La communion des saints

 

 

Le catafalque lamé d’or, devant l’autel,

Hausse un cercueil où dort du sommeil éternel

L’ami dont les ébats égayaient mon enfance.

Les cierges en triangle étoilent le silence

Où, sitôt né, s’étouffe un sanglot maternel.

Puis, grave, retentit l’orgue. Le graduel

Implore le pardon et promet la justice

Et j’essuie à ma joue une larme adventice

Quand vibrent les accords de la Dies irae.

Et voilà qu’au milieu de ce peuple éploré,

Étranger à moi-même, au fond de moi, j’écoute,

Comme un écho lointain l’effritement du doute.

Je ne suis plus celui qui cherche, mais qui voit :

L’espérance et l’amour me renseignent la foi ;

Je n’imagine plus ma chair aux vers promise,

Mais ta splendeur plénière, ô trinitaire Église,

Dont les triomphes, les souffrances, les combats,

À l’infini du ciel annexent l’ici-bas,

Et changent, pour tes fils, en faisceaux de lumières,

L’universalité des pleurs et des prières !

 

Église triomphante, ah ! que je te comprends,

Dans la nef apaisée aux nuages d’encens !

Je ne suis plus celui qui marche seul dans l’ombre,

Au travers de sentiers que la broussaille encombre,

Et qui frémit d’ouïr ululer le hibou ;

Je redeviens partie intégrante d’un tout

Dont le prolongement se confond en Dieu même !

Je suis l’épi surgi du blé que sa main sème

Je n’ai qu’à retrouver ma filiation

Pour réunir en moi le rêve et l’action.

La main que je croyais tendre vers la souffrance

Complète un geste partiel et recommence

Un cercle impérieux qui ne boucle jamais.

À ceux-là qui viendront après moi, je remets

Les aspirations, les pleurs, les sacrifices

D’où surgiront des maux futurs et des délices,

De même qu’en des temps dont nul ne se souvient,

Un geste inaperçu fut l’ébauche du mien.

C’est un aïeul lointain qui parle en ma prière,

Un de ces doux à qui Jésus remit la terre

Quand il leur promettait de posséder le ciel

S’ils voulaient tout quitter pour suivre son appel.

Ils ont conquis pour nous le don de l’espérance

Par leur détachement, leur travail, leur souffrance

Ceux qui recherchent Dieu ne perdront aucun bien,

Dit le Psalmiste. Je retrouve le lien

Qui, dans le temps me joint aux enfants de lumière :

Ils ont repris l’élan en suspens de leur père

Et découvert ainsi les biens qu’ils poursuivaient ;

Je n’ai qu’à prolonger ce qu’ils établissaient !

Par eux, rien n’est perdu ; le passé vit ; l’essence

De tout ce qui fut bon s’offre à mon appétence ;

Je n’ai qu’à m’accorder à mon passé réel

Pour recueillir en moi le rythme universel :

Tous les désirs, tous les chagrins, tous les déboires

Dont peuvent m’assaillir les heures vexatoires,

Ces justes les ont sus, qui sont auprès de Dieu !

Si la foi le présume et si l’espoir le veut,

Ces justes me diront, ô triomphante Église,

Comment puiser à ton trésor que rien n’épuise

Et comment recevoir la part qui me revient

De l’héritage incorruptible du chrétien !

 

Comme je te comprends, triste Église souffrante,

Dans la nef où l’espoir des communions chante !

 

Vivre me lie encore à l’ami qui gît là.

C’est un simple fragment de lui qui s’en alla,

Lorsque cessa le souffle à ses lèvres bleuies ;

C’est un simple fragment de nos communes vies

Qui tomba, comme tombe au gré du vent du nord

Le délicat ourlet qui se suspend au bord

Des bancs de neige – qui tomba dans l’éternelle

Grandeur où tout succombe et tout se renouvelle,

Suivant un rythme par Dieu même façonné.

Je garde encore intact tout ce qu’il m’a donné ;

Tout me rattache à lui d’un lien infrangible :

Il n’est pas de fléau comme il n’est pas de crible

Qui puissent séparer ce que le Maître unit.

Quand la secrète, que tout bas le prêtre dit,

Auprès du Dieu vivant pour le mort intercède,

J’allège, en m’y joignant, le remords qui m’obsède :

Je reprends à ce mort part du bien et du mal

Dont je fus avec lui le complice et l’égal.

 

Ô sublime beauté de la foi catholique,

Par elle mon ami revit : je communique

Avec ce qui sera, ce qui fut, ce qui est !

Le passé glorieux, le présent inquiet

Permettront au futur de compléter le rêve

Que ne fit qu’ébaucher l’existence trop brève.

Prolongement prodigieux auquel concourt

L’éternité ! L’ami ne meurt point. Son amour

Persiste immarcescible au fond de cent mémoires ;

Le sol ne nous prendra que les chairs transitoires

Qui se mueront en fleurs au pied de son tombeau ;

Mais son rayonnement nous demeure aussi beau,

En dépit de l’argile épaisse de la fosse,

Qu’aux jours de l’amitié vivante ! Qu’elle est fausse

La voix qui m’entretient d’une mort sans retour !

Celui dont l’œil s’est clos à la clarté du jour

Et dont le verbe a renié le mot sonore,

Mais qui, dans le silence obscur, me parle encore,

N’a pas à revenir, puisqu’il n’est pas parti !

Un départ se constate en qui l’a ressenti :

Or, par lui, je saisis la science de vivre,

La science qui nous grandit et nous délivre

Et révèle à l’esprit, en termes fulgurants,

La solidarité des morts et des vivants !

 

Comme je te comprends, Église militante,

Dans la nef où la paix nous offre sa détente !

 

Je ne suis plus celui qui croyait marcher seul !

J’ai l’appui d’un ami, les conseils d’un aïeul,

Quand des tentations point la face hagarde ;

Et par eux s’établit un réseau qui me garde

Des erreurs de l’esprit, des faux pas de la chair

Et de tous les assauts conjugués de l’enfer.

Et pendant que le prêtre élève son hostie,

Bien loin d’ici, je sens qu’une âme, convertie

À notre Dieu par les mérites de la foi,

Sans savoir qui je suis, intercède pour moi ;

Qu’un prêtre inclut ma supplique dans sa collecte

À chacun des instants du jour. Je me délecte

D’unir ma voix au triomphal essor des vœux

Qui relie, en son vol miséricordieux,

L’isba de Sibérie à la casbah d’Afrique

Et change ma piteuse oraison en cantique !

Espoir et foi noués à la fraternité !

Je me découvre un cœur nouveau. La charité

Rend le faix du prochain plus léger que le nôtre ;

Je porte allègrement la misère d’un autre

Qui supporte à son tour le poids qui m’accablait :

Nous sommes l’un à l’autre et seigneur et valet.

Je rentre dans le cours de l’existence humaine,

Je renoue un maillon éclaté de la chaîne,

je redeviens la fleur d’où sortira le fruit !

Le soleil a chassé les ombres de la nuit,

Et pendant qu’il répand sur l’orient sa flamme,

Je prends tous les espoirs du matin dans mon âme :

Ma prière se multiplie à l’infini,

Englobant les espoirs inquiets du banni

Pour l’horizon natal et l’humble cimetière

Où, sous un tumulus sans croix ni fleurs, sa mère

Attend le triomphal clairon du jugement ;

Englobant les espoirs incultes du manant,

Les rêves glorieux du savant à l’étude,

Les élans du malade et son inquiétude,

Les remords du pécheur attristé qui voudrait

Effacer de son cœur un douloureux secret,

Et les ferveurs aussi de candeur retrouvée,

Et ma prière monte, à mille autres liée,

Irrépressible, vers la source de tous biens,

Monte, monte, liée aux mérites chrétiens,

Si fervente, si forte à la fois, et si grande,

Que Dieu doit accéder à ce que je demande !

 

Et pendant que l’absoute implore, excuse et geint,

Je reconnais la voie ouverte à mon destin !

Triomphante, souffrante et militante Église

Que Jésus-Christ, par ses mérites, divinise,

Ton clair rayonnement se ramifie en moi,

Et de la charité, de l’espoir, de la foi,

S’illuminent pour moi tout à coup les arcanes :

Tous les obscurs pourquoi deviennent diaphanes

Qui me voilaient ta glorieuse royauté !

Quel spectacle parfait l’univers eût été

Si l’homme avait ouï ce que ta chaire enseigne :

Au lieu d’un monde qui s’affole, pleure et saigne,

Qui croupit au milieu de taudis effarants

Et qui tend au Veau d’Or des fringales d’enfants,

Les dons du Saint-Esprit éclaireraient nos routes !

L’humiliation constante des déroutes

N’aurait jamais pu croître au soleil des vertus ;

Par des chemins étroits, mais droits et bien battus,

Nous marcherions vers la splendeur des fins dernières !

L’humanité qui se débat dans les ornières

Du doute, du désir envieux, du péché,

Connaîtrait le bonheur de ne plus trébucher !

 

Oh ! ne plus affronter le monde et son angoisse,

Être le chantre obscur d’une pauvre paroisse

Et venir chaque jour dans l’ombre du jubé,

Sur quelque vieil harmonium au front bombé,

Répéter avec soin la messe du dimanche !

Ce rêve en moi, comme un oiseau sur une branche,

Insidieusement se niche, mais le sort,

Dieu plutôt, m’a placé dans un autre décor ;

Je dois subir encor la ville et ses embûches,

Ses promiscuités, ses mouvements de ruches,

Souffrir que la fraternité ne soit qu’un mot

Et que le dévouement lui soit un vain jumeau !

 

Pourtant, comme en hiver les ombres méridiennes,

Des millions de mains s’allongent vers les miennes,

Toutes lourdes d’appels et de dons, et je dois

Soumettre ma piteuse intendance à leurs lois,

je ne m’appartiens pas, ce que j’eus en partage

N’est qu’une fraction du commun héritage

Et j’en serai comptable un jour. Aussi, je viens,

Simplement, humblement, tel les premiers chrétiens,

Jeter l’orgueil entre les meules du mystère

Pour qu’il en sorte une farine salutaire

Dont ma pauvre, faillible et faible humanité

En poursuivant sa fin pourra se sustenter.

Mon œil de chair se ferme aux jeux de l’apparence :

Au delà de l’esprit, j’adore la substance.

Je ne veux rien savoir, sauf le but où je vais.

Voici mon cœur, mon corps, mon âme, accepte-les !

 

Que ta grandeur, que ta gloire les utilise,

Triomphante, souffrante et militante Église !

 

 

 

 

Alfred DESROCHERS,

Le Retour de l’Enfant prodigue,

Sherbrooke, février 1935.

 

Paru dans Gants du ciel en 1944.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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