Les larmes des choses

 

                                                    ODE

 

 

                                Sunt lacrimae rerum et mentem mortalia tangunt.

 

                                                       VIRG. Æneid. I, v. 466.

 

 

                                               I.

 

Les choses ont des pleurs qui font pleurer les hommes ;

Les maux sont nos seuls biens, les plaisirs nos fantômes :

Qui connut les chagrins sans plaindre la douleur ?

Mortels, comme sur vous, les sombres destinées

Sèment, sans les compter, les fatales journées,

       Sur l’insecte, l’arbre ou la fleur.

 

Oui, la fleur dont la teinte enivre notre vue,

Quand son glas a sonné, quand son heure est venue,

Toute vive s’éteint sous le soc meurtrier ;

Et l’orme dont d’épais rameaux ornent le faîte,

Quand la hache l’exige abandonne sa tête

       Au fer que son tronc fait crier.

 

L’insecte a même sort : dans le pli d’une rose,

Qu’avide de parfums une abeille se pose,

La fauvette y surprend le travailleur ailé

Puis le mange, pendant que la cruelle ignore

Qu’un reptile enlaçant ses petits qu’il dévore,

       Se tord dans son nid dépeuplé :

 

Et ce qui meurt n’est pas ce qui peut sur la terre

Le plus briser le cœur immense d’une mère !

Mais qui dira ses nuits, qui nous dira ses jours

Quand un vol imprévu lui dérobant sa fille,

Livre au vil bateleur, au mendiant, au drille,

       Ce fruit de ses chastes amours ?...

 

Ou bien, quand la raison de cette chère idole,

Comme un songe effacé dès l’aurore, s’envole

Et flétrit d’un point noir l’astre de sa beauté ;

Quand sa mère qui pleure excite son sourire,

Quand elle-même attise et chante son délire,

       Cruelle en sa félicité ?

 

Ô mort, ô désespoirs, ô terreurs de la vie,

Répondez, qu’êtes-vous auprès de l’agonie

Qui tord sans le tuer le cœur du jeune époux,

Lorsqu’à son premier né, morte et pourtant vivante,

L’épouse ne sait plus, stupéfaite et béante,

       Quel enfant dort sur ses genoux ?

 

Et pourtant j’ai connu bien des douleurs amères !

J’ai trempé de mes pleurs les débris funéraires

D’une sœur qui fut belle entre mille beautés ;

Loin de moi, cette cendre en sa splendeur ravie,

Sous une pierre inculte et sous l’herbe, avilie,

       Me disait ses os désertés.

 

J’ai vu périr ma mère en sa fièvre abîmée,

Ou plutôt, j’ai connu comment s’était fermée,

Sans moi, son cher amour, sa paupière aux doux feux ;

Puis, lorsqu’à ton foyer je revins, ô chimère,

De toi quelques cheveux, des anneaux, ombre chère,

       Voilà ce que j’obtins des cieux !

 

Voyez-vous par un tube où le cristal augmente

D’une fibre de fleur la masse transparente,

La sève, en serpentant, sécher en ce fétu ?

Tel, atome de fleur, mais retranché de celle

Qui fatiguait mes jours d’une absence éternelle,

       Tarissait mon cœur abattu.

 

 

                                             II.

 

Ô choses, vous avez une douleur secrète,

Et ma muse sur vous ne serait point discrète,

Si mon luth égalait vos augustes leçons ;

Mais que vous serviraient les plus savants délires,

Les plus tendres accords, il faut à vos martyres

       Des sanglots et non pas des sons ;

 

Et même, quels sanglots suffiraient aux victimes

Qu’en un champ de carnage ont entassé les crimes

De bataillons de fer l’un par l’autre heurtés,

Lorsque de sang noyés, les épis blonds encore,

Frémissent au retour d’une vermeille aurore

       Par le frais zéphyre agités ?

 

Heureux pourtant celui qui meurt dans les batailles !

Gloire au soldat qui dort au sein des funérailles,

Vengeur victorieux de la patrie en deuil !

Mais, qui consolera le soldat que la tente

N’abrite plus et qu’une fièvre obscure et lente

       De l’hospice mène au cercueil ?

 

De ce calice amer vous bûtes la tristesse,

Généreux lieutenant 1 dont la mâle jeunesse,

Du barbare Mexique affronta les tyrans :

L’hospice vous reçut, votre père vous pleure,

Et moi qui vis ses pleurs, je consacre cette heure

       À chanter ses pieux tourments.

 

Vous n’aurez point revu les cieux de la patrie,

Ni pressé dans vos bras une mère attendrie

À voir sur votre front le bronze du soldat ;

À serrer cette main qui sut porter le sabre

Ou contenir la peur du cheval qui se cabre

       Aux sombres éclairs du combat.

 

Loin de vous voguera sur une plage immense

L’étincelant drapeau que le bras de la France

Fit luire sur les tours de la fière Puebla ;

Et, sans vous, les tambours de nos fortes phalanges,

Réjouiront nos murs des roulements étranges

       Dont la Terre-Chaude 2 trembla.

 

Dormez pourtant, dormez du grand sommeil des braves,

Puisque sur vous le sort a jeté ses entraves,

Valeureux lieutenant, à mourir condamné ;

La flamme qui brilla votre mâle poitrine,

Un instant empruntée à sa sphère divine,

A repris son cours fortuné.

 

Quand le soleil répand, comme pour une fête,

L’or des rayons sacrés qui couronnent sa tête,

Le vil limon s’emplit de ses traits radieux ;

Mais quand l’astre se couche il reprend sa parure,

Et ses rayons épars, avec la nuit obscure,

       Meurent pour retourner aux cieux.

 

Mortels, tout ici-bas, des sombres destinées

Sent le poids meurtrier peser sur ses journées ;

Tout souffre, tout gémit : homme, insecte, arbre ou fleur ;

Apprenons de nos maux à plaindre le malheur !

Les maux sont nos seuls biens, les plaisirs nos fantômes ;

Les choses ont des pleurs qui font pleurer les hommes.

 

 

                                                     E. P.-D. G.

 

                                                     18 mai 1867.

 

Paru dans la Revue du Lyonnais en 1867.

 

 

 

 

 



1 M. Edmond Marilhat, neveu du célèbre peintre paysagiste du même nom, fils du conseiller à la Cour impériale, mort à 29 ans de la fièvre, à l’hôpital militaire d’Orizaba, au moment où notre armée rentrait en France.

2 Vaste et dangereuse région du Mexique.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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