Lettre de la montagne

 

 

                                                        À mon ami Jean Charbonneau

 

 

JE t’écris d’un endroit perdu dans la montagne,

Loin des cités, ayant la forêt pour compagne,

Distrait par le babil des oiseaux, le matin,

Servi par ma raison moins que par mon instinct,

Heureux, comme un berger du temps de Théocrite,

D’une simple fougère et d’une marguerite.

Tu veux savoir comment je vis, ce que je fais

Dans ce val caressé par l’aile des vents frais ;

Comment, le front chargé de longues insomnies,

J’ai retrouvé le calme en ses ombres bénies !

La maison que j’habite est près d’un lac. Les eaux

Mirent les papillons, les lis et les roseaux.

Ma vue au loin s’étend sur des objets tranquilles ;

Sur la courbe des monts qu’allongent les presqu’îles,

Sur des bouleaux tout blancs, sur des sapins tout verts,

Sur des ravins gercés par le gel des hivers.

Mes jours coulent plus lents de l’aube au crépuscule,

Jamais mon horizon n’avance ou ne recule.

Si quelque brume vient, jusque sur les vergers,

Dénouer le fil blanc de ses tissus légers,

Il me reste le chant des nids qui sont plus proches,

Les aboiements du chien et les échos des cloches.

Lorsque le bûcheron cogne dans la forêt

Je sens passer la mort sur les pins, à regret.

J’erre dans les sentiers du chevreuil, je me penche

Pour ne pas recevoir le soufflet d’une branche,

Ou je m’assieds au pied des grands saules, parmi

Les feuilles où l’été semble s’être endormi,

Ou j’arrache au hasard des gaulis sur la route

Pour mettre, impatient, les mouches en déroute.

Un brin d’herbe m’enchante, un liseron vermeil

Me tient lieu sous le bois d’un regard du soleil.

Je fais un lit de mousse aux sources paresseuses

Qui coulent des sommets, limpides et frileuses,

Et dont les gazouillis, au milieu des ormeaux,

Ont la grâce des sons et la saveur des mots.

Le soir, sur le perron qu’embaument les résines,

Lorsque l’ombre a noyé les montagnes voisines,

Je regarde monter les étoiles, troupeaux

Que le berger nocturne, au son de ses pipeaux,

Promène dans le champ que Dieu sème et moissonne.

Je sens autour de moi que la forêt frissonne

Sous l’averse des feux stellaires ; je frémis

D’entendre par moment dans les bois rendormis,

Où rien ne vole, où rien ne bouge, où rien ne rôde,

Le hurlement des grands carnassiers en maraude.

Je me prends à compter les constellations ;

Et quand la lune enfin, dans ses ascensions,

Se dresse brusquement sur les cimes bleuies,

Les eaux du lac désert en sont comme éblouies,

Et ses rayons, traînant sur leur face, me font

Un pont doré qui me relie au ciel profond.

Alors mon rêve ailé, sous la voûte infinie,

Se meut dans l’éther pur et vide d’harmonie.

Quand le matin s’éveille et quand il s’est frayé

Un passage à travers le feuillage mouillé,

Le val s’anime et c’est l’espoir ! et c’est l’ivresse !

D’une invisible main tout reçoit la caresse,

Et le soleil vainqueur, par l’aube libéré,

Laque d’un rouge vif la colline et le pré.

C’est l’heure où mon esprit se raccroche à la terre ;

Où la nature n’offre à l’homme aucun mystère ;

Où les arbres plus lourds de la sève des nuits

Dans leurs bourgeons éclos nous promettent des fruits ;

Où le rythme du lac, du bois, de la montagne,

Du rythme aérien des branles s’accompagne.

Ce que l’âme a de grave en elle et de profond

À l’âme qui jaillit des choses correspond.

Moments délicieux et qui font que l’on prie

Avec la piété des fleurs dans la prairie.

Viens, mon ami, goûter ces moments merveilleux

Et tu rapporteras dans ton cœur, dans tes yeux,

Des images que rien ne rompt et ne déforme,

Quand penché sur l’érable et quand penché sur l’orme

Tu sentiras en toi l’évanouissement

Des soucis et des deuils descendre infiniment.

 

 

 

Gonzalve DESAULNIERS,

Les bois qui chantent, 1930.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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