Le soliloque de Dioclétien 1

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Louis AUDET 2

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

COMMENT, moi le vainqueur et le maître des deux mondes ; moi à qui rien ne peut résister dans l’univers, moi dont le nom fait fléchir les peuples et trembler les rois, moi dont l’égal n’existe que dans les cieux, je serai bravé par ce qu’il y a de plus vil et de plus méprisable dans mon empire ; la faiblesse se rira de ma puissance ! Suis-je encore Dioclétien ? Où est donc ma force et ma grandeur ? Où est donc celui qui se nommait hier l’héritier des Césars et le dominateur des nations ; celui dont partout on respectait la voix, et dont la volonté faisait marcher le monde ? Dioclétien, où es-tu ? Qui ose lever la tête devant toi ?

 

Ô dieux ! l’aurais-je cru avant ce jour ? c’est une secte ignoble et barbare sortie de la Judée, ce sont les disciples d’un malfaiteur puni du dernier supplice qui osent se déclarer les ennemis des dieux et de Dioclétien. Et je n’ai pris la pourpre impériale et je n’ai porté la terreur de mes armes et je ne porte le sceptre du pouvoir suprême que pour essuyer cet excès d’outrages !

 

Est-il vrai que mon bras n’a pas encore brisé ces bêtes orgueilleuses d’un nom inscrit sur un gibet infâme, et qui affectent de mépriser ce qu’il y a de plus vénérable et de plus sacré sous mon règne ! Oseront-ils longtemps encore, audacieuses victimes, me mépriser moi-même et fouler aux pieds les images augustes de mes dieux ?

 

Grand Jupiter, lorsqu’on a sous les yeux les spectacles qui se renouvellent tous les jours dans ces temps d’horreur, l’âme est interdite et le sang se glace de stupeur. Oui, j’ai vu de mes yeux un de ces fanatiques : c’était un jeune homme que les chrétiens avaient transformé en furie ; ma présence ne lui a point imposé ; mes menaces et mes caresses ne l’ont point touché, elles ont semblé au contraire augmenter sa fureur. Inaccessible à tous les sentiments humains, il a défié les dieux eux-mêmes, il a saisi le simulacre saint de Minerve, et il l’a brisé sur les pavés du temple. La mère était là cependant, mère digne d’un meilleur fils, son épouse était là, et leurs larmes, leurs supplications, leurs cris de terreur et de désespoir n’ont servi que d’aiguillons à son impiété. L’enfer était-il dans son cœur ? Quels sont donc ces chrétiens qui veulent triompher des puissances du ciel et de la terre sous la hache même des bourreaux ?

 

Il est temps que je l’avoue : je suis vaincu, les disciples du Supplicié m’ont vaincu. Mais que n’ont-ils pas vaincu ? Les dieux sont trop faibles pour leur résister. Qu’êtes-vous devenus, dieux de Rome et des nations ? Il fut un temps où vous n’étiez pas sourds aux vœux des mortels, où votre voix se faisait entendre dans les sanctuaires et dans les bois sacrés. Alors vous aviez soin de votre gloire, et vous punissiez les profanateurs. Maintenant, vos louanges ne se font plus entendre dans les palais que vous habitez parmi les hommes, les hommes ne vous connaissent plus, ils ne craignent plus vos vengeances, vous êtes en butte tous les jours aux plus atroces infamies. Dans votre impuissance, cédez-vous aux chrétiens ? Ou bien si vous me laissez le soin de vous venger, secondez donc mon pouvoir ! Ne voyez-vous point ces chrétiens sur le point de tout renverser ? Les voilà bientôt sur les marches du trône, bientôt ils pourront placer leur Christ sur les autels qui vous ont été consacrés. Ce ne sont plus seulement, en effet, de faibles femmes, des enfants timides ou des esclaves qui adorent le Galiléen : ce sont des hommes courageux et forts, ce sont des soldats de l’armée et du prétoire, ce sont des sénateurs, les personnages les plus distingués dans tous les corps de l’État, qui ne craignent pas de publier hautement leur foi ; en un mot, Rome même est chrétienne ! Oui, les chrétiens marchent tête levée dans Rome, ils pénètrent jusque dans mon palais. Ils étalent à ma vue leurs superstitions et leur culte monstrueux ; j’en suis témoin, et c’est moi qui les souffre ! À la vérité, que n’ai-je pas fait ? Me reste-t-il autre chose qu’à être traîné derrière leur char de triomphe ! Affronts inattendus.

 

Ah ! avant qu’ils pèsent plus longtemps sur moi, avant qu’une tache éternelle souille mon nom, j’écraserai le dernier Romain ! À tout prix je délivrerai la terre de ces téméraires que la foudre n’anéantit pas ; il faut enfin que l’hydre à cent têtes disparaisse de la face du monde. Car j’en viendrai aux dernières extrémités, je veux que la guerre la plus terrible et la plus opiniâtre leur soit déclarée. Leur sang est une offrande agréable à nos dieux ; leur sang réjouira les hommes qui abhorrent un culte ennemi et exécrable. Je verserai donc leur sang. Le père verra périr, l’un après l’autre tous ses enfants, et son cœur saignera avant qu’il soit lui-même égorgé ; l’épouse sera livrée à la rage des bêtes féroces en présence de son époux, et celui-ci verra déchirer ses membres dans l’amphithéâtre, et il verra ses entrailles dévorées, et il déplorera peut-être sa propre férocité en attendant le même tourment ; on arrachera du sein de la mère son tendre nourrisson, on frappera sa tête sur les murailles, et le sang rejaillira jusqu’à elle.

 

Mais où m’entraîne ma colère ? N’ai-je pas déjà tout essayé vainement ? Les bourreaux ne sont-ils pas las de frapper ? À quoi servent les tourments ? Ils les recherchent, ils les ambitionnent, et c’est là qu’ils fixent leur gloire et leur triomphe. Plus il en périt, plus ils croissent en nombre comme en force : leur sang est une nouvelle semence de chrétiens. Déjà les supplices me manquent. Par Hercule, j’en suis effrayé, je ne sais quelle puissance me résiste !...

 

Ne nous décourageons pas, cependant : le temps est venu de frapper le dernier coup. Il faut donc que j’essaie de nouvelles armes. Eh bien, je combattrai maintenant par la douceur et la séduction des plaisirs ceux que je n’ai pu vaincre par la crainte des roues ou des bûchers ; je prodiguerai les charges et les récompenses, j’offrirai des trésors, je promettrai des honneurs. Non, non, ne nous décourageons pas, redoublons nos efforts. Ne puis-je pas aussi opposer les chrétiens aux chrétiens, rompre les nœuds qui les attachent ? La désunion fera leur faiblesse, la discorde les détruira. Je déchaînerai le père contre le fils, le fils contre le père, l’ami contre l’ami, le protecteur contre le protégé ; ennemis plus puissants que moi contre eux-mêmes, comment résisteront-ils à tant d’assauts différents ?

 

Christ, tu n’es qu’un dieu éphémère, ton règne est déjà fini, l’ordre est rétabli, le ciel est vengé.

 

 

 

Louis AUDET, Lettres d’un étudiant,

publiées dans les années 1850.

 

 

 

 

 

1. Dioclétien (Caius-Valerius-Aurelius), empereur romain, né de parents obscurs en Dalmatie, 245 après J.-C. De soldat, il s’éleva par son mérite à la charge de commandant des officiers du palais, qu’il occupait sous Numérien. À la mort de celui-ci, en 284, il fut élu empereur à Nicodémie. Il choisit son ami Maximien Hercule pour collègue, et s’adjoignit comme césars, en 292, Constance et Galérius. Dioclétien était grand capitaine, et protecteur des talents et de la science. Une sanglante persécution contre les chrétiens souilla son règne. Il abdiqua la couronne à Nicomédie en 305, et se retira à Salone, où il passa le reste de ses jours en repos. Il mourut l’an 313. (Dict. de biog. gén., par Léo Joubert.)

 

2. Essai écrit pendant le séjour de l’auteur au collège de Montréal. (Il avait environ 18 ans.)

 

 

 

 

 

 

 

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