Un soldat

 

 

C’EST un être couvert de boue, hâve, farouche ;

Il va, silencieux, une pipe, à la bouche,

Traînant sur les chemins des habits loqueteux,

Sans forme, sans couleur et qui portent sur eux

La trace de la pluie et la trace des balles...

 

Les enfants qui jouaient sont entrés dans la salle,

Craintifs, effarouchés comme un vol de moineaux,

Et disant : « Ce doit être un pauvre, un chemineau ! »

 

J’ai regardé... Oui, c’est un chemineau, sans doute ;

C’est un pauvre, c’est un coureur de grande route,

Un vagabond, un sans abri... C’est un soldat !

 

N’ayez pas peur de lui ! Mais cessez vos ébats :

Afin qu’il puisse entrer, laissez la porte ouverte,

Et, s’il ne s’assied pas à notre table offerte,

Suivez-le du regard longtemps, petits enfants ;

Car c’est le vagabond sublime, triomphant,

Et c’est le chemineau superbe de la Gloire !

Regardez-le ! Gravez dans vos jeunes mémoires

Sa silhouette chère à nos yeux de Français,

Liée au souvenir de nos plus fiers succès.

 

S’il est boueux et noir, le chemineau fidèle,

C’est pour que resplendisse une France plus belle.

Si ses habits sont déchirés et sans couleurs,

C’est pour que nul ne touche à sa robe de fleurs.

Il lui donne aujourd’hui toutes ses forces vives !

Et si demain il meurt, c’est afin qu’Elle vive !

 

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

 

Enfants, vous qui serez les hommes de demain,

Lorsque vous cueillerez les roses du chemin,

Lorsque le rire franc jouera sur votre bouche,

Souvenez-vous parfois de cet homme farouche

Que, ce soir, vous suivez de loin, peu rassurés.

Lorsque vous chanterez, lorsque vous aimerez,

Songez que si la Paix, sur vous, étend ses ailes,

Si votre pain est blanc, si vos femmes sont belles,

Si vos enfants joueurs ont des rires charmants,

Si le vin coule encor dans les pressoirs fumants,

Si votre vie est calme, insoucieuse, égale,

C’est parce que cet homme a souffert, qu’il fut sale,

Qu’il fut couvert de boue, hâve, sanglant, poilu,

Et parce qu’il est mort au revers d’un talus.

 

 

 

Adrienne BLANC-PÉRIDIER.

 

Paru dans la revue Le Noël du 27 janvier 1916.

 

 

 

 

 

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