Le jugement dernier

 

 

 

Surgissez maintenant, crânes, de la colline. Votre heure est venue. Levez-vous, clavicules, côtes, phalanges, vertèbres. Et, comme le soldat qui reprend son tambour, reprenez vos cœurs.

 

Debout comme les hommes, thorax et fémurs ! Rejoignez-vous, tibias, humérus. Consolidez-vous. Renouez vos nerfs. Au ciel il y a une lumière qui s’approche. Vous avez besoin de courage.

 

Habillez-vous de votre armure blanche. C’est un cuir bien connu. Et, quoiqu’il soit très tendre, il vous a bien servi dans le tournoi de votre vie avant votre débâcle. Et maintenant il reflétera le ciel.

 

Bondissez de la colline, du champ. Bondissez du marais, et du petit jardin où personne n’a soupçonné que quelqu’un pût s’accroupir dans un tombeau. Surgissez du cimetière, et de l’océan.

 

Le monde ne vous étonnera pas. Il vous est familier. Vous reconnaissez tout, entre ce haut toit et cette ornière. Mais un charme est parti. Vous ne savez quoi.

 

Cette immense bâtisse, l’orgueilleuse Galerie, rayonne encore de toutes ses vitrines. Mais elle ressemble à un paquebot qui, torpillé, va s’enfoncer dans la mer. Il sombrera (avec ses mille yeux) dans ce dernier voyage. Une file, dix mille kilomètres en longueur, de trains et de trams s’arrête en chemin. Est-ce un armistice ? Un armistice qui termine toutes les guerres ? Si c’est une victoire, qui a gagné la victoire ?

 

Nos squelettes se dressent comme une armée en revue. Pour la première fois la discipline est mondiale et parfaite. Je me demande : où va cette armée, et – depuis qu’il n’y a plus de drapeau – quelle est sa cause ?

 

Dans la guerre ordinaire ceux qui sont lâches fuient (c’est-à-dire : si une mitrailleuse en arrière ne les en dissuade). Les autres s’avancent avec courage. Ils gagnent la guerre et (comme on le sait) tombent oubliés.

 

Mais ici les rangs sont solides. Personne ne bouge. Pas une cheville ne remue. Est-ce que ces soldats sont enchaînés sur place ? C’est le dernier combat de tout guerrier. Ici pour toujours sera la bataille gagnée, ou la bataille perdue. Quelques-uns pleurent : leurs larmes brillent de joie. Mais il y a d’autres larmes : celles-là qui font les joues couleur de craie. Jamais on n’a vu une telle épouvante. C’est l’épouvante des épouvantes.

 

De bout, squelettes. Votre désir : Dieu, le ciel, les saints, brillent sur vos têtes.

 

 

 

Daniel SARGENT.

 

Traduit de l’anglais par l’auteur.

 

Paru dans la revue Le Roseau d’or en 1930.

 

 

 

 

 

 

 

 

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