Invocation à Goya

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Léon DAUDET

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

C’EST à toi, Goya, peintre et dessinateur de l’élégance, de la violence et de la férocité, que je m’adresserai aujourd’hui. Sous ton invocation, ô maître des cauchemars, qui enfièvrent l’esprit comme un poison, je place les réflexions qui vont suivre, inscrites dans notre âme de longue date, comme dans notre sang et dans nos nerfs. Hélas, presque tout est bataille ici-bas, et l’architecture même des tissus qui nous forment, et dont nous ignorons presque tout, est le résultat d’un combat, mais constructeur : la fécondation. L’amour est, physiquement, une embuscade, puis un corps à corps, puis une victoire en commun ; moralement, l’amour est un grand duel, et, intellectuellement, plus encore ; un duel rempli d’intentions secondes, semé de répits et de ruses et quelquefois de renoncements. Mais qui le sut mieux que toi, Goya, qui ploies et tords, dans toutes les attitudes, tes concitoyennes ambrées et souples, victimes d’une soldatesque sauvage. Il n’est pas jusqu’à ta lumière, soit naturelle et resplendissante, par le blanc et le noir de l’eau forte, soit issant d’une terrible lanterne de fusillade, qui ne crie la lutte et l’effroi. La logomachie anglo-saxonne, qui excelle à brouiller le sens des mots, aurait du mal à déterminer si tes monstres sont offensifs ou défensifs, coupables d’agression, ou baignés par l’innocence des représailles et la vertu de la contre-attaque. Mais les mouvements abrégés et prompts, comme des marionnettes cassées, que tu leur prêtes, sont clairs, décisifs, exemplaires. Ils engendrent une épouvante géométrique et une panique à angle droit.

Tu as la jeunesse éternelle de ceux qui se sont toujours battus, avec le pinceau, la plume ou l’épée, et qui n’ont « rompu » ou reculé que dans la mesure où cette feinte leur permettait de revenir plus hardiment à la charge contre un adversaire désemparé. As-tu cru que tu pourrais te reposer, dans les bras de ta belle maîtresse, « vestita » ou « desnuda », et savourer tranquillement ton génie en buvant l’or de ses yeux moqueurs ? C’eût été de la présomption de ta part que de te forger de telles délices quand les aegrisommia barbares et baroques ne cessaient d’assaillir et de stimuler ta verve incomparable. Comme tous les maîtres espagnols, de Cervantès à Murillo et de Rojas à Velasquez, la soif te hante, la fameuse soif qui dessèche et ennoblit toute la péninsule, d’Algésiras à Burgos et de Valence à Salamanque, la soif qui corrode et découpe le rivage enchanté d’Almanzor. C’est elle, la soif sœur de la fièvre, qui donne l’unité à tant de chefs-d’œuvre mystiques, philosophiques, colorés et sensuels, qui relie Sainte Thérèse à la Dévotion à la Croix, Rinconète et Cortadillo à Pablo de Segovie et au Peuple gris de Rusinol le Catalan. Car la soif a résolu jusqu’au problème catalan par le même dessèchement du palais à Barcelone qu’à Cordoue et la même frénésie de la couleur. La soif du vrai hante Balmés du Critero, comme elle hante, sous un autre aspect, Eugenio d’Ors. C’est parce que notre Baudelaire était un assoiffé, qu’il t’a si bien compris et loué. Mais quiconque se bat est un assoiffé et la langue lui colle douloureusement au palais, jusqu’à ce qu’il reçoive la volupté bénie d’un verre d’eau de la fontaine de Grenade.

Du triple thème du mouvement belliqueux, de la Sed et de la lumière est sortie ta magnificence, ô Goya. C’était l’été. Nous revenions sous le flamboiement d’août des ruines émouvantes d’Italica, aux portes de la ville arrachée aux Maures. Nous revenions, ma jeune femme et moi, par la route empoussiérée, et pâle à la façon d’un bras de femme harmonieusement courbé. Soudain le crépuscule s’établit dans une sorte de triomphe mordoré, qui t’aurait rempli d’enthousiasme, ainsi que ton commentateur des Fleurs du Mal. La pierre étincela, enchâssant les silhouettes brunes, et quasi démoniaques, des humains. Le bourdon ancien d’une église se mit à sonner, rythmant cette ardeur d’éclipse empourprée. Nous avions soif, bien entendu, et c’est vers toi que nos pensées altérées se tournèrent simultanément, car tu es inclus dans la chaleur torride, comme Edgar Poe est inclus dans la mouillure et dans la pluie, comme Rabelais est inscrit dans la bourrasque et Shakespeare dans l’attente d’un prodige, par une nuit stellaire.

Ton œuvre, que tous s’efforcent de comprendre par l’intelligence, le désir, ou la circonstance, est remplie d’énigmes irrésolues. Elle peuple les musées, le Prado surtout, de sphynx du laid, du beau, de l’atroce, de l’adorable et du fantastique qui vivent dans des millions de cervelles d’Européens et aussi d’Américains. Car ta gloire a traversé la mare aux harengs et tu es falsifié jusqu’à Chicago et à Sydney. Beaucoup par tes chefs-d’œuvre, un peu par tes faux, un peu par tes imitateurs, telle est la formule de la survivance pour un artiste de ton rang. Mais tu n’as laissé aucun disciple et la foudre ne se plagie pas. Pour peindre, comme toi, des voleurs garrottés, des soldats embrochés à des cactus et des proxénètes parant de belles petites, en vue de leurs fructueux sabbats, il faut un « Salero » inimitable, le feu permanent et alternatif de la colère et de la splendeur. Toutefois tu as inspiré Manet.

Il t’est échu la même fortune qu’à Baudelaire. Arbitre de l’essence la plus rare et la plus constamment renouvelée, tu es devenu populaire, tu as descendu la spire, éveillant chez les plus obtus et les plus larvaires le sens inattendu de la beauté chatoyante et nue, des combats et des drames qu’elle inspire, d’Hélène au boulevard de la Villette et au faubourg de Triana. Enrichi dans le commerce de filles, le négrier a commandé à son marchand de tableaux un Goya et il le fait admirer à ses copains. Il n’est mendiant de Tolède ou de Salamanque qui ne rêve de découvrir, pour quelques pesetas, une de tes œuvres et de la revendre plusieurs millions. Ainsi excites-tu la convoitise, ayant découragé la critique et même l’envie. N’as-tu pas échappé aussi à l’embus, désespoir du peintre pour le coup, qui s’est acharné à Franz Hals, à Poussin et à tant d’autres, ce qui laisse à croire aux bonnes gens d’académie que ta palette était un peu fée. Enfin j’ai entendu ton éloge dans la bouche de très mauvais peintres, de Bonnat par exemple et de Clairin. Cela, c’est le comble de la gloire.

Avant d’entrer dans le vif d’un sujet qui fait la désolation de tous et l’activité de quelques-uns, qui ruine et enrichit, qui dévaste, massacre, ronge, mais qui procrée, propage et surmonte,... du combat enfin sur toute la ligne, je bois à ta santé, rayonnant et terrible maître, ô Goya, un verre de Xérès enflammé. Inspire-moi, donne-moi le secret de la synthèse par le trait menaçant, le vert corrosif et le noir d’abîme. Nada, néant, vient dire le squelette que tu as tracé, messager d’outre-tombe. Mais la renommée qui t’environne dément ce rapport mensonger et ton fantôme nous dit Todo.

 

 

 

Léon DAUDET, Les horreurs de la guerre,

Grasset, 1928.

 

 

 

 

 

 

 

 

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