Réflexions sur l’abandon d’une retraite

 

 

 

Humble était notre demeure : notre plus grand rosier arrivait à la fenêtre de la chambre. À l’heure silencieuse de midi, et le soir, et le matin de bonne heure, nous pouvions entendre le faible murmure de la mer. Nos myrtes embaumaient l’air, et d’épais jasmins s’entrelaçaient sous le porche : alentour le petit paysage était vert et voilé, et rafraîchissait la vue.

Une fois je vis un riche fils du commerce, qui sanctifiait le jour du sabbat par le repos, se promener dans les environs ; c’était un habitant de Bristol. Il me sembla que cette vue calmait sa soif de l’or, et lui inspirait dans sa rêverie des sentiments plus sages ; car il s’arrêtait, il regardait avec une tristesse dans laquelle il se complaisait, et contemplait tout autour de lui ; il jeta les yeux sur notre chaumière, et il soupira, disant que c’était un lieu béni et que nous étions bien heureux !

Souvent, écoutant pendant longtemps d’une oreille patiente le chant de l’alouette perdue dans les plaines brillantes du ciel ou par hasard se dessinant un moment sur un nuage que frappait le soleil, j’ai dit à demi-voix à ma bien-aimée : « Tel est, douce amie, le chant modeste et caché du bonheur, ménestrel céleste ! entendu seulement quand l’âme cherche à entendre, alors que tout se tait et que le cœur écoute ! »

Mais lorsque pour la première fois je gravis, non sans péril, le mont pierreux qui domine cette basse vallée, lorsque j’en atteignis le sommet, oh ! quelle vue divine ! Ici la pâle montagne, la pâle montagne nue et tachetée par de nombreux troupeaux; les nuages gris qui jetaient de l’ombre sur les champs éclairés par le soleil ; et la rivière, tantôt parsemée de roches couvertes de buissons, tantôt brillante et large, baignant des bords nus et paisibles ; et les châteaux, et les moissons, l’abbaye et la forêt, et les chaumières et les hameaux, et le lointain clocher de la ville ; et le canal, les îles et les voiles blanches, les côtes sombres, et les collines comme une vapeur, et l’océan sans rivages. C’était tout un univers ! Dieu, pensai-je, s’était là bâti un temple pour lui, et il y avait rassemblé toutes les images du monde. Aucun désir ne profanait mon coeur oppressé. Heures de félicité ! C’était un luxe d’être !

Ah ! tranquille vallée, chère chaumière, mont sublime, j’ai été forcé de vous quitter. Mais était-il juste de jouir de tant de repos, tandis que mes frères souffraient et versaient leur sang ? Devais-je passer les heures qui m’ont été confiées à rêver sur des lits de feuilles de rose, flattant mon lâche cœur avec des sentiments trop délicats pour l’animer au grand combat de la science, de la vérité et de la liberté ?

Pourtant, après une noble fatigue, l’esprit lassé de repos et éveillé aime à rêver ; ma pensée te revisitera, chère chaumière, elle reverra tes jasmins, et ton rosier, et tes myrtes qui ne craignent pas l’air de la mer ! Et je soupirerai de tendres désirs, douce retraite ! Ah ! plût au ciel qu’aucun homme n’en eût de plus grande, et que tous les hommes en eussent une pareille ! Cela pourrait être ; mais le temps n’est pas encore venu. Avance-le, ô notre Père ! que ton royaume nous advienne.

 

 

 

Samuel Taylor COLERIDGE, 1795.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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