La machine a une âme

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Victor DILLARD

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Si l’esprit est conditionné par la sensibilité, rien d’étonnant qu’il y ait une mentalité ouvrière, une pensée ouvrière, qui restera toujours étrangère aux philosophes et aux savants.

Et cette mentalité est encore façonnée par l’objet sur lequel elle s’exerce. Il faut avoir travaillé pour comprendre la matière, et sa beauté et son mystère et sa vie. Car la matière est vivante, je ne savais pas cela non plus. Dans mon domaine d’électricien, cette vie était peut-être plus sensible qu’ailleurs ; pourtant il me semble que les camarades l’expérimentaient comme moi-même. La machine a une âme. Elle a ses moyens d’expression à elle ; elle a ses bruits, imperceptibles à tout autre qu’à son conducteur, ses plaintes, ses maladies, ses caprices, ses manies. Il existe un accord tacite entre elle et son maître, des habitudes réciproques, une collaboration d’impondérables.

L’ouvrier ne travaille pas avec n’importe quel outil, fût-il le plus élémentaire, mais avec son outil, celui qui est marié à sa main, depuis toujours. On dira que mon imagination travaille et que tout cela est poésie. Je pense qu’il y a bien plus que cela, et que ce n’est pas par hasard que le Christ a voulu être ouvrier. Il a aimé le bois, dont il connaissait tous les secrets, dans une collaboration de vingt années. Il est né sur ce bois dans la crèche et il a voulu mourir dans l’étreinte sanglante de son ami, de son frère, le bois. De nos jours, peut-être aurait-il aimé le fer comme il aima le bois ; il aurait travaillé la soudure et le tour et l’ajustage, et il aurait communié par là avec cette matière qu’il connaissait si bien, dans tous ses secrets, comme il connaissait le vent, la tempête et les poissons du lac.

La réparation d’une machine est source des mêmes joies que la création artistique. Je me souviens d’une machine à soudure électrique qui avait rompu ses amarres pendant un transport par le pont roulant et était tombée sur ses deux petites roues de derrière, comme un chien malade, et Méko se tordait de rire en la regardant... On a travaillé dessus pendant trois jours sans arrêt, réparant tout, pièce par pièce... On l’a remontée complètement, et puis, prudemment, on a essayé de lui redonner la vie en la branchant sur le courant. Cela n’allait pas au début, ensuite cela allait mal. Méko l’a réglée en fin connaisseur, jusqu’à ce que les sonorités soient exactement accordées, l’arc impeccablement ajusté à la soudure. Ce fut alors une joie inexprimable d’avoir ranimé ce cadavre, de sentir que, par nous, il y avait une vie de plus dans l’usine, comme si un enfant était né. Ce sentiment de la paternité ouvrière est peut-être un des plus forts que j’aie jamais connus...

Quand le Christ est repassé à Nazareth, j’imagine qu’il a dû jeter un coup d’œil sur telle ou telle charpente où il avait mis davantage de lui-même, et qu’il a demandé à Jacques ou à Gédéon des nouvelles de sa charrue...

 

 

Victor DILLARD (mort à Dachau en 1945),

Suprêmes témoignages.

 

 

 

 

 

 

 

 

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