La traversée

 

                                          À M. Frédéric Mercey.

 

                                          Nec sinit esse feros.

                                                              OVIDE.

 

 

« Adieu, ma ville ! adieu, grève de Ker-Roman !

La grande voile s’enfle et frappe le hauban,

Je vois monter au loin les côtes de Belle-Île,

Pour la dernière fois, adieu, la blanche ville !

Et vous, hameaux sacrés où, comme un fils pieux,

J’errais, interrogeant l’antique Esprit des lieux,

L’enfance dans les prés, sur son banc la vieillesse,

Tout ce qu’enferme un cœur aimant, je vous le laisse. »

Mais déjà le navire entrait en pleine mer,

Tout s’imprégnait de sel et devenait amer,

Les vagues et les vents redoublaient leur secousse,

Les matelots juraient et l’on battait le mousse.

« Ah ! dis-je, et de pitié mon cœur se soulevant,

C’est une lâcheté de frapper un enfant ! »

Le matelot rougit, mais une jeune fille,

Aventurière, hélas ! sans amis, sans famille,

Comme moi vint en aide au petit malheureux

Et, dans un coin du bord, murmura : « C’est affreux ! »

 

Tel fut notre départ. Au terme du voyage,

D’où vient donc ce retour vers le sombre équipage,

Et qu’au roulis des flots en moi-même bercé,

J’achève à terre un chant sur la mer commencé ?

Oh ! ce chant, inscris-le sur tes feuillets d’ivoire,

Car c’est là, Poésie, un voyage à ta gloire,

Sirène dont la voix modère l’ouragan,

Déesse qui soumets les loups de l’Océan.

 

Chaque soir, bruit des vents pareils à des couleuvres,

Tumulte des marins courant dans les manœuvres,

Féroces coups de mer ; puis, au jour renaissant,

Cette fièvre des flots par degrés s’apaisant ;

La voile est sans haleine et, sur une mer d’huile,

Comme un phoque s’endort le navire immobile.

 

Alors, quand sur le pont l’équipage étendu

Reposait, l’un fumant, l’autre en rêves perdu,

Quand la chaudière aussi, par le mousse allumée,

Sur nous joyeusement répandait sa fumée,

La jeune fille alors, les yeux vers l’horizon,

 

À ce monde inconnu jetait une chanson,

Le peuplait de châteaux, d’amoureux, de féeries,

Tant que nul ne troublait ses longues rêveries.

Parfois, vers un gros livre ouvert sur mes genoux,

Je voyais lourdement se traîner tous ces loups :

« Lisez-nous, disaient-ils, quelque nouvelle histoire,

Celle d’hier remplit encor notre mémoire. »

Sauvage naturel, mais instinct vierge et prompt :

Dès que la voix de l’Art l’interroge, il répond !

Comme l’aile des vents sur la cime des lames,

L’émotion courait rapide sur ces âmes,

Un mot assombrissait leurs yeux, ou, sans efforts,

Le rire sur leur lèvre arrivait à pleins bords.

Oh ! lorsque le récit, grave mais sans emphase,

Loin du monde présent les tenait en extase,

Malheur à l’importun qui ramenait du ciel

Ces esprits enivrés ! ainsi le bon Mikel,

Obligé de passer, de repasser sans cesse,

Pauvre mousse, essuyait toujours quelque rudesse.

– « Mikel, disais-je alors, sur le banc assieds-toi.

En maître tu sais lire, un instant lis pour moi. »

Et le cercle s’ouvrait, et ce timbre sonore

Au charme du récit prêtait son charme encore,

Et des yeux des marins mes yeux voyaient sortir

Des larmes, à la voix de cet enfant martyr.

 

Poésie, ô parfum, accord, divine flamme,

Du livre de l’enfant, des chansons de la femme

Ainsi tu t’exhalais ! Ainsi pacifié,

Le plus dur se laissait aller à la pitié !

 

Une nuit (froide nuit où, selon ma coutume,

Je marchais sur le pont en défiant la brume,)

Le patron m’aborda, puis sa main dans ma main :

« Ah ! si l’on m’eût montré plus jeune mon chemin !

Me dit-il brusquement, car je suis un sauvage...

Mais on peut, grâce à Dieu, se refaire à tout âge. »

 

Au point du jour, le vent souffla plus attiédi,

Sur nous se déployait le ciel bleu du Midi.

Sous les reflets dorés de ce soleil d’automne,

Quand le côtier breton entra dans la Garonne,

Les jurements, les cris n’éclataient plus à bord :

Chaque homme à son travail se tenait doux et fort,

Le mousse à pleine voix chantait sur un cordage,

Et la femme envoyait ses rêves au rivage,

Partout avec bonheur régnait l’ordre prescrit :

Le navire semblait conduit par un Esprit.

 

 

 

Auguste BRIZEUX, Histoires poétiques.

 

 

 

 

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