La prière de ma mère
Le jour n’est plus ; la nuit n’est pas encor ; c’est l’heure
Indécise du soir dite « entre chien et loup »,
Où le premier baiser de l’ombre vous effleure,
Tout, peu à peu, sombrant dans du vague et du flou.
Les barques, tout à l’heure errantes sur la baie,
Sont à l’ancre le long du môle ; maintenant,
Un phare à l’horizon s’allume, qui balaie
La mer, tantôt blanc, rouge et vert, d’un feu tournant.
Le silence n’est plus troublé sur la falaise,
Que par une chanson lointaine de douanier,
Ou le pas d’un pêcheur rentrant chez lui, tout aise
D’avoir un abondant poisson dans son panier.
Il fait doux ; il fait bon ; la mer haute s’étale,
Paisible, ainsi qu’un lac, après l’effort du flux,
Et l’on est sûr que, dans sa masse horizontale,
Pendant quelques instants rien ne bougera plus.
Ma mère a terminé sa tâche ; elle est contente,
Ayant, un jour de plus, soigné ces fleurs qui font
Ses délices, et rien, à présent, ne la tente
Que d’être seule un peu devant le ciel profond.
Ma mère, alors, suivant une chère habitude
Pour elle devenue un devoir journalier,
Et bien que tout effort à ses vieux ans soit rude,
Gagne sa chambre à pas traînants, par l’escalier.
La mer, le ciel qu’elle a tant vus ne l’ont blasée
L’un ni l’autre de leur splendeur, et, chaque soir,
Elle s’en vient vers eux, tout contre la croisée,
Dans le même fauteuil de l’ancien temps s’asseoir.
Ah ! ce n’est pas la voix des rêves qui l’appelle !
Elle n’est point femme à rêver languissamment,
Mais sa chambre aussitôt se transforme en chapelle
Où sa prière va planer, un long moment.
Elle savoure autant que toute autre, sans doute,
L’heure de pourpre et d’or où le soleil s’unit
Aux flots, mais voyageuse attentive à sa route,
C’est Dieu qu’elle aperçoit partout dans l’infini.
Pour elle, la Beauté n’est rien sans la Prière
Et, pensive, en profil perdu sur l’horizon,
À sa fenêtre ainsi qu’au fond d’une verrière,
On dirait une sainte en état d’oraison.
Silencieusement, elle adore, elle admire,
Du commencement sûre autant que de la fin,
Et sa prière, mieux que l’encens et la myrrhe,
Est accueillie au ciel par le Maître divin.
Sa prière n’est point l’aspiration vague
D’un poète qu’émeut le soir tombant, mais dont
L’émotion parmi trop de rêves zigzague,
Comme un bateau sans gouvernail, à l’abandon.
Sa prière est précise et ferme ; c’est un acte
D’humilité, d’amour, d’espérance et de foi,
Qu’elle accomplit avec la connaissance exacte
Des grâces dont il faut solliciter l’envoi.
Épouse en même temps que mère et que grand’mère,
Avec le ciel elle a de muets entretiens
Où, perspicace et tendre ensemble, elle énumère
Les bienfaits qu’elle attend de Là-Haut pour les siens.
Et, face à la lueur du phare, c’est elle,
Ce souhait, qui s’achève en pleurs, qu’à ses enfants
Luise pareillement la Lumière Éternelle
Pour les conduire où sont les célestes Levants.
Que ma prière, uniquement sentimentale,
Est peu de chose auprès de celle-là ! Rêveur
Que la chimère emprisonna dans son dédale,
Je dédie à de vains mirages ma ferveur.
Quand, par un coucher de soleil, je m’extasie,
Ce que j’y cherche, hélas ! ne s’y rencontre pas,
Et ce n’est que du rêve et de la poésie
Qui me font les bras plus rompus, les pieds plus las.
Quelques-uns des plus beaux paysages du monde
Parfois sont apparus à mon désir errant :
Golfes bleus, îles d’or que la lumière inonde...
J’en rapportais un mal encor plus torturant,
Étant le voyageur nostalgique qu’envoûte
Un idéal insaisissable de beauté,
Et qui, de ne pouvoir l’étreindre en ses bras, toute,
Pleure tout bas comme un enfant désenchanté.
La joie en moi laissait une saveur amère,
L’extase n’était plus qu’un ténébreux tourment,
Faute d’avoir appris, avec ma sainte mère,
À goûter l’une et l’autre en Dieu, divinement.
Je l’ai trouvée assise ainsi, des soirs sans nombre ;
Je demeurais au fond de la chambre, écoutant
Le bruit du chapelet de ma mère, dans l’ombre,
Pris d’un confus regret de n’en pas faire autant...
Je ne resterai plus, mère, près de la porte,
Et vous verrez, à son premier retour chez nous,
Entrer dans votre chambre un fils d’une autre sorte
Qui posera son front meurtri sur vos genoux,
Pour qu’il vous soit enfin donné de reconnaître
Cet enfant dont la voix sur la vôtre épelait
Sa prière, dans l’homme auprès de la fenêtre
Récitant avec vous, mère, le chapelet !
Édouard BEAUFILS.
Paru dans la Revue bleue en 1907.