Joies venues de la montagne

 

 

 

Puisque les paroles, ô mon Dieu, ne sont pas faites pour rester inertes dans nos livres ;

mais pour nous posséder et pour courir le monde en nous ;

permettez que de ce feu de joie, allumé par vous,

jadis sur une montagne, que de cette leçon de bonheur,

des étincelles nous atteignent et nous mordent,

nous investissent, nous envahissent ;

faites que, habités par elles,

comme des « flammèches dans les chaumes »,

nous courions les rues de la ville,

nous longions les vagues des foules,

contagieux de la béatitude,

contagieux de la joie.

 

Car nous en avons vraiment assez

de tous ces crieurs de mauvaises nouvelles,

de tristes nouvelles.

Ils font tellement de bruit,

que votre parole à vous ne retentit plus.

Faites dans leur tintamarre,

éclater notre silence palpitant de votre message.

Dans les cohues sans visage faites passer notre joie recueillie,

plus retentissante que les cris des crieurs de journaux.

Plus envahissante

que la tristesse étale de la masse.

 

Bienheureux les pauvres en esprit

... parce que le Royaume des Cieux est à eux.

 

Être pauvre ce n’est pas intéressant : tous les pauvres sont bien de cet avis.

Ce qui est intéressant c’est de posséder le Royaume des Cieux, mais seuls les pauvres le possèdent.

 

Aussi ne pensez pas que notre joie soit de passer nos jours à vider nos mains, nos têtes, nos cœurs.

Notre joie est de passer nos jours à creuser

la place dans nos mains, nos têtes, nos cœurs,

pour le royaume des Cieux qui passe.

Car il est inouï de le savoir si proche, de savoir Dieu si près de nous, il est prodigieux de savoir son amour possible tellement en nous et sur nous.

Et de ne pas lui ouvrir cette porte,

unique et simple,

de la pauvreté d’esprit...

 

Quand vos biens partent au gré de Dieu,

ne parlez plus de pauvreté mais de richesse.

Comme un aveugle ramené dans son pays natal, sans voir,

respirez alors le climat du Royaume, réchauffez-vous

à son invisible soleil, palpez sa terre ferme sous vos pieds.

Ne dites pas : « j’ai tout perdu ». Dites plutôt : « j’ai tout gagné ».

Ne dites pas : « on me prend tout ».

Dites plutôt : « je reçois tout ».

 

Partez dans votre journée sans idées fabriquées d’avance et sans lassitude prévue,

sans projet sur Dieu, sans souvenir sur lui,

sans enthousiasme,

sans bibliothèque,

à sa rencontre.

Partez sans carte de route pour le découvrir, sachant qu’il est sur le chemin et non au terme.

N’essayez pas de le trouver par des recettes originales mais laissez-vous trouver par lui dans la pauvreté d’une vie banale.

La monotonie est une pauvreté : acceptez-la.

Ne cherchez pas les beaux voyages imaginaires.

Que les variétés du Royaume de Dieu vous suffisent

et vous réjouissent.

 

Désintéressez-vous de votre vie, car c’est une richesse que de tant vous en soucier : alors la vieillesse vous parlera de naissance et la mort de résurrection.

Le temps vous paraîtra un petit pli sur la grande éternité ;

vous jugerez de toutes choses selon leurs traces éternelles.

 

Si vous aimez d’amour le Royaume des Cieux, vous vous réjouirez, que votre intelligence soit en perte vis-à-vis des choses divines et vous essaierez de croire mieux.

Si votre prière est dépouillée d’émotions tendres, vous saurez que Dieu ne s’atteint pas avec vos nerfs.

Si vous êtes sans grand courage, vous vous réjouirez d’être propre à l’espérance.

Si vous trouvez les gens ennuyeux et que votre cœur soit misérable, vous serez content d’avoir en vous l’imperceptible charité.

Quand, appauvri de tout, vous ne saurez plus voir dans le monde qu’une maison dévalisée,

en vous qu’une indigence sans façade,

pensez à ces yeux d’ombre ouverts au centre de votre âme,

fixés à des choses ineffables,

Puisque le Royaume des Cieux est à vous.

 

Bienheureux les pacifiques

... parce qu’ils seront appelés enfants de Dieu.

 

À tous les tournants de rues il y a de petites guerres, comme à tous les tournants du monde il y a de grandes guerres.

À tous les tournants de notre vie nous pouvons faire la guerre ou faire la paix.

Et c’est pour faire la guerre que nous nous sentons dangereusement bâtis.

Très vite notre voisin devient notre ennemi, s’il n’est pas notre frère.

Car des biens juxtaposés d’amis se gênent bien souvent l’un l’autre ;

tandis que des frères ont tous ensemble les biens du père à gérer et à partager.

C’est pourquoi il n’y a que les enfants de Dieu qui soient totalement des pacifiques.

Pour eux la terre est une maison de leur Père du Ciel.

Tout ce qui est sur la terre est à lui et le sol lui-même.

Oui, vraiment, la terre est une petite maison de leur Père.

Ils n’en dédaignent aucune pièce, ni aucun continent, ni aucune île minuscule, ni aucune nation, ni aucune courette, aucune de ces pièces que sont les places, les trottoirs, les bureaux, les magasins, les quais, les gares...

Ils ont à y faire l’esprit de famille.

 

Chaque matin en prenant la rue ils s’émerveillent de connaître avec leurs yeux de chair tous ces frères qu’ils ne rencontraient, depuis toujours, que dans l’épaisseur de la foi. Ils ne peuvent ni s’isoler d’eux, ni les traiter d’étrangers ; la propriété d’une place assise devient discutable ;

les propriétés commerciales beaucoup moins intransigeantes. Les distinctions sociales vacillent.

Les catégories de valeurs humaines deviennent fragiles.

Peu de différences tiennent en face de ce titre commun de fils de Dieu : elles ne sont pas plus importantes, pas plus visibles qu’un fil teinté dans toute la surface d’un drap blanc.

Comme à la radioscopie on voit disparaître sur l’écran les vêtements, les muscles, tout ce qui n’est pas l’essentiel d’un organisme ;

ainsi, devant ce nom de fils de Dieu, tout disparaît de ce qui n’est pas notre parenté théologale.

 

Les yeux des pacifiques sont bienveillants et leurs compagnons de route s’y réchauffent comme au coin du feu.

Ils ne trouvent jamais de motif à combattre, car ils se savent comptables seulement de la paix, et la paix ne se défend pas par des batailles.

Ils savent que la division d’un seul atome peut déclencher des guerres cosmiques.

Ils savent aussi qu’il y a une chaîne entre les humains et que lorsqu’une cellule humaine se déchire dans une colère,

une rancune, une amertume,

le ferment de guerre peut rebondir jusqu’au bout de l’univers.

 

Mais parce qu’ils croient à la diffusion de l’amour, ils savent que là où se fait un peu de paix s’établit une contagion de paix assez forte pour envahir toute la terre.

Aussi vont-ils dans une double joie :

celle d’un avènement de paix tout autour d’eux ;

et celle d’écouter une voix ineffable qui dit « Père » au fond de leur cœur.

 

Bienheureux les miséricordieux

... parce qu’ils obtiendront miséricorde.

 

Être miséricordieux, cela semblerait n’être pas un métier de tout repos.

C’est bien assez souffrir de ses misères sans avoir encore à souffrir la peine de ceux que nous rencontrons.

Notre cœur s’y refuserait s’il y avait d’autres moyens pour obtenir miséricorde.

Ne nous plaignons donc pas trop si nous avons souvent des larmes dans les yeux en croisant, sur le chemin, tant de douleurs.

C’est par elles que nous savons ce qu’est la tendresse de Dieu...

Comme il faut des creusets solides pour porter le métal fondu, tout possédé et travaillé par le feu,

il faut à Dieu des cœurs solides où puissent cohabiter, à l’aise, nos sept misères en quête de guérison et l’éternelle miséricorde en mal de rédemption.

Et si notre cœur est souvent dégoûté de toucher de si près cette pâte à misère dont il ne sait jamais si elle est lui-même ou autrui, pour rien au monde il ne voudrait changer de tâche, car il trouve sa joie à voisiner avec cet inlassable feu

qui démontre indéfiniment la dilection de Dieu.

Et nous avons si bien pris l’habitude de cette présence du feu, que nous allons, spontanément, chercher tout ce qui peut lui permettre de brûler,

tout ce qui est petit et faible,

tout ce qui geint et qui pâtit,

tout ce qui pèche et rampe et tombe,

tout ce qui a besoin d’être guéri.

Et nous donnons en communion à ce feu qui brûle en nous tous ces gens douloureux que drainent nos rencontres, pour qu’il les touche et les guérisse.

 

Bienheureux les doux

... car ils posséderont la terre.

 

Être doux : c’est accepter de recevoir en nous votre visite sans a priori, sans faux plis.

C’est vous offrir un cœur si bien dépris d’habitudes et de préférences,

si rallié à votre bon vouloir,

que vos gestes s’y fassent sans rencontrer de résistance.

Car ce dont vous avez besoin pour faire votre œuvre sur la terre, ce n’est pas tellement de nos actions sensationnelles,

mais d’un certain volume de soumission, d’un certain degré de remise en main, d’un certain poids d’aveugle abandon, situé n’importe où dans la foule des hommes.

Et si, dans un seul cœur, se trouvaient réunis

tout ce poids d’abandon, cette soumission, cette remise en main, la figure du monde, sûrement, changerait.

Car ce seul cœur vous livrerait passage, serait la brèche d’invasion, le point faible où céderait la révolte universelle.

 

Un cœur doux, c’est long à faire.

Il se fait seconde à seconde, minute par minute, jour par jour.

Comme le fil de laine molle et souple fait, point après point, le tricot sur les aiguilles qui le guident,

ainsi les fibres de notre cœur, sur la mouvance de votre vouloir, s’assouplissent et s’adoucissent.

Dans cette conversation où notre silence reçoit la parole d’autrui, où notre pensée s’incline devant d’autres pensées,

dans ces choses inertes qui semblent vouloir nous heurter : notre stylo qui écrit mal, cette chaleur qui nous fatigue,

ce froid qui nous engourdit ;

dans ces jugements sur nous où nous reconnaissons mal notre visage ; dans ces petites ou grandes douleurs qui rôdent au creux de nous, le long des nerfs, laissons notre vie se dérouler.

Laissons les minutes s’allonger, l’une après l’autre, maille après maille, dans le filet providentiel dont vous enveloppez tout ce qui est à vous,

Agneau, dominateur de la terre.

 

Bienheureux les cœurs purs

... parce qu’ils verront Dieu. [...]

 

Vous nous avez dit, Seigneur, que sans cette implacable pureté, nous ne pourrions pas vous voir.

Et depuis que nous le savons, nous nous surprenons à l’aimer, comme on aime ce qui conduit à ce qu’on aime.

Car notre amour pour vous s’ennuie de ces retards qui vous dérobent, de ces lenteurs qui remettent à d’interminables demains la rencontre de votre visage.

Nous savons que la pureté dénouera ces mille mains, crispées sur nous, qui nous lassent, nous embarrassent, nous arrêtent.

Elle est la liberté de tout arrêt, n’être possédé par rien, aller d’un seul jet vers vous.

Elle est un amour pressé, impatient, envahissant qui ne souffre pas les gêneurs.

 

C’est pourquoi son dernier assaut sera l’heure de notre mort.

Elle nous fera monter dans ce train qui nous emportera au-delà de nous-mêmes.

Par les vitres toutes les choses nous feront de grands signes d’adieu.

Aucune ne nous offrira de monter avec nous.

Toutes auront peur de notre compagnie.

Toutes nous paraîtront passagères, sans autre valeur que celle d’une étape.

Nous quitterons tout. Tout nous quittera.

 

 

Nous serons enfermés dans un élan irrésistible.

Et seul comptera pour nous, et seul nous intéressera

ce dernier tour de roue,

cet arrêt brusque sans départ

dans le pays d’éternité,

devant le Dieu qui nous attend,

devant le Dieu que nous verrons,

quand nous aura conduit à Lui

après la pureté patiente de notre vie

la pureté élémentaire de la mort.

 

 

 

 

Madeleine DELBRÊL,

La joie de croire, Seuil, 1968.

  

 

 

 

 

 

 

 

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