La terre maudite

 

 

Pour posséder le sol les aïeux ont lutté :

Leur courage implacable et jamais rebuté

         Devant le temps a trouvé grâce.

Pâturage ou guéret, plaines, monts et grands bois,

Ce n’est pas seulement des labeurs d’autrefois,

         C’est de sang que la terre est grasse.

 

Mais ces combats sont loin. Qu’importe ? On est vainqueur !

Voici qu’au rude ouvrage on s’est mis avec cœur

         Par le soleil et par la bise ;

Le fils du serf aura son champ et sa maison,

Et sa vigne répand, aux jours de floraison,

         Comme un fier parfum qui le grise.

 

Il faut nourrir la femme, acquitter les impôts.

Pour rattraper les mois perdus sous les drapeaux

         Il faut être sobre et tenace,

Pendant les premiers ans quelquefois emprunter,

N’être jamais malade, et toujours disputer

         Ses gains au ciel qui les menace.

 

Là sont tous ses désirs, toutes ses passions.

Le chant mystérieux des végétations,

         Il l’entend sous la dure écorce,

Les bras sur la charrue et l’œil sur les chevaux ;

On dirait que le poids continu des travaux

         À la fin a courbé son torse.

 

Non, ce silencieux n’est pas toujours penché,

Et lorsque vient l’hiver, s’il part pour le marché,

         Il se redresse sous la blouse,

Et rien ne fouette mieux ses sens ragaillardis

Que de voir tout au loin, sur les coteaux verdis,

         Les blés drus comme une pelouse.

 

Mais de la ville, un jour, des hommes sont venus,

Qui, lui disant tout bas de grands mots inconnus,

         Dans son âme ont soufflé la haine.

Dès lors, sourd aux conseils comme aux appels touchants,

Bourreau de son bonheur, le travailleur des champs

         De sa vie a fait la géhenne.

 

Il ne voit plus le Christ dans le labeur béni,

Car son œil bestial, dont l’éclat est terni,

         S’est abaissé vers la matière :

Plus un joyeux dimanche avec son vrai repos,

Et ses fils, exploités par lui, sont des troupeaux

         Qu’il fait valoir à sa manière.

 

Si le corps se révolte et veut un temps d’arrêt,

Il va chercher dans l’air malsain du cabaret

         Ces deux morts que l’enfer y porte.

Avare et dépensier, il jette son argent,

Et son cœur endurci reproche à l’indigent

         Le pain donné devant la porte.

 

Il dit qu’à notre siècle, avec tous les progrès,

Le laboureur ne doit avoir foi qu’aux engrais ;

         Le fait brutal est son seul maître,

Et, las d’offrir à Dieu ses maux comme un encens,

Son orgueil obstiné refuse aux blés naissants

         Les bénédictions du prêtre.

 

Mais Dieu qui s’est toujours offert au plus aimant,

Le Dieu des moissons d’or, celui qui fut clément,

         Jadis, à Ruth la Moabite,

Abreuvé de dégoûts, d’oublis, s’est détourné

Et le sol est stérile, et l’homme est consterné

         Parce que la terre est maudite.

 

Dans sa désespérance il s’adresse aux savants,

Il leur crie : « Inventez ! Faites donc que les vents

          « Soient plus doux, que la mer s’apaise.

« Expliquez-nous pourquoi les grands monts ont tremblé

« Sur leurs pieds de granit, pourquoi tout est troublé !

          « Arrachez le joug qui nous pèse ! »

 

Les savants n’ont rien su. Malgré l’effort humain,

Partout, sous tous les cieux, une invisible main

         S’appesantit sur le vieux monde.

On s’étonne, on blasphème : hélas ! on ne voit pas

Qu’il manque pour germer, aux semences d’en bas,

         Le souffle d’en haut qui féconde.

 

 

 

Louis de CHAUVIGNY.

 

Paru dans L’Année des poètes en 1890.

 

 

 

 

 

 

 

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