Le Caucase

 

 

                               À Jacques de Balimène [1].

 

                                   Qui donnera de l’eau à ma tête et des sources

                               de larmes à mes yeux, pour pleurer nuit et jour

                               sur ceux qui sont tombés ?

                                                                         Jérémie XI, 1.

 

 

Les monts s’entassent sur les monts, enveloppés de brume,

Monts semés de souffrances et ruisselants de sang !

C’est là que depuis le commencement du monde

Le vautour fait subir son supplice à Prométhée,

Chaque jour que Dieu a fait il lui évide les côtes

Et lui brise le cœur ;

Il le lui brise, mais ne peut boire jusqu’à la dernière goutte

Le sang vivificateur :

Ce cœur revient à la vie

Et sourit de nouveau.

 

Elle ne meurt pas notre âme,

Elle ne meurt pas la liberté ;

Le malin insatiable lui-même ne va pas labourer

Des champs dans le fond des mers,

Il ne peut clouer au rocher l’âme vivante.

Ni le verbe vivant.

Il ne peut rabaisser la gloire de Dieu,

Du Grand Dieu de la liberté.

 

Il ne nous convient pas de nous mesurer avec Toi, Seigneur,

Ni de juger Tes œuvres :

C’est seulement notre lot de pleurer et de pleurer encore,

De pétrir notre pain quotidien

Dans notre sueur de sang et nos larmes.

Les bourreaux nous harassent

Et la vérité, la nôtre, dort enivrée !

Combien durera son sommeil ?

Quand te reposeras-tu enfin,

Dieu infatigable,

Et nous laisseras-tu vivre ?

Nous croyons en Ta puissance, Seigneur,

En Ton verbe vivant ;

La justice renaîtra, la liberté ressuscitera,

Et devant Toi seul

Tous les peuples se prosterneront

Dans les siècles des siècles.

En attendant les fleuves coulent,

Il coule des fleuves de sang !

 

Les monts s’entassent sur les monts enveloppés de brume,

Monts semés de souffrance et ruisselants de sang !

Là, « dans la bonté de notre cœur [2] »,

Affamée et nue,

Nous avons pilorié la bonne liberté,

Et nous harcelons...

Ils ont laissé là leurs os

Les conscrits en grand nombre.

Que de larmes ! Que de sang !

De quoi soûler

Tous les empereurs.

Leurs enfants et leurs petits enfants, les noyer

Dans les larmes des veuves.

Et celles que les filles

Ont versé dans le silence de la nuit,

Les larmes brûlantes des mères,

Celles de sang des pères et des vieillards.

Ce ne sont pas des ruisseaux, mais des mers qu’on a versées,

Des mers ardentes !...

Gloire, Gloire

Aux chiens de chasse, à leurs rabatteurs, à leurs piqueurs

Et à notre petit père le tzar !

               Gloire !

 

Et gloire à vous, montagnes bleues.

Emprisonnées de glace ;

À vous, preux chevaliers

Que Dieu n’oublie pas !

Luttez et vous vaincrez !

Dieu est avec vous ;

Pour vous la force et la liberté,

Pour vous la sainte vérité !

 

« Ton tchourek et ta saklia [3] – ils sont à toi :

On ne te les a pas demandés, on ne te les a pas donnés,

Personne ne te les prendra,

On ne te mettra pas les menottes.

Chez nous – car nous sommes lettrés –

On lit l’Écriture sainte,

Et du fond des prisons

Jusqu’au trône élevé,

Nous vivons tous dans l’or et nus.

 

« Mets-toi à notre école ! Nous t’éduquerons,

Nous ne sommes pas des païens, Dieu nous en garde !

Nous sommes des chrétiens véritables. Chez nous il y a des églises, des icônes,

Tout ce qu’il y a de bon, voire Dieu lui-même !

Seulement ta saklia nous est une épine dans l’œil :

Pourquoi existe-t-elle chez vous

Sans que nous vous l’ayons donnée ? Pourquoi ne vous avons nous pas

Donné votre pain sans levain

Comme on le jette à des chiens ? Et Pourquoi

Ne nous devez-vous rien pour jouir du soleil ?

C’est la seule chose qui nous sépare,

 

« Nous sommes satisfaits de peu ! – Et à ce prix

Si vous vouliez fraterniser avec nous,

Nous vous enseignerions des tas de choses.

Chez nous il y a du terrain à ne savoir qu’en faire :

La Sibérie, elle seule, est incommensurable !

Et des prisons et des gens ! On aurait peine à les compter !

Depuis la Moldavie jusqu’à la Finlande

Dans toutes les langues tout se tait –

Car on vit dans la béatitude !

Chez nous

De saints prêtres lisent la sainte bible

Et nous apprennent

Que je ne sais plus quel tzar gardait les cochons,

Qu’il s’empara de la femme d’un autre,

Tua cet autre – et maintenant il est au ciel !

Vous voyez quel genre de saints

Sont assis dans notre paradis. Vous vivez dans les ténèbres,

Vous n’avez pas été éclairés par les dogmes !

Venez apprendre à notre école ! Chez nous le mot d’ordre est piller !

Pille et donne pour l’église,

Et directement tu vas en paradis –

Tu peux y prendre même toute ta famille !

 

« Chez nous, que ne savons-nous pas ?

Nous comptons les étoiles, nous semons le sarrasin,

Nous crions contre les Français, nous vendons

Ou bien nous jouons aux cartes,

Les gens – non pas des nègres, mais aussi bien que nous

Des chrétiens, seulement des gens simples.

Nous ne sommes pas des espagnols ! Dieu nous garde

De revendre des choses volées

Comme les Juifs : nous vivons suivant la loi ! »

 

    D’après la loi des apôtres

Aimez-vous vos frères ?

Les parjures, les flatteurs

Maudits de Dieu !

Non, vous n’aimez d’autrui que la peau

Et pas l’âme,

Et vous volez suivant la loi :

Une fourrure pour vos filles,

Une dot pour vos bâtards,

Des pantoufles pour vos femmes

Et pour vous-mêmes ce qui ne regarde

Ni vos enfants, ni vos femmes !

 

    Pour qui t’a-t-on crucifié,

Ô Christ, fils de Dieu ?

Pour nous, bonnes gens ? Est-ce pour l’amour

De la vérité ? Ou peut-être

Pour que nous nous moquions de toi ?

C’est ce qui est arrivé !

Nous avons des églises, des chapelles, des icônes,

Des candélabres, la fumée de l’encens,

On fait devant Ton image

Des génuflexions sans fin,

Pour se faire pardonner le vol, la guerre, le sang :

On Te demande de pouvoir verser le sang fraternel,

Et puis on t’apporte en offrande

Une chape volée dans l’incendie.

 

    « Nous avons été éclairés et nous désirons

Éclairer les autres,

Montrer le soleil de la vérité

Aux aveugles, à ceux qui voient et aux enfants.

Nous vous montrerons tout, seulement laissez-vous

Conduire par la main :

Nous vous enseignerons à élever les murs des prisons,

À forger les chaînes,

Nous vous apprendrons à les porter et comment il faut tresser

Les nœuds du knout.

Vous saurez tout, mais laissez-nous

Prendre vos montagnes.

Le reste nous n’en avons pas besoin, car nous avons déjà pris

Et les champs et la mer ! »

 

    Et toi, ils t’ont forcé à marcher, mon unique ami.

Mon cher Jacques ! Non pas pour l’Ukraine,

Mais pour ses bourreaux il a fallu verser

Ton sang pur, non le noir, et il a fallu boire

Dans la coupe moscovite le poison moscovite.

 

Ô mon cher ami, ami inoublié !

Que l’Ukraine accueille tes mânes vivantes ;

Vole avec les cosaques sur ses rives ;

Va voir les tombes creusées dans la steppe,

Verse avec les cosaques des larmes fréquentes,

Et attends dans la steppe que je retourne de mon exil.

 

    Et pendant ce temps, mes pensées.

Mes lourds chagrins

Je les sèmerai dans l’espace : qu’ils croissent

Et qu’ils conversent avec le vent...

Que le doux vent de l’Ukraine

Apporte avec la rosée

Ces pensées jusqu’à toi ;

Avec des larmes fraternelles,

Ami, tu les recevras,

Tu les liras doucement,

Et les tombes, la steppe, les montagnes

Reviendront avec ma figure à ton souvenir,

 

            Péréïaslav, 18 novembre 1845.

 

 

 

                               Taras CHEVTCHENKO.

 

                               Recueilli dans Anthologie de la littérature ukrainienne

                               jusqu’au milieu du XIXe siècle,

                               avec un avant-propos de M. A, Meillet,

                               professeur au Collège de France, 1921.

 

 

 

 



[1] Issu d’une famille française complètement ukrainisée, ce jeune ami de Chevtchenko venait de tomber dans un combat contre les Circassiens dans le Caucase. Chevtchenko saisit ici l’occasion d’exprimer sa sympathie ardente pour les peuples du Caucase luttant pour leur liberté contre l’impérialisme tzariste.

[2] Expression habituelle des manifestes des tzars russes.

[3] C’est le nom du pain et de la hutte caucasienne. S’adressant à l’habitant du Caucase, l’auteur se sert de ces mots pour conserver la couleur locale.

 

 

 

 

 

 

 

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