Dieu
Ô toi, que les espaces ne peuvent contenir, – seul être immuable dans la succession des êtres, – seul éternel dans le cours des temps, – sous la triple hypostase de la Divinité ; – esprit, qui es partout présent et n’as point de pareil, – qui n’as point de place et n’as point de cause, – et que nul ne peut comprendre, – et par qui l’univers, tout rempli de toi, – est façonné, enveloppé, gouverné, – ô toi, que nous appelons... Dieu !
Quand la mesure des profondeurs de l’Océan, – le compte des sables du désert, des rayons des étoiles, – n’échapperaient plus à l’effort du savant... – toi, tu n’as ni compte ni mesure ! – Les plus hautes intelligences ne peuvent, – bien qu’ayant en toi le foyer dont elles émanent, – scruter tes desseins, – et la pensée ose à peine s’élever jusqu’à toi... – elle se perd dans ton infini, – comme l’instant qui passe, dans l’éternité.
À ton heure, il t’a plu de donner l’être au chaos – que tu as appelé du fond de l’éternité, ― mais l’éternité, qui a précédé les siècles, – n’existait que par toi et pour toi ; – ne procédant que de toi-même, – resplendissant de ta propre splendeur, – tu es la lumière d’où vient toute lumière, – d’un mot, tu as créé l’univers, – et les créations futures ne seront que de nouvelles manifestations de ta puissance ; – tu fus, tu es, tu seras dans les siècles des siècles.
En toi se trouve le principe de toutes choses, – tu donnes, tu conserves la vie, – tu es le commencement et la fin, – toi seul as tout tiré du néant. – Comme pleuvent des étincelles jaillissantes, – ainsi les soleils naissent de toi ; – comme en hiver, en un clair jour de gelée, – la poussière des frimas scintille, – tournoie et se balance éblouissante, – ainsi se meuvent sous ton trône les étoiles dans les abîmes des cieux.
Des millions d’astres ignés – roulent dans l’immensité, – soumis à tes ordres, – versant leurs rayons vivifiants. – Mais ces lampes de feu, – et les entassements polaires de cristal vermeil, – et les flots d’or fondu des mers torrides, – et les flammes de l’éther, – toutes ces merveilles de splendeur ensemble... – sont auprès de toi comme la nuit est au jour.
Telle une goutte d’eau tombée dans la mer, – tel devant toi le firmament tout entier. – Qu’est cet univers qu’embrasse mon regard ? – et que suis-je moi-même ? – Dans l’Océan des airs, ― les mondes flottant par millions se multiplient – par d’autres millions de mondes... et pourtant tout cela, – si j’ose le comparer à toi, – n’est que comme un atome, – et moi... je ne suis rien !
Rien !... Mais tu m’illumines – d’un rayon de tes glorieuses perfections ; – en moi tu te reflètes – comme fait le soleil dans une gouttelette d’eau. – Rien !... Mais je sens bien que je vis, ― et, sans se lasser, ma pensée s’envole – toujours plus haut, plus haut, – jusqu’à ce que mon âme découvre ton existence, – jusqu’à ce qu’elle croie en toi par la raison et par la foi : – je suis... donc tu es !
Tu es !... L’ordre de la nature le proclame ; – mon intelligence me l’affirme : – tu es... donc, moi aussi, je suis quelque chose ! Je suis une parcelle du grand tout, – et j’occupe, à ce qu’il me semble, une place d’honneur – au milieu de ton œuvre, – à la plus haute limite des créatures matérielles, – au plus bas échelon des essences célestes, – et par moi tu as relié toute la chaîne des êtres.
Je suis la cohésion de tout ce qui existe au monde, – je suis le suprême degré de la matière, – le centre des créatures vivantes, – le point initial de la divinité. – Mon corps n’est que pourriture et poussière, – tandis que mon esprit a dompté la foudre : – je suis roi et je suis esclave, – je suis ver de terre et je suis dieu ! – D’une si singulière énigme – quelle est l’explication, je l’ignore : – je n’ai pas en moi ma raison d’être.
Je suis ta créature, ô Créateur ! – Je suis l’œuvre de ta sagesse, – source de vie, dispensateur de tout bien, – âme de mon âme, mon souverain maître ! – Ta providence a jugé nécessaire – que le gouffre de la mort fût franchi – par mon être immortel, que mon âme fût revêtue d’une enveloppe périssable – pour retourner à travers la mort, – ô père, dans ton immortalité.
Mystère insondable ! – Je le sais, toute mon intelligence, – toute mon imagination sont impuissantes – à se représenter l’ombre de ton ombre ! – Et s’il faut te glorifier, – les faibles humains ne peuvent – te rendre d’autre hommage – que d’élever leur pensée vers toi, – et, mêlant leur néant à ton infini, – de verser des larmes de reconnaissance.
(1781).
Gabriel Romanovitch DERJAVINE.
Recueilli dans Les poètes russes, anthologie et notices biographiques,
par Emmanuel de Saint-Albin, 1893.