Ma patrie

 

 

Mon trisaïeul, coureur des bois,

Vit une sauvagesse, un soir.

Tous deux étaient d’un sang qui n’aime qu’une fois ;

Et ceux qui sont nés d’eux ont jusqu’au désespoir

L’horreur de la consigne et la haine des lois.

 

Ils ont aussi les muscles plats,

L’insouciance du danger,

Le goût du ton criard et de fougueux ébats ;

Leur fils, parmi les Blancs velus et graves, j’ai

Le teint huileux, la barbe rare et le front bas.

 

Et par les soirs silencieux,

Quand je parais aller rêvant

De chimères, d’aventures sous d’autres cieux,

J’écoute en moi rugir la voix d’un continent

Que dans la nuit des temps habitaient mes aïeux.

 

Ah ! vous ne savez pas ce qu’est une patrie,

Immigrés ! Pour vous, ce n’est qu’une allégorie,

Un thème à lieux communs facile à mettre en vers.

Votre patrie à vous est au delà des mers !

 

Ce n’est pas un séjour de trois siècles à peine,

Même miraculeux, qui fait qu’une âme humaine

S’identifie à l’air et s’incorpore au sol !

Vous dites : ma patrie... et songez à Pimpol,

Aux prés de Normandie ou de l’Île de France,

Aux détours sinueux du Rhône ou de la Rance,

Au reflet de la mer à Capo di Mele,

Au cri des débardeurs de Marseille, mêlé

Au bruit que fait le vent dans les oliviers torses,

En rêve, vous voyez luire au soleil les torses

Des portefaix d’Honfleur, de Cette ou de Toulon ;

Votre désir est de marcher un soir au long

De champs que votre ancêtre ensemençait d’épeautre

Ou de méteil... Et mon pays serait le vôtre ?

 

Oh ! non, mille fois non ! Voyageurs inconstants,

Comprendrez-vous un jour qu’il faut des milliers d’ans

De souffrance, de deuils, d’espérance, de joie,

Subis sous un ciel toujours même, pour qu’on voie,

Dans les premiers rayons du soleil matinal,

L’éclatante beauté de l’horizon natal ?

Que ce n’est trois cents ans de risibles brimades

Qui font une patrie à des peuples nomades,

Mais que, depuis des temps dont nul ne se souvient,

Il faut que des aïeux, sous le mal quotidien,

Aient blasphémé d’horreur vers des dieux impassibles ;

Qu’il faut avoir été tour à tour traits et cibles ;

Qu’il faut avoir connu la morsure du froid,

Avoir dormi d’un œil ouvert, avec l’effroi

D’un coup de tomahawk ou de griffe au visage ;

Qu’il faut avoir, comme les miens, connu l’outrage

De tous les éléments sur l’homme déchaînés

Et les railler, sachant que de nos chairs sont nés

D’autres chétifs humains qui lutteront encore ;

Qu’il faut avoir souvent, sur une terre sonore,

Appuyé son oreille attentive et perçu,

Parmi les bruits errant à fleur du sol moussu,

Le roulement que fait dans le lointain la harde

Des bisons nourriciers ou la troupe hagarde

Des fiers décapiteurs ennemis, et qu’il faut

Soi-même avoir humé l’effluve rude et chaud

Dont l’atmosphère est dense aux heures printanières,

Cet effluve où, marins, les relents des tanières

Aux parfums des rosiers de juillet sont unis,

Pour sentir ce que c’est que d’avoir un pays !

 

Les Blancs ont mis en moi le goût de l’aventure,

Le rêve de laisser au monde un nom qui dure

Et de forcer le sort comme ils forçaient les loups ;

Le besoin de sentir la fatigue aux genoux

Rappeler que la lutte a rempli la journée,

Tandis qu’au cœur résonne une hymne forcenée

Vers un but à saisir au delà des couchants !

Quel merci je vous crie, ô mes ancêtres blancs,

Téméraires et forts, vous qui forciez les bêtes

Jusques au sépulcral repaire des tempêtes,

Moins dans l’espoir d’un gain que dans celui de voir

Surgir un matin neuf où sombrait un vieux soir !

Quel merci, contempteurs d’officiers et de prêtres,

Vous qui partiez, enfants, pour les bois, où, sans maîtres,

Vous emplissiez vos sens d’espace illimité,

Quel merci je vous dois de m’avoir implanté

Au cœur, sur les débris des regrets, l’espérance,

Votre horreur du lien et votre violence !

 

Mais de mon indolente aïeule, j’ai reçu

Un excessif amour qui n’est jamais déçu,

Un amour oubliant l’affront qu’il ne pardonne.

Quand mon œil s’étrécit, quand mon torse frissonne,

Si l’imprécation se crispe en mon gosier,

Le souvenir d’un son ancien vient l’embrouiller :

Une cascade trille au flanc d’une colline,

Des framboisiers, au jeu de la brise câline,

Dans le silence des clairières font surgir

Comme un frisson de vie augural ; l’avenir

Aura la paix intérieure des savanes

Où perche l’alouette aux tiges des bardanes :

L’injure se confond avec le bruit que fait

Le lièvre brusquement levé dans la forêt !

Et j’écoute ta voix alors, ô ma patrie,

Et je comprends tes mots, flamboyante anarchie

Éparse sur un quart du globe ! Je saisis

Pourquoi, malgré les coups du sort, les maux subis,

Ceux qui portent ta glaise épaisse à leurs semelles,

Ont la calme lenteur des choses éternelles,

Car ils sont à jamais empreints de ta beauté

Toute faite de force et de fécondité !

 

Que la brise secoue en passant un brin d’herbe,

Qu’un ouragan d’été casse un chêne, qu’acerbe

Encore un coussinet tombe au vent automnal,

Que me parvienne en mars un zéphire vernal,

Que le froid de l’hiver mette en ma chair restreinte

La morsure voluptueuse de l’étreinte

Ou que, dans l’infini des bois répercuté,

Un écho semble un éboulis d’immensité,

Que verdisse le sol, que la neige étincelle,

Moi, qui porte en ma chair fragile une parcelle

Du sol que bossua le primaire récif,

Je te comprends toujours, ô pays excessif

Au pôle d’iceberg, au tropique de flamme,

Et je n’ai pas besoin, pour sentir en mon âme

Que de tous les pays le mien est le plus beau,

D’un claquement de soie au vent dans un drapeau !

 

Les miens n’ont jamais su ce qu’étaient des frontières

Auxquelles un continent servait de cimetières,

Que la mort recouvrait des neiges du Yukon,

Que la tornade soulevait comme un flocon

Pour les ensevelir du sable des Tropiques !

Le vent me chante encor leurs obsèques épiques

Qui mêlent en rumeurs en mon être vibrant

L’appel du Créateur au cri du conquérant,

Et le sang double et fort qui circule en mes veines

Est lourd encor de leurs amours et de leurs haines !

 

Ô Patrie immortelle, aussi vieille pourtant

Que la naissance de l’aurore et du couchant,

Ô toi qui répondis au Seigneur la première

Quand séparant les eaux boueuses de la Terre

Son verbe fustigea le dos des océans ;

Au cri des Béhémoths et des Léviathans

Tu dressas tes Chic-Chocs effarés dans les nues !

Pays des bois géants, pays des étendues

Sans bornes, ô pays qui poses sur cinq mers,

Simulant de leurs traits des rayures d’éclairs,

Tes littoraux hantés des sternes et des cygnes,

Ô pays des lichens arctiques et des vignes

Tropicales, pays, qui mets des orangers

En fleurs à ton tortil de sommets enneigés,

Qui, fouetté par les vents du Nord et les cyclones,

Fais mûrir au soleil les climats de trois zones

Dans tes toundras, sur tes mesas, dans tes bayous,

Ô pays constellé de lacs, dont les remous

Mireraient émiettés tous les ciels d’Italie,

À dix peuples divers, l’homme dans sa folie

Au gré des préjugés vainement t’afferma,

Tu vas des pics du pôle au col de Panama !

 

 

Alfred DESROCHERS.

 

Paru dans Les Idées en 1935.

 

 

 

 

 

 

 

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