La nuit de Noël

 

 

NOËL ! paix dans les cieux ! paix à l’enfer dompté !

Paix sur la terre, aux cœurs de bonne volonté !

Premier chaînon d’amour de l’insoluble chaîne

Qui joint la terre au ciel, l’ange à la race humaine !

Mystère, enivrement, pardon, trêve à nos maux,

Pitié pour les enfants, respect des animaux ! !

 

La nuit vient et s’étend claire, silencieuse,

Sous un épais manteau de neige radieuse :

La lune à l’horizon montre son disque étroit,

Et gravit lentement dans l’éther : il fait froid.

Les étoiles partout fleurissent, éveillées,

Curieuses, plongeant leurs yeux sur les veillées ;

Leur paupière scintille et perce d’un trait d’or

La vitre que le feu n’échauffe pas encor.

Toutes sont à leur rang, toutes sont flamboyantes,

Car il va se passer des choses foudroyantes ;

Les cieux vont s’abaisser jusqu’à la terre, et Dieu

Doit s’incarner au sein d’une femme... En quel lieu ?

 

La voie où resplendit le lait pur des planètes,

En cette nuit d’amour a des ardeurs secrètes,

Et pour la Vierge-mère épand comme à dessein

La source fécondante où nous voyons un sein.

Il semble qu’à Jésus elle offre une mamelle

Où la rose est regard, où la neige est prunelle

Et forme des ruisseaux de lumière et de lait

Que la maternité prendra pour son reflet.

Les constellations dont la marche augurale

A précédé les Rois depuis la mer Australe,

À travers l’air plus vif, frissonnent, comme au vent

À travers les vitraux la lampe du savant.

Leur rayon qui s’allonge argente au loin la neige,

Et sous les pas du loup dissimule le piège.

L’étang semble un miroir d’acier bruni ; son bord

Est d’argent repoussé : la bise qui le mord

Imprime à ses contours des formes surprenantes,

Et joue avec l’écume en cascades tournantes.

Le givre, fleur de l’air, aux buissons épineux,

– Manteau de chasteté, parfum silencieux,

S’attache : ses cristaux roidissent chaque branche,

Et la baie, au corail éclatant, devient blanche.

Ainsi tout se prépare avec soin, terre et ciel,

Pour le jour trois fois saint, trois fois béni – Noël !

 

C’est l’unique souci de l’immense nature :

Le flot troublé s’arrête, étouffant son murmure,

La source n’a plus soin de couler, et la mer

A désappris le flux et le reflux d’hier.

Les vents sont endormis ; inerte est la colline,

Et la plaine n’a pas de sons que l’on devine.

L’arbre n’agite plus ses rameaux desséchés :

Le houx se pelotonne avec des airs penchés ;

Les peupliers hautains, muettes sentinelles,

Ont étouffé le bruit mourant de leurs querelles ;

Les frênes, les noyers, les chênes, les ormeaux,

Jusqu’à ramper, confus, abaissent leurs rameaux ;

Les coudriers rugueux, les épines-vinettes,

Aux oiseaux engourdis n’offrent plus de cachettes.

Le saule se lamente et se souvient d’avoir

Ôté son ombre au Christ qui s’était laissé choir

Sous l’abri détesté de son maigre feuillage,

Quand il marchait courbé sous la croix et l’outrage.

Hélas ! depuis ce jour, source de tous ses pleurs,

Il fait de chaque branche un glaive de douleurs,

Et quand revient Noël, plus honteux et plus triste

Sent en lui le remords qui le ronge et résiste ;

Car tout être créé qui n’a pas défendu

Dieu condamné par l’homme est maudit et perdu

Jusqu’au jour du réveil et de la récompense.

En attendant, oiseaux légers, faites silence !

Faites silence aussi, bêtes, en attendant ;

Car voici la Noël d’où votre sort dépend.

 

Les hôtes des forêts, daims et cerfs, immobiles,

Sur les gazons glacés sentent leurs pieds agiles

Se roidir, et leurs flancs polis devenus lourds ;

Et si le braconnier les guette aux carrefours,

Au-dessus de leurs fronts il voit – sombre aventure –

Flamboyer une croix, debout dans leur ramure !

Le grand veneur connaît cette lance de feu

Et se tient à l’écart farouche, sans épieu.

La hulotte, fidèle à la nuit des repaires,

Ne jette plus au vent de notes funéraires.

La belette aurait peur d’entrer au poulailler,

Le renard se confine avec soin au hallier :

Le loup craint d’aboyer à la lune et s’offense

De la terreur profonde où jette sa présence,

Et voudrait, devenu plus tendre par degré.

Reconduire au village un enfant égaré.

Sur la lisière obscure il s’assoit et regarde

Le berger qui s’éloigne avec le chien de garde,

Et son ombre grandir et les maisons fumer ;

Mais le destin s’oppose à ce qu’il puisse aimer.

Seule, l’hermine a droit, immaculée et pure,

De traîner à travers les neiges sa fourrure ;

Car, ainsi que la Vierge, on sait qu’elle aime mieux

Mourir que s’avilir.....

                               ..... Tel est l’ordre des cieux.

 

Cependant la chaumière a son gala : retable

Offre aux grands bœufs rêveurs un repas délectable.

On a fait la litière à l’âne émerveillé :

Il tourne vers la porte un regard éveillé.

Partout le foin garnit les crèches et dans l’auge

La fenaison séchée a des odeurs de sauge.

La vache, qui se perd en des rêves sans fin

Et dont le corps grossier cache un esprit divin,

La vache, du passé qui se souvient encore,

Aux jours de Bethléem songe et se remémore

Joseph, l’enfant divin, sa mère et les pasteurs.

Tous ces humbles témoins et ces premiers acteurs

Du mystère ineffable et qui sauva le monde

N’ont garde de dormir, tant leur joie est profonde.

Le coq doit leur donner le signal attendu.

Minuit ! il a chanté..... Le ciel a répondu.

Les bêtes du bon Dieu se comprennent entre elles ;

Un grand déchirement se fait dans leurs cervelles.

Leur regard flamboyant brille de mille feux,

La paille resplendit, les foins sont lumineux,

Le grillon chante et luit ainsi qu’une topaze,

Le scarabée en feu semble une chrysoprase ;

La mouche écrit au mur de féeriques sillons,

Les fourmis sont d’or fin, rutilants bataillons,

Et sèment sur leurs pas des traces de phosphore.

 

Cependant le plafond de l’étable sonore

Se déchire : on entend des sons mystérieux.….

D’invisibles chanteurs sont cachés dans les cieux,

Et, pour les animaux prodigues d’harmonie,

Leur parlent du passé dans la langue bénie,

Et leur font entrevoir la fin de leurs tourments,

Que les hommes un jour pour eux seront cléments,

Et que, déshérités, hélas ! de l’âme humaine

Ils trouveront là-haut dans la céleste plaine,

Des prés toujours nouveaux, des foins toujours fauchés,

Des torrents qui jamais ne seront desséchés,

Tous les biens refusés à leur inerte vie,

Le repos sans querelle et la paix sans envie !

Oh ! qui serait caché dans l’étable verrait,

Spectacle merveilleux qu’en vain il rêverait !

Des choses dont toujours il garderait mémoire

Et que personne autour de lui ne voudra croire.

L’âne parle, la vache a des discours sans fin,

La chèvre et la brebis causent, le bœuf est fin :

De la Nativité commentant le poème,

Il est fier que saint Luc l’ait choisi pour emblème,

Et de secrets détails oubliés ou perdus

Ajoute aux livres saints par lui mal défendus :

Chacun l’écoute avec respect et déférence,

Et quand il a fini vante sa conférence.

L’agneau pense à saint Jean, à ce doux compagnon,

À ses jeux dans la plaine, à son collier mignon

Lorsque le Bambino lui faisait une chaîne

De ses deux bras perdus mollement dans la laine,

L’âne prend la parole et dit :

                                                « Je me souviens ;

C’était en l’an premier de grâce, aux jours anciens :

Je fuyais en Égypte avec Joseph, mon maître.

Et la Vierge et Jésus qui commençait de naître ;

Nous marchions jour et nuit sous le regard de Dieu,

La soif nous dévorait : dans ce pays de feu

Nulle oasis au loin ; ma peine était extrême,

Non pour moi, pour Jésus, pour cet enfant que j’aime,

Car il me semble encor sentir le doux fardeau.

Le bon Joseph en vain partout cherchait de l’eau :

J’aperçois à l’écart sous un figuier stérile

Des gens d’aspect étrange et de mine incivile,

Aux oripeaux sans nom, sales et déchirés,

Qui mangeaient et buvaient, longuement altérés.

C’étaient des compagnons, Égyptiens farouches...

Ils regardaient avec des yeux moqueurs et louches :

Mais moi, qui ne sais pas broncher dans mes desseins,

Je m’avançai sans peur droit à ces Abyssins.

Marie, aux yeux charmants, leur fit cette prière :

« Un peu d’eau, s’il vous plaît, de l’eau pour mon enfant.

– Arrière ! a dit le Roi ; puis, étendant la main :

À l’horizon, là-bas, suivez votre chemin ;

Vous trouverez de l’eau sans faute. Bon voyage ! »

Or cette eau, mes amis, n’était rien qu’un mirage.

Mais voici que Jésus, qui n’avait pas un mois,

Dit à ces mécréants maudits, à haute voix :

« Sois raillé par le monde ainsi, peuple éphémère,

Et que ta nation ne soit plus que chimère ! »

Ce peuple que Jésus chassait avec mépris,

Ce peuple vagabond, ce sont les Zingaris.

 

L’âne ne parlait plus qu’on l’écoutait encore.

Mais dans le ciel ému déjà pointait l’aurore.

Le coq a fait chanter son clairon enrhumé,

El tout rentre soudain dans l’ordre accoutumé.

Le souvenir s’éteint, la raison s’oblitère,

La voix s’étrangle et fuit par un triste mystère ;

Si bien que le bouvier retrouve au lendemain

Los bœufs roux engourdis, dociles à la main

Et ne sachant plus rien des choses de la veille.

Jusqu’à ce que Noël ramène la merveille,

Le prodige inouï que je vous ai conté

Et qu’un bon laboureur m’a dit un soir d’été.

 

 

                                                        Décembre 1860.

 

 

Alfred BUSQUET,

Nuit de Noël, poème, 1861.

 

 

 

 

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