aussitôt éclate l’hallali. Point de recours de cette curée légalisée. C’est l’époque où, dans les fabriques, travaillent des moins de dix ans. Non pas à titre d’exception, mais par centaines de milliers.

Le Dauphiné ne vaut pas plus cher que le reste de la France. Il suffit de parcourir les rapports que le curé de Corps envoie régulièrement à son évêque pour se rendre compte à quel point la situation est tragique. Le dimanche, l’église est vide. Publiquement, on se moque de la religion. Débauche, blasphèmes, exploitation à l’échelle paysanne.

« Loués » par de gros fermiers, des enfants de sept ans montent sur les alpages. Comment voulez-vous, dans ces conditions, leur enseigner le catéchisme ? Ils ne savent ni lire ni écrire et vivent comme des sauvageons.

Gare au curé s’il s’aventure dans un hameau perdu dans la montagne ! Des gamins l’accueillent à coups de pierre. « Il m’a fallu un gourdin pour les tenir en respect », écrit l’abbé Melin à Mgr de Bruillard, l’évêque de Grenoble.

 

*

 

C’est donc en plein guêpier et, non pas sur un fond d’image d’Épinal que s’est produit l’Événement. Du point de vue protocolaire, la Reine des Cieux ne pouvait plus mal choisir que cette bourgade de mécréants, et les deux petits misérables qui ne savaient même pas réciter leur prière.

Et dire qu’en France, il y avait de ce temps-là des milliers d’enfants bien élevés et sachant leur catéchisme sur le bout des doigts ! Décidément, le ciel nous déroute et nous n’en sommes pas encore revenus après cent dix ans !

Mélanie Calvat a quinze ans. Elle en paraît onze. Maximin Giraud a onze ans. Il en paraît huit. Elle travaille depuis sept ans, ce qui lui donne sur le gamin un avantage notable. Lui n’est guère capable de travailler, tant il est étourdi et turbulent. Cependant, en ce 19 septembre 1846, il se trouve avec elle sur le pacage. Pierre Selme, des Ablandins, vient de le « louer » pour quelques jours, son pâtre étant tombé malade. Tout en gardant les vaches, ils s’amusent ensemble à construire avec des pierres et des fleurs « un paradis ». C’est lui le boute-en-train : Mélanie mérite à tout point le sobriquet qu’elle adoptera dans son autobiographie, « la sauvage ». N’avouera-t-elle pas ingénument qu’elle « ne savait pas s’amuser, ayant été toujours seule » ?

Trois heures de l’après-midi. Dans les couvents et les monastères, on entonne les vêpres de Notre-Dame des Sept Douleurs : « Je pleure amèrement, ma douleur est grande comme la mer... » Nos pastoureaux ne savent rien de la sainte liturgie. Ils ne savent même pas qu’elle existe ! Ils viennent de prendre leur repas frugal – fromage et pain noir – et après une brève sieste s’inquiètent de leurs vaches qui se sont égaillées sur les pentes de la montagne, abrupte à certains endroits.

Dieu soit loué ! Elles ruminent tranquillement sur les flancs du Gargas Rassurés, les deux enfants s’en retournent vers le creux des orties où ils ont laissé leurs sacs et leurs capotes. Soudain, Mélanie pousse un cri : « Mémin, regarde vite, cette clarté là-bas ! » « Où cela ? » demande le gamin qui la rejoint en quelques bonds. « Là-bas », dit la petite fille en montrant du doigt le fond du ravin. Les enfants s’arrêtent, interdits. À l’endroit même où ils viennent de camper brille un globe lumineux « comme si le soleil y était tombé ». Mélanie est prise de frayeur. « Mon Dieu, gémit-elle, mon Dieu ! » Elle laisse tomber son bâton. Mais Maximin, quoique effrayé, brandit résolument le sien. « Garde ton bâton, dit-il à la fillette, je garde le mien, “il” veut nous faire quelque chose, je “lui” donnerai un bon coup. »

Tandis qu’il parle, le globe de feu s’entrouvre en laissant voir, confuse d’abord, puis de plus en plus distincte, une silhouette de femme. Elle est assise sur le « paradis » que les enfants viennent de construire, la tête dans les mains, les coudes sur les genoux, et pleure.

 

*

 

« Qu’as-tu pensé en la voyant ? » demandera-t-on au garçonnet. « J’ai pensé que c’était une maman que ses enfants avait battue et qui s’était “ensauvée” sur la montagne pour pleurer à son aise », répondra-t-il naïvement. Dans sa candeur, Maximin ne croyait pas si bien dire ! « Filii matris meae pugnaveverunt contra me » (Les enfants de ma mère se sont dressés contre moi, Cantique I S), chantent au même moment moines et moniales. L’antienne du Magnificat de Notre-Dame des Sept Douleurs évoque un drame de famille.

Soudain, le globe lumineux s’allonge, devient ovale. La Dame se lève, ôte les mains de son visage, les cache dans les amples manches de sa robe. Elle regarde les enfants et, d’une voix, « douce comme la musique », elle leur parle :

« Approchez, mes enfants, n’ayez pas peur ! Je suis ici pour vous conter une grande nouvelle. »

Aussitôt, les enfants se précipitent. Les voici auprès de la « Belle Dame », « si près que personne n’aurait pu passer entre » dira Mélanie. Ils la regardent, ravis, mais comment la décrire ? Tout leur maigre vocabulaire y passera, accumulant des problèmes. Tablier, fichu, bonnet... que pouvaient-ils dire de plus ? Chose curieuse, les témoins de la première heure s’accordent à y voir une tenue royale. La dalmatique du sacre évoque bien un « tablier », le diadème impérial, un « bonnet ». Plus tard, s’accréditera la version de la « Vierge Paysanne », si « choquante » pour le beau monde. Le fait est qu’elle fut « tout en fleurs et en lumière », à tel point « transparente » que les enfants voyaient « à travers » l’herbe de la prairie bercée par la brise.

« Comme incrusté sur sa poitrine » brille un Christ « vivant » avec, de chaque côté, les tenailles et le marteau. Elle pleure toujours. Elle n’arrêtera pas de pleurer, mais ses larmes se fondent dans la lumière. Elle se met à parler et c’est en Reine qu’elle parle :

« Si mon peuple ne veut pas se soumettre, je suis forcée de laisser aller le bras de mon Fils. Il est si fort et si pesant que je ne puis le maintenir.

« Depuis le temps que je souffre pour vous autres !

« Si je veux que mon Fils ne vous abandonne pas, je suis chargée de le prier sans cesse pour vous autres, et vous n’en faites pas cas. Vous aurez beau prier, beau faire, jamais vous ne pourrez récompenser la peine que j’ai prise pour vous.

« Je vous ai donné six jours pour travailler, je me suis réservé le septième et on ne peut me l’accorder. C’est cela qui appesantit tant le bras de mon Fils.

« Si la récolte se gâte, ce n’est qu’à cause de vous... »

En vain, de savants théologiens essaieront-ils de rectifier tels mots de ce discours stupéfiant qui évoque la loi du Sinaï. Comme des disques aux empreintes indélébiles, les enfants – dont la mémoire est, par ailleurs, si déficiente – n’y changeront jamais un iota. Cette fidélité et cette concordance ne seront pas la moindre preuve de l’Apparition... qu’ils continuent à « dévorer » d’un regard ravi.

La Belle Dame poursuit son discours, lourd de menaces : famine, maladie, les fléaux qu’elle annonce ne seraient-ils donc que la pente fatale d’un monde qui veut se passer de Dieu ? Car, c’est CELA le fond du problème. La loi du septième jour résume toute la religion. À un monde tragiquement replié sur lui-même et prisonnier de ses limites, la Souveraine de l’Univers rappelle que Dieu existe et réclame ses droits. Mais voici la revanche de l’amour miséricordieux. Ces menaces ne sont qu’avertissement ! Car,

« S’ils se convertissent, les pierres, les rochers deviendront des monceaux de blé et les pommes de terre s’ensemenceront d’elles-mêmes... »

 

*

 

Les familiers de la Bible savourent ces paroles fières et abruptes qui évoquent des textes sacrés. Mais comment les pauvres petits ignorants qui les rapportent sauraient-ils deviner la saveur biblique de termes comme « bras » ou « jour du Seigneur », « mon peuple », ou la « sainteté du nom de Dieu » ? En leur confiant son message, la Reine des Anges ne les dote pas de « science infuse » et ils sont à cent lieux de se douter des résonances qu’éveilleront leurs paroles chez les théologiens.

« Voyez-vous ce bocal ? dira Maximin. Voyez-vous, dedans, cette orange ? Le bocal, c’est moi. L’orange, c’est le message. Elle ne change pas de bocal ! »

« ... Les raisins se gâteront, les pommes de terre pourriront... » Les enfants se regardent, interloqués. Que veut dire « pomme de terre » ? Dans leur patois, elles s’appellent « truffes ». La belle Dame prévient leur question.

« Vous n’avez pas compris, mes enfants ? Eh bien ! je vais vous le dire autrement...

« Si ava de bla, foou pas le semena... » Lorsque, plus tard, on demandera aux enfants de dire en patois ce qu’ils avaient entendu en français, jamais ils ne sauront le faire. Et pourtant Mélanie ne savait pas le français à l’époque de l’Apparition et Maximin le comprenait à peine. « Comment répétiez-vous en français ce que la Sainte Vierge a dit en français, puisque vous ne saviez que le patois ? » ne se lassera-t-on pas de demander. Et la petite fille de répondre : « Je disais comme elle me l’avait dit. » Elle n’y verra rien d’étrange et ses questionneurs indiscrets y resteront pour leur frais :

« Mais comment avez-vous pu retenir cette histoire ? lui demandera un prélat. Voici trois fois que je vous l’entends raconter, et je ne pourrais pas la redire. »

« Monseigneur, si la Sainte Vierge vous l’avait dite, vous la sauriez... »

C’est tout de suite « après les noix gâtées et les raisins pourris » que la Sainte Vierge confia aux enfants, à tour de rôle, un secret. Que ne fera-t-on pas pour le leur extorquer ! Ni Maximin, pourtant si étourdi et bavard, ni Mélanie ne céderont aux menaces, aux instances, aux séductions. Chose curieuse, tandis que Maximin le gardera héroïquement, mais se sentira « débarrassé » lorsqu’on l’aura persuadé de l’envoyer au Pape, dès le début Mélanie laissera entendre qu’un jour, elle aura le droit de le publier. Voici un fragment de l’interrogatoire du 12 septembre 1847 – donc un an à peine après l’Apparition :

« Le secret que la Dame vous a confié, ne le direz-vous donc jamais ?

– Je le dirai, oui ou non.

– Vous avez dit, assure-t-on, que vous ne le direz jamais.

– Je n’ai pas dit que je ne le dirais pas, peut-être, à telle époque. Je le dirai, oui ou non... »

Lucie de Fatima nous aide à mieux comprendre Mélanie de La Salette. Elle aussi a reçu l’ordre de livrer son secret « à telles dates... » et nous savons que le dernier mot n’en est pas encore dit. Mais le secret de Mélanie est à tel point imbibé des larmes de la Vierge que tout l’enfer se coalisera pour le noyer en des flots d’encre et de fiel. Une propagande chuchotée ou de mauvais aloi obligera l’Église à en interdire la diffusion. Imaginez-vous un texte dans le style de Jérémie, violent et âpre comme certaines strophes du Magnificat ? La dévotion à l’eau de rose du XIXe siècle pouvait en être offusquée : en ce temps-là, on ne lisait guère les prophètes !

Après le message public, la Reine de l’univers s’adresse directement aux pastoureaux :

« Faites-vous bien votre prière, mes enfants ? »

Ils se regardent, un peu honteux. Puis, honnêtement :

« Pas guère, Madame ! »

Alors elle les exhorte tendrement :

« Ah ! mes enfants, il faut bien la faire, soir et matin ! Quand vous ne pourrez pas mieux faire, dites seulement un Pater et un Ave, mais quand vous aurez le temps et que vous pourrez mieux faire, il faut en dire davantage... »

Puis elle brosse ce sombre tableau de la situation religieuse en France... et :

« ... Il ne va que quelques femmes un peu âgées à la messe : les autres travaillent le dimanche tout l’été ; et l’hiver, quand ils ne savent que faire, ils ne vont à la messe que pour se moquer de la religion ; le carême, ils vont à la boucherie comme des chiens... »

Décidément, la Belle Dame n’use pas de périphrases. Va-t-on se gausser d’un langage si peu châtié ? Le renouveau biblique nous permet de mieux comprendre ces violences verbales et ces cris qui claquent comme des fouets. Notre-Dame est de son peuple et « son discours a la majesté formidable des promulgations de l’Exode ou du Lévitique et, en même temps, la tendresse infinie des admonitions maternelles du livre de la Sagesse » (Léon Bloy).

Car, ses petits messagers ne sont pas de simples haut-parleurs. Avec quelle délicatesse ne leur explique-t-elle pas ce qu’ils n’ont pas l’air d’entendre ! Le blé gâté dans le champ du Coin, qu’elle rappelle au petit espiègle, évoque des abîmes de céleste courtoisie comme ce « vous » qu’elle adressera à Bernadette : « Pensez donc, la Sainte Vierge m’a dit “vous” » !

Puis, c’est la fin du discours. À deux reprises, elle répète :

« Eh bien, mes enfants ! Vous le ferez passer à tout mon peuple. »

Elle gravit la pente, les enfants s’élancent à sa suite, mais déjà elle s’élève et fond « comme du beurre sur la poêle », déclarera Maximin qui tâche en vain de saisir au vol une rose de son soulier. Le soleil, tout à l’heure obscurci par le globe incandescent, brille à nouveau au-dessus du vallon, tendu comme un calice vers un ciel très pur.

 

Le soir même Mélanie et Maximin commencèrent leur rude et splendide mission. On ne les crut pas d’abord. Une pluie de miracles accrédita leurs paroles. Harcelés, poursuivis, cernés de pièges et de traquenards, ils ne cessèrent de « rendre témoignage » avec une grâce et une aisance stupéfiantes.

Lorsque quelqu’un, à bout de souffle, demandera un jour à Maximin (en train de se balancer sur une chaise) : · « Mon enfant, cela doit bien vous ennuyer lorsqu’on vous pose des questions embarrassantes ? » Le gamin (que l’on appelait « mouvement perpétuel » à cause de son caractère vif et turbulent) ouvrira de grands yeux étonnés :

« Mais, monsieur, – dira-t-il, – on ne m’a jamais posé de questions embarrassantes ! »

Les enquêteurs qui noircirent des milliers de pages pour élucider la prodigieuse aventure ne furent certes pas du même avis. Toute leur astuce s’effondre devant la magnifique transparence des petits témoins que jamais ils ne purent surprendre en contradiction. Au bout de cinq ans d’examens minutieux, Mgr de Bruillard, évêque de Grenoble, reconnut solennellement le fait de La Salette. Et le temps qui passe ne cesse de l’accréditer : n’avons-nous pas vu, réalisés à la lettre, certains avertissements de la Vierge en pleurs que la dureté de nos cœurs n’a su amortir ?

« Si mon peuple ne veut pas se soumettre, je suis forcée de laisser aller le bras de mon Fils. »

En chantant son Magnificat elle exultait de voir que Dieu « a déployé la force de son bras » : ce fut pour nous sauver. Courbée en deux dans le creux du ravin, le visage inondé de larmes de lumière, elle emploie les mêmes mots, mais dans un tout autre sens : pour nous mettre en garde. Les résonances bibliques du discours de La Salette sont d’une ampleur bouleversante. On dirait que la Mère se fait l’écho de son Fils, pleurant sur Jérusalem : « Jérusalem, Jérusalem qui tue les prophètes, que de fois n’ai-je essayé de rassembler tes enfants, comme une poule rassemble ses poussins sous ses ailes, et vous ne l’avez pas voulu ! Voici que votre maison vous est laissée déserte... »

 

Lorsque le Fils échoue, dit une légende orientale, il ne lui reste plus qu’un seul recours : envoyer sa Mère.

C’est cela, La Salette, et Lourdes, et Fatima. À temps durs, grands moyens.

 

 

Maria WINOWSKA, En 1846 :

La Vierge parle à la Salette.

 

Paru dans Ecclesia en août 1956.

 

 

 

 

 

 

 

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