Emprisonné sous ce tilleul en charmille

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Samuel Taylor COLERIDGE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Pour Charles Lamb,

de la Compagnie des Indes,

Londres

 

 

 

 

Au mois de juin 1797, des amis depuis longtemps attendus firent visite à la chaumière de l’auteur ; et le malin de leur arrivée, un accident l’empêcha de prendre part à leurs promenades pendant tout le temps de leur séjour. Un soir où ils l’avaient quitté pour quelques heures, il composa les vers suivants sous la charmille du jardin. (Bernard Delvaille, Coleridge, Seghers, 1963.)

 

 

 

Les voici donc partis : force m’est de rester emprisonné sous ce tilleul en charmille. J’y perds des beautés et des sentiments dont le souvenir eût été exquis, même si un jour la vieillesse devait obscurcir ma vue jusqu’à la cécité. Cependant, ces amis que peut-être je ne reverrai jamais, errent joyeux sur la lande au sol souple, au bord de la crête ; peut-être même descendent-ils en serpentant cette vallée au grondement continuel dont je leur ai parlé ; cette vallée qui gronde, envahie par les bois, étroite, profonde, où le soleil de midi fait tout juste de petites taches de lumière ; où le frêne projette d’un roc à l’autre son tronc svelte recourbé comme un pont : frêne sans branches, privé de soleil et humide, dont les rares et pauvres feuilles jaunes ne tremblent jamais sous le vent, et cependant tremblent quand même sous l’éventail de la cascade. C’est là que mes amis contemplent l’écheveau vert sombre des longues algues molles, qui toutes ensemble, – spectacle vraiment fantastique – toujours s’inclinent et s’égouttent sous le rebord ruisselant du schiste bleu.

Maintenant mes amis émergent sous le vaste, vaste ciel, et de nouveau contemplent, avec tous ses clochers, le panorama magnifique des champs au flanc des coteaux, des prairies, enfin la mer, et peut-être quelque majestueux navire dont les voiles éclairent entre deux îles d’ombre violette une échappée de bleu calme et limpide. À coup sûr, tous poursuivent leur promenade dans la joie ; mais le plus joyeux, j’imagine, c’est toi, mon Charles au cœur tendre ! N’as-tu pas soupiré, affamé de la Nature, prisonnier mainte année dans la grande Cité, cheminant victorieusement, l’âme triste et pourtant patiente, entre le crime et la souffrance et des catastrophes étranges ? Ah ! descends lentement derrière la crête du couchant, ô soleil resplendissant ! Brillez sous les rayons obliques de l’orbe qui sombre, ô bruyères pourpres ! Brûlez, ô nuages, sous des teintes plus somptueuses encore ! Animez-vous en cette jaune lumière, ô bois lointains ! et toi, océan bleu, prends feu ! pour que frappé d’une joie profonde mon ami s’arrête, comme je m’arrêtai silencieux dans le vertige de la raison, – pour qu’il contemple tout à la ronde le paysage immense, de sorte qu’à son regard chaque objet perde sa lourdeur corporelle, et revête les couleurs qui voilent l’Esprit Tout-Puissant, lorsque pourtant il fait percevoir à des esprits sa présence.

Une joie descend soudain sur mon cœur : mon bonheur est réel comme si j’étais là-bas moi aussi. Il n’est pas jusqu’à cette charmille, cette petite charmille de tilleul, où maint objet ne soit toujours à mon regard une caresse. Pâle sous le flamboiement du ciel pendait le transparent feuillage ; et j’observais telle large feuille ensoleillée, et j’ai vu avec amour sa flamme tachée d’en haut par l’ombre d’une autre feuille et de sa tige ! Et quelles teintes chaudes sur ce noyer ! quel rayonnement profond envahissait le lierre vénérable à l’assaut des ormes d’en face, et dont la masse si noire prête à leurs branches sombres une teinte plus claire par cette fin de crépuscule. Bien qu’à cette heure la chauve-souris tournoie en silence, et que plus une hirondelle ne gazouille, pourtant le bourdon solitaire chante encore, dans les fèves en fleur. Je le saurai désormais, la Nature n’abandonne jamais les sages et les purs. Nul arpent n’est si étroit, si la Nature y est présente, nul désert n’est si vide, qu’il ne puisse heureusement absorber chaque énergie de la conscience, et maintenir le cœur ouvert à l’Amour et à la Beauté ! Parfois d’ailleurs il est bon d’être dépouillé d’un bien promis, et d’élever ainsi nos âmes, de considérer avec une joie vive les joies que nous ne pouvons partager. Mon Charles au cœur tendre, lorsque le dernier corbeau, battant l’air assombri, s’est éloigné tout droit vers sa retraite, je l’ai béni, me disant que son aile noire, tantôt tache incertaine, tantôt noyée dans la lumière, avait franchi la splendeur dilatée de l’astre énorme à l’instant où debout tu le contemplais ; ou qu’il passait, lorsque tout était silence, au-dessus de ta tête avec un crissement d’ailes, et qu’il avait pour toi son charme, mon Charles au cœur tendre, pour qui nul bruit n’est discordant qui annonce la vie.

 

 

 

 

Samuel Taylor COLERIDGE, 1797.

 

Recueilli dans Coleridge, Seghers, 1963.

 

Traduction de G. d’Hangest.

  

 

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net