Les pêcheurs

 

 

 

                              I

 

 

LE CHANT DES PÊCHEURS.

 

Un petit port breton devant la Mer-Sauvage

S’éveillait les bateaux amarrés au rivage,

Mais comme impatients de bondir sur les flots,

De sentir sur leurs bancs ramer les matelots,

Et les voiles s’enfler, et d’aller à la pêche,

Légers, se balançaient devant la brise fraîche ;

Tout était bleu, le ciel et la mer ; les courlis,

Tournoyant par milliers, de l’eau rasaient les plis ;

Des marsouins se jouaient en rade, et sur les plages

Mollement au soleil s’ouvraient les coquillages.

Qu’il vienne au bord des flots, à ton miroir vermeil,

Celui-là qui veut voir ton lever, ô soleil !

 

Bientôt les bons pêcheurs de ce havre de Vannes,

À l’heure du reflux, quittèrent leurs cabanes.

Sur leurs habits pesants, tout noircis de goudron,

L’un portait un filet et l’autre un aviron ;

Leurs femmes les suivaient, embarquant une cruche

D’eau fraîche, un large pain qui sortait de la huche,

Du porc salé, du vin ; et pendant les adieux

Leurs regards consultaient les vagues et les cieux.

Les chaloupes enfin, se défiant entre elles,

Comme de grands oiseaux, déployèrent leurs ailes. –

Celle qui la première ouvrit sa voile au vent

Portait un homme mûr, un jeune homme, un enfant,

Et leur aïeul à tous, dont les mains sillonnées

Marquaient de longs labeurs et de longues années :

Ses cheveux tout crépus semblaient un goëmon ;

Mais quel jeune tiendrait plus ferme le timon ?

Nul, excepté son fils, au front rude, aux yeux glauques,

Homme doux dont la voix a toujours des sons rauques.

Leur pays, c’est Enn-Tell, et leur nom Colomban,

Un des saints que Dieu fit maîtres de l’Océan.

 

Tandis qu’ils s’éloignaient, laissant traîner leurs dragues,

Ils virent les enfants jouer au bord des vagues,

Et ceux qui, tout le jour, le long des murs assis,

Inutiles vieillards, n’ont plus que des récits.

Sur les quais, leurs maisons reluisaient toutes blanches,

Et par-dessus les toits, au loin, de vertes branches

Leur laissaient entrevoir de tranquilles hameaux ;

Les grands bœufs lentement paissaient sous les rameaux,

Et le vent apportait le gai refrain des pâtres,

Qui, sur l’herbe couchés devant les flots saumâtres,

Savourent leur jeunesse, au reste indifférents.

Alors, pour éclaircir le front de leurs parents,

Au bruit des avirons le novice et le mousse

Se mirent à chanter d’une voix lente et douce :

 

 

 

                                  I

          

          Ah ! quel bonheur d’aller en mer !

          Par un ciel chaud, par un ciel clair,

              La mer vaut la campagne ;

          Si le ciel bleu devient tout noir,

          Dans nos cœurs brille encor l’espoir,

              Car Dieu nous accompagne.

          

          Le bon Jésus marchait sur l’eau,

          Va sans peur, mon petit bateau.

          

          

                                  II

          

          Saint Pierre, André, Jacque et saint Jean,

          Fêtés tous quatre une fois l’an,

              Étaient ce que nous sommes,

          Et ces grands pêcheurs de poissons

          À leurs filets, leurs hameçons,

              Prirent aussi les hommes.

          

          Le bon Jésus marchait sur l’eau,

          Va sans peur, mon petit bateau.

          

          

                                  III

          

          Sur les flots ils l’omit vu, léger,

          Vers eux tous venir sans danger,

              Aussi léger qu’une ombre ;

          Mais Pierre à le suivre eut grand-peur ;

          Il cria : « Sauvez-moi, Seigneur !

              Sauvez-moi, car je sombre ! »

          

          Le bon Jésus marchait sur l’eau,

          Va sans peur, mon petit bateau.

          

          

                                  IV

          

          Sur ton bateau, Pierre-Simon,

          Que Jésus fit un beau sermon

              À la foule pieuse !

          Puis dans tes filets tout cassés,

          Combien de poissons amassés !...

              Pêche miraculeuse !

          

          Le bon Jésus marchait sur l’eau,

          Va sans peur, mon petit bateau.

          

          

                                  V

          

          Dans ta barque il dormait un jour,

          Te souvient-il comme à l’entour

              S’élevait la tempête ?

          Lui, réveillé par ton effroi,

          Dit à la vague : « Apaise-toi ! »

              Elle baissa la tête.

          

          Le bon Jésus marchait sur l’eau,

          Va sans peur, mon petit bateau.

          

          

                                  VI

          

          Aussi la barque du pêcheur

          Où s’est assis notre Sauveur

              A toujours vent arrière ;

          Sans craindre la mer ni le vent,

          Elle va toujours en avant,

              La barque de saint Pierre.

          

          Le bon Jésus marchait sur l’eau,

          Va sans peur, mon petit bateau.

          

          

                                  VII

          

          Ô Jésus, des pêcheurs l’ami,

          Avec nous venez aujourd’hui

              Dans cette humble coquille ;

          Allons ! prenez le gouvernail,

          Et bénissez notre travail :

              Il nourrit la famille.

          

          Jésus nous conduira sur l’eau,

          Va sans peur, mon petit bateau.

 

 

 

Tel fut des apprentis le chant joyeux et tendre,

Que leurs graves parents étaient heureux d’entendre.

La barque cependant au large s’en allait ;

On jeta les paniers, les nasses, le filet,

Les hameçons crochus, et toute la journée

La famille testa vers la proie inclinée.

 

Mais au soleil couchant l’horizon devint noir :

Nul pêcheur dans le port n’était rentré le soir.

 

 

 

                                    II

 

 

LA POUSSIÈRE SAINTE.

 

Or, la nuit, balayant une antique chapelle

En ruine et bâtie au pied d’une tombelle,

La femme du vieux Coulm 1, vieille aussi, murmurait,

Comme pour épancher quelque étrange secret :

 

 

                                    I

 

« Je te brave, tempête ! Ici, je ferai seule

L’œuvre qu’en sa jeunesse a faite mon aïeule,

Quand devant elle, honneur du pays de Léon,

L’Océan dut courber sa tête de lion.

 

 

                                    II

 

Travaille, mon balai, travaille ! Il est des charmes

Plus sûrs que les soupirs et plus sûrs que les larmes,

Charmes aimés du ciel et qui forcent les vents

Insensés et les flots d’épargner nos enfants.

 

 

                                    III

 

Mon ange le sait bien : je ne suis point païenne,

Ni sorcière ; je suis une femme chrétienne :

Aussi je veux jeter aux quatre vents de Dieu,

Pour dompter leur fureur, la poudre du saint lieu.

 

 

                                    IV

 

Travaille, mon balai ! Par des vertus pareilles

Souvent j’ai dans les airs dispersé les abeilles ;

Oui, mon vieux Colomban, demain tu reviendras,

Et vous, mes trois enfants, vous serez dans mes bras ! »

 

 

 

Mais dans le port d’Enn-Tell, le long de la jetée,

La foule se pressait, muette, épouvantée,

Et, voyant les éclairs bleuir, la mer houler,

Et le ciel, d’un plomb noir, comme près de crouler,

Chacun priait ; les mains échangeaient des étreintes ;

La superstition faisait taire les craintes.

Pourtant, dès qu’un bateau sauvé rentrait au port,

Tous, en criant, d’aller effarés sur le bord :

– « Mon père, est-ce bien vous ? Parlez vite, mon père ! »

D’autres : – « Avez-vous vu mon fils ? Et vous, mon frère ? »

– « Brave homme, apprenez-moi toute la vérité,

Suis-je veuve ? » – La nuit dans cette anxiété

Se traîna sous un ciel sans lune et sans étoiles.

Grâce à Dieu, cependant, vinrent toutes les voiles ;

Tous les foyers brillaient. Un seul avait ses bancs

Vides et désolés : celui des Colombans.

 

 

Mais toi, femme de Coulm, tu combattais l’orage !

Debout sur les rochers, poursuivant ton ouvrage,

Vers l’est, vers l’occident, vers le septentrion,

Vers le sud, tu jetais une incantation :

 

 

                                    I

 

« Allez contre les vents, allez, sainte poussière,

Je suis une chrétienne et ne suis point sorcière :

Aux regards de la lampe où j’allumai le feu,

Ma main vous recueillit dans la maison de Dieu.

 

 

                                    II

 

J’ai pour vous des vieux saints essuyé les statues,

Leurs bannières de soie aux piliers suspendues,

Et les sombres tombeaux que les fils laissent seuls,

Mais que vous revêtez avec vos blancs linceuls.

 

 

                                    III

 

Allez contre les vents, allez, sainte poussière !

Née aux pieds des chrétiens, vous n’êtes point grossière :

Des marches du portail aux marches de l’autel,

Je croyais m’avancer par un chemin du ciel.

 

 

                                    IV

 

Car sur vous ont marché les diacres et les prêtres,

Les pèlerins vivants et les morts nos ancêtres ;

Fleurs des bois, grains d’encens, reliques des parvis,

Demain vous me rendrez mon époux et mes fils ! »

 

Comme elle se taisait, voici venir vers elle

Quatre pêcheurs sortant pieds nus de la chapelle ;

La vieille tout en pleurs tomba sur ses genoux,

Criant : « Je savais bien, moi, qu’ils reviendraient tous ! »

Et du sable et de l’algue écartant les souillures,

Heureuse, elle embrassait toutes ces chevelures.

 

 

 

                                    III

 

 

LE CHANT DES QUÊTEURS.

 

Pour finir ce récit, mon âme, encor des vers,

Mais éclos dans les blés, près des feuillages verts.

La poitrine en sueur et toute haletante,

Ils sont là, vingt batteurs, sous la chaleur ardente,

Avançant, reculant sans fin, jeunes et vieux :

Sous les feux du soleil le blé s’égrène mieux.

Voyez les lourds fléaux, dans celte noble lutte,

Se lever, retomber douze fois par minute !

L’enfant cherche à montrer sa première vigueur,

Et le vieillard blanchi ce qui lui reste au cœur.

Chez les filles aussi, quel feu ! quelle prestesse !

Les épis sentent bien leur force et leur adresse ;

Puis de long cris de joie au départ, mais d’abord

Pour se bien délasser on danse à tomber mort.

La ferme est entourée, au couchant, de grands ormes,

Reste des temps passés, et de chênes énormes,

Et d’ajoncs fleurissant l’hiver comme l’été :

Partout c’est le bon air, le travail, la santé ; –

Lorsque des étrangers arrivent de la grève,

Pareils aux spectres blancs qu’on n’aperçoit qu’en rêve

(C’étaient les naufragés, c’étaient les Colombans) ;

Derrière eux s’en venaient des femmes, des enfants.

Le front et les pieds nus, au mur de l’aire à battre,

Les pâles naufragés s’avancèrent tous quatre ;

Et quand le métayer eut dit : « Vers mon courtil,

Pauvres gens, un malheur, hélas ! vous conduit-il ? »

Le barde mendiant qui leur servait d’escorte

Baisa son chapelet et chanta de la sorte :

 

 

                                    I

 

« Jésus, le doux patron qui nous menait sur l’eau,

A laissé dans la nuit sombrer notre bateau :

            Hélas ! c’est une épreuve dure !

Mais, au mal résigné, tout bon chrétien l’endure.

 

 

                                    II

 

Lui-même il nous a dit : « Ne cherchez pas pourquoi

Je ne suis pas venu quand vous comptiez sur moi ;

            Mais allez, allez à vos frères ;

Misérables, montrez sans honte vos misères. »

 

 

                                    III

 

Et nous voici, chargés de planches, d’avirons ;

Ce qui nous est resté, pauvres, nous le montrons.

            Devant ces débris et ces rames,

Oh ! que la charité, frères, touche vos âmes !

 

 

                                    IV

 

Pêcheurs et laboureurs, nous vivons ici-bas,

Aux sueurs de nos fronts, du travail de nos bras ;

            Aidons-nous les uns et les autres :

Soulagez nos malheurs, vos pleurs seraient les nôtres.

 

 

                                    V

 

Si le feu dévorait vos paisibles maisons,

Si granges et hangars n’étaient plus que tisons,

            Descendez tous vers nos cabanes,

Venez, grands et petits, paysans, paysannes !

 

 

                                    VI

 

Heurtez, heurtez sans crainte au seuil des matelots :

Vous labourez la terre, ils labourent les flots ;

            Nous rebâtirons vos chaumières ;

Notre barque n’est plus, entendez nos prières !

 

 

                                    VII

 

Nous venons en chantant vous dire nos malheurs ;

Le chant sorti de l’âme entre dans tous les cœurs :

            Au chant harmonieux et triste

Quel est le cœur breton et croyant qui résiste ? »

 

 

– « Ah ! reprit le fermier, déjà plein de pitié,

De ces gerbes de seigle acceptez la moitié.

Oui, glanez ce qu’ici nous donne la culture,

Puisque pour vous la mer n’a plus de nourriture.

Ce chêne dont les bras recouvrent le talus,

Mes aïeux l’ont planté voilà cent ans et plus,

Qu’il tombe ! Façonnez dans le tronc et les branches,

Pour un autre bateau, des membrures, des planches.

Bien rare est notre argent ; mais de l’autre saison

Il reste encor du lin, du chanvre à la maison ;

Nos doigts savent filer : pour refaire les voiles,

Allez donc retenir les bons tisseurs de toiles.

Enfin, pour que chez vous fleurisse encor l’espoir,

Nous prierons le matin et nous prierons le soir.

Vous l’avez dit : au chant harmonieux et triste

Il n’est cœur de Breton, de croyant qui résiste. »

 

Et comme les pêcheurs, des larmes dans les yeux,

Aux longs remerciements ajoutaient leurs adieux,

Les prenant par la main, le maître de la ferme,

Un homme aux longs cheveux, à la voix grave et ferme,

Dit : « Pourquoi nous quitter ? C’est l’heure du repos,

D’échanger entre amis quelques joyeux propos ;

Voyez autour de vous : les fléaux et les gerbes

Se taisent ; midi sonne, et sur les nappes d’herbes

On dresse le repas, espoir des travailleurs ;

De si rudes efforts par ces grandes chaleurs

Épuisent l’homme : il faut réparer la nature ;

Double besogne a droit à double nourriture.

Oh ! sentez-vous fumer et la soupe et le lard ?

Quel cidre frais et clair ! Prenez-en votre part.

Près de moi les enfants ! Ici les bonnes mères

Pour l’heure, mes amis, trêve aux choses amères. »

 

Et dans le vert courtil égayé par le ciel

Le banquet s’accomplit, le banquet fraternel.

 

Ô fermier, pour cette œuvre hospitalière et bonne,

Que de chanvre et de blé votre logis foisonne !...

 

Encor ! – Six mois venus, derechef attablés,

Les sillonneurs de mer et les batteurs de blés

Dans un ample repas gaîment vidaient leurs veuves.

Cette fois la maison qui recevait les frères

S’ouvrait devant le port où, comme un alcyon,

Un bateau neuf flottait avec son pavillon.

Le nom de Colomban brillait sur la chaloupe,

Et des fleurs l’entouraient de l’avant à la poupe :

Le recteur, invité comme un père, arriva

Présider au festin ; puis, quand tout s’acheva,

Il marcha vers le port en long surplis de neige ;

Leurs cierges allumés, tous lui faisaient cortège ;

La femme du vieux Coulm venait au dernier rang,

Les mains jointes, les yeux attendris et pleurant,

Et chacun, à la voir passer si radieuse,

Disait avec amour : « Oh ! la religieuse ! »

La peuplade d’Enn-Tell encombrait le chantier ;

Le mousse fièrement portait le bénitier ;

L’encensoir au novice ; enfin, selon le rite,

On fit brûler l’encens, on jeta l’eau bénite,

Et cent voix appelaient la divine bonté

Sur la barque de chêne, œuvre de charité.

Aussitôt les pêcheurs quittèrent le rivage,

Criant aux campagnards qui leur disaient : Courage !

« Amis, laissez demain ouvertes vos maisons,

Car nous voulons couvrir vos tables de poissons. »

Et les rames en main, oubliant leur souffrance,

Ils entonnaient encor la chanson d’espérance :

 

            Jésus nous conduira sur l’eau,

            Va sans peur, mon petit bateau.

 

Cantique doux et fort, qui les menez sur l’onde,

Accompagnez partout les voyageurs du monde !

Faites leur esprit fier, leur cœur simple et léger !

Qu’ils regardent le but plutôt que le danger !

Heureux l’humble de cœur, honneur au magnanime

Qui, les voiles au vent, va chantant sur l’abîme !

 

 

 

Auguste BRIZEUX, Histoires poétiques.

 

 

 

1. Abréviation de Colomban.

 

 

 

 

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