Le visage du Christ

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Paul CLAUDEL

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

9 avril 1938

 

 

Vous connaissez, vous avez tous vu 1 et quelques-uns d’entre vous contemplé, dans beaucoup d’églises de France, par exemple dans celle de Saint-Pierre-de-Solesmes, un de ces groupes statuaires que le Moyen Âge finissant a descendus de ses murailles pour les mettre de plain-pied à la disposition des fidèles. Toutes sortes de personnages, et l’on dirait que chacun porte le costume officiel d’un certain rôle, sont réunis, comme nous-mêmes aujourd’hui, des hommes, des femmes, appartenant à toutes les conditions, mandataires, on dirait d’un peuple immense qui piétine à la porte et qui va leur succéder. Ils sont réunis autour d’une table et sur cette table, il n’y a pas des éléments d’un festin, il y a un cadavre. Ils le regardent. Lui et eux, spectacle et spectateurs, taillés dans la même immobilité. Ce qui les réunit, ce n’est pas, comme dans le fameux tableau de Rembrandt, la Leçon d’anatomie, une curiosité scientifique autour de cette misérable dépouille que le couteau du prosecteur vient de découdre. L’homme qui est là étendu, ce n’est pas un de ces pèlerins anonymes qui s’abandonnent à une courte halte entre un lit d’hôpital et cette couche définitive que se hâte d’aménager pour eux la pelle du fossoyeur. C’est l’Homme par excellence, le Fils de l’Homme. Il est là par terre à notre disposition. Sa Mère même, qui tout à l’heure le tenait couvert sur ses genoux, elle nous l’a remis, elle-même n’est plus qu’une unité parmi cette ligne circonférente de témoins. C’est le Nouveau Testament, et le Testateur lui-même s’est placé entre nos mains. Ses lèvres sont closes, mais il parle ; et nous, en silence, de tout ce qu’il y a en nous de regard et d’intelligence, nous l’écoutons.

« Si tu es vraiment le Fils de Dieu, eh bien, descends de la croix ! » disaient les antiques pharisiens, à la tête de cette longue procession de sceptiques, de politiques, d’orgueilleux et de ricaneurs, qui n’a pas cessé jusqu’aujourd’hui de défiler sur le Calvaire au milieu des fidèles silencieux et consternés. C’est fait ! Oui, Il est descendu de la Croix, mais c’est pour Se Laisser engloutir par le Tombeau. Et s’Il en est ressorti le Troisième Jour, si pour tous les chrétiens Il ne cesse de résider parmi nous derrière les portes dorées du tabernacle, il y a toujours eu dans tous les siècles une foule immense qui a refusé de se laisser convaincre, pour qui la Tombe a eu le dernier mot et qui a repris obstinément à son compte la parole de saint Thomas : « Si je ne mets le doigt dans les trous de Ses mains et de Ses pieds, et dans l’ouverture de Son côté, je ne croirai pas ! » Toutefois, devant cette cohue de réfractaires, il restait un témoignage, il subsistait un texte écrit et une image dessinée, et c’est sur ce texte et sur cette image que, depuis le temps des Iconoclastes jusqu’au nôtre, la fureur et la sottise d’une double classe d’adversaires n’ont cessé de s’exercer, et que s’est organisé et réparti, si je puis dire, le travail de la Seconde Passion. Il y a d’abord eu celui de la haine. Comme les équipes de bourreaux se relayaient autour du Corps sacré, c’est ainsi que les hérétiques lassés ont passé leurs instruments à tous les critiques dont les siècles qui viennent de s’écouler ont vu se succéder les cohortes, toutes ces gueules endentées dont le psaume compare la voracité à celle du Sépulcre lui-même. Soufflets et meurtrissures en plein visage, lanières tranchantes, insidieuses et féroces, enlacements vipérins, crocs et balles de plomb, tout l’arsenal dévorateur que M. Paul Vignon nous décrit dans son livre, on a épuisé contre Lui les moyens de destruction. Et pour qu’un regard de ces paupières gonflées de sang, de larmes, de majesté et de reproche ne vienne pas déranger les opérateurs appliqués à leur tâche, on a pris soin de Lui bander les yeux ! Nous avons assisté à cette curée, entrecoupée par les génuflexions hypocrites d’un Ernest Renan et de ses émules. Et à la fin un cri de triomphe s’est élevé : Il n’est plus là ! « Consummatum est. » Nous en sommes venus à bout ! Tout se passe comme s’Il n’était jamais venu, comme s’Il n’avait jamais existé !

Mais ce n’est pas la haine seule qui s’est mise à l’ouvrage contre la personne du Fils de Marie. La mauvaise volonté a pris d’autres formes que celle de la violence, je veux dire celles de la paresse, de la commodité, de l’habitude, du dégoût de ce qui est sévère et du goût de ce qui est agréable. On n’a pas détruit le Christ, mais on l’a défiguré. À la différence de saint Paul, les chrétiens veulent bien du Christ, mais ils ne veulent pas du Christ crucifié. On a peigné et pommadé ses cheveux, on a fardé ses joues, tous les peintres se sont chargés de le nourrir à nouveau de ce « beurre » et de ce « miel » dont parle le prophète Isaïe. Comme cela il ne fait plus peur à personne. Il ne nous dérange plus. Sous ce regard neutralisé rien ne nous empêche plus de vaquer à nos petites affaires. Ce sentiment d’ailleurs n’est pas spécial à notre temps. M. Paul Vignon nous apprend qu’il a fallu des siècles avant que l’humanité ait pu s’habituer à l’image scandaleuse d’un Dieu souffrant, d’un Dieu mort, et l’Église grecque encore aujourd’hui en exclut la représentation. Vous vous souvenez de ces pages de Dostoïevski où témoignage est porté de l’épouvante et du désarroi qu’apporta dans l’âme de l’auteur de l’Idiot la vue de ce Christ gisant de Holbein qui est au musée de Râle. « Tolle ! Tolle ! » disent les gens. C’est affreux ! C’est intolérable ! Enlevez cette image épouvantable qui non seulement nous terrifie, mais qui nous accuse ! Refaites-nous un Christ bien gentil, quelque chose d’aimable à qui nos péchés n’aient fait que des égratignures. Le malheur est que l’on aboutit à une figure si générale et si plate que littéralement on ne le voit plus. Le panneau l’a résorbé. Sur le linge de la Véronique, toute image s’est effacée (« Effacé », c’est le mot qu’on emploie dans la conversation courante pour désigner quelqu’un qui ne se signale plus par aucune espèce de trait caractéristique).

Et Madeleine désespérée s’écrie en se tordant les mains : « Ils m’ont enlevé Mon Seigneur et je ne sais où ils l’ont mis. »

Eh bien ! ce que l’on nous annonce aujourd’hui, c’est qu’Il est ressuscité ! Du fond du passé, des ruines de l’Empire byzantin, des hasards du pillage, des flammes de l’incendie, et j’allais ajouter des négations forcenées de l’intérêt humain et de la critique, il est sorti une relique étrange. C’est un drap maculé de rouge où l’on distingue vaguement les linéaments d’un corps et d’une figure. Depuis des siècles on le garde honorablement à Turin où il fait l’objet d’ostensions périodiques et les documents permettent d’en suivre la trace jusqu’à Chambéry et jusqu’au moment où il surgit d’un obscur village de Franche-Comté. Et voilà qu’en 1898, sur ce document mystérieux, on braque l’objectif photographique et que de la plaque développée et imprimée jaillit l’image terrifiante et sublime que nous connaissez, cette vision même qui, il y a 1938 ans, sur le Calvaire, faisait crier au Centurion : « Celui-là était vraiment le Fils de Dieu. » Voici Sa Majesté. Voici Dieu et voici l’Homme. Voici la couronne d’épines, voici les meurtrissures de la flagellation, littéralement ce spectacle qui faisait dire à Isaïe « que de la tête aux plantes il n’y a plus de place intacte sur cette chair ». Voici les plaies des pieds et des mains et voici celle du côté. Voici le sang : et, nous dit M. Paul Vignon, voici le sérum. Voici les traces affreuses d’une décomposition qui commence. C’est cela que l’on nous a mis sous les yeux et dans les mains. Une photographie, comme celle que nous sommes invités à coller sur notre passeport ! Une pièce d’identité irrécusable ! Plus que cela : une empreinte prise du Dieu homme entre la vie et la résurrection et témoignant de toutes les deux à la fois ! un contact, non seulement avec le fait, mais avec le miracle !

Qu’en dites-vous, Renan, Loisy, Couchoud, tous les sceptiques, tous les négateurs ! Il vous fallait un document authentique, ô tristes gendarmes ! Celui-là vous suffit-il ? Assez de discussions, assez de paroles, dit le Christ. J’ai repris ma position sur le marbre sépulcral. Moi, Moi, Moi-même, dont il était écrit et parlé depuis dix-neuf siècles, c’est Moi, et Me voici !

De cette épiphanie, de cette résurrection, à laquelle depuis trente-six ans il consacre tout ce qu’il a de science, d’intelligence et de vertus scientifiques, M. Paul Vignon va vous parler, résumant l’ouvrage monumental qu’il vient de consacrer à ce sujet étonnant, et dont la partie la moins saisissante n’est pas cette enquête iconographique qui lui a permis de retrouver les traces de l’image du Suaire jusqu’aux premiers siècles de l’Ère chrétienne.

Ainsi donc, Seigneur Jésus, c’est Vous, et la parole du Psalmiste, « que notre visage recherche le Vôtre », a obtenu satisfaction. Laissez-moi dire que Vous avez bien choisi Votre moment et que jamais nous n’avons eu besoin de Vous davantage. Les textes prophétiques se pressent dans ma mémoire. Celui-ci d’Isaïe, par exemple : « Voici que le Seigneur ôtera de Jérusalem et de Juda l’homme fort et valide, toute puissance du pain et toute celle de l’eau, le fort et l’homme de guerre et le divinateur et le vieillard : le prince au-dessus de cinquante ans, et toute personne honorable, et le sage architecte, et l’expert du langage mystique. Et je leur donnerai de petits enfants pour princes et des efféminés seront leurs maîtres. » L’application de cette prophétie dans notre France, vous ne serez pas longs à la faire. Mais sur une grande étendue de l’Europe et qui ne cesse de s’élargir, que voyons-nous, sinon la submersion apparente de la civilisation chrétienne, de tout ce qui avait fait la grandeur et la couronne des enfants de Japhet, au profit de doctrines bestiales, telles que le racisme et le marxisme, qui sont la honte de l’esprit humain, et de la violence pure et simple ? L’antique Autriche, avec son splendide passé, le pays qui, si longtemps, a été le rempart de la chrétienté contre l’hérésie et l’Islam, la patrie de la musique, celle de Mozart, de Haydn, de Beethoven et de Schubert, nous l’avons vue s’engloutir d’un seul coup sous nos yeux ? Et alors nous avons assisté à une scène qui rappelle celle de l’Iliade où le vieux souverain de Troie vient se prosterner aux pieds du conquérant brutal pour lui demander le corps de son fils. Le conquérant, je n’ai pas besoin de dire son nom, c’est l’homme à qui le Saint-Père lui-même a décerné solennellement le titre de Persécuteur de l’Église, qui non seulement emprisonne ses prêtres, mais qui essaye de les déshonorer sous les accusations les plus ignobles : et l’homme, dans ses longs vêtements rouges, qui se traîne à ses pieds et qui embrasse ses bottes encore humides du sang de Dollfuss ; l’homme qui essaye, au prix d’une telle humiliation, d’acheter un peu de miséricorde et de tolérance pour son troupeau 2, c’est le cardinal archevêque de Vienne. Devant un tel spectacle, devant le récit de tous ces suicides ou pseudo-suicides qui ensanglantent les pages de nos journaux, nous serions tentés de reprendre à notre compte l’amère méditation de l’Ecclésiaste : « Je me suis tourné d’un autre côté et j’ai vu les oppressions qui se font sous le soleil et les larmes des innocents qui n’ont pas de consolateur et qui ne peuvent résister à la violence, abandonnés qu’ils sont de tout secours : et j’ai félicité les morts plus que les vivants. » Mais non ! Il nous reste un secours dans cette image sublime que la tombe nous a restituée. « Toi, du moins, Seigneur », disons-nous avec les voyageurs d’Emmaüs, « demeure avec nous parce que l’ombre gagne et parce que le jour s’incline. » Au naufragé, au submergé, au désespéré, l’attache sûre ne fait pas défaut qui est l’épaule d’un Père retrouvé. Et c’est dans sa propre bouche à lui que pourraient être placées les paroles de 1’Évangile : « Réjouissez-vous avec moi, parce que Celui qui était mort, Il revit ! et Celui qui avait péri, Il a été retrouvé ! »

 

 

 

 

Paul CLAUDEL.

 

Paru dans Le Figaro du 9 avril 1938

et recueilli dans Suites françaises

(New York, Brentano’s, 1945)

par Léon Cotnareanu.

 

 

 

 

 

 

 

 


1 Cette page a été écrite par l’auteur pour servir d’introduction à une conférence de M. Paul Vignon sur le saint suaire de Turin. 

2 Cette interprétation, hélas, était erronée, comme l’ont prouvé les explications subséquentes. C’est par un penchant irrésistible et spontané de son âme que le Cardinal Innitzer s’est précipité aux pieds de Hitler et de ses représentants.

 

 

 

 

 

 

 

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