La mort de la fermière

 

 

Oh ! je vois tout d’ici, frère, à travers ta lettre :

Notre moulin muet, l’étang glacé, les bois

Blancs de givre et de neige et craquant sous le poids,

Et les moineaux plaintifs assiégeant la fenêtre ;

 

Et vous tous entourant le lit où, sans effort,

– Calme et les bras croisés sur sa poitrine frêle

D’où l’âme va s’enfuir et déjà bat de l’aile, –

Notre mère se meurt de l’air dont où s’endort.

 

Un cierge éclaire tout de lueurs vacillantes,

Et chacun pleure, – hors la martyre au grand cœur,

Dont l’esprit affranchi du corps plane en vainqueur,

Et dont l’œil entrevoit des clartés consolantes...

 

Un grand chien blanc soupire, accroupi dans un coin,

Comme s’il entendait venir la mort furtive ;

Et l’horloge de bois, sentinelle attentive,

Mesure les instants et les compte avec soin.

 

Et ma mère vous dit les dernières paroles,

Celles qu’on garde en soi comme on garde un trésor,

Et que la majesté farouche de la mort

Rend sublimes aux cœurs même les plus frivoles.

 

Puis tout se tait. Le drap immobile est moins blanc

Que la face amaigrie et que les mains fluettes ;

Un sourire s’épand sur les lèvres muettes ;

Elle paraît dormir sous le cierge tremblant...

 

 

                                *

                             *    *

 

À présent on entend les cloches désolées

Couper à temps égaux le silence des airs,

Et porter jusqu’au fond des mas les plus déserts

Leurs plaintes, à la voix de la bise mêlées.

 

Sous le vaste hangar où, jadis, nuit et jour,

La scierie à grand bruit débitait troncs et branches,

Notre père et notre oncle assemblent quatre planches

Pour en faire la couche où l’on dort sans retour.

 

Ils sont tous deux à bout de courage et de force,

Les rudes bûcherons qui domptaient autrefois

Les chênes ; et leurs pleurs mouillent le cœur du bois

Dont leur sueur baigna jadis la rude écorce...

 

Un rouge-gorge accourt au bruit, s’arrête au seuil.

Frileux, faisant bouffer son joli poitrail rose,

– Surpris que la maison paraisse si morose,

Et de ne plus te voir, mère, lui faire accueil.

 

Et là-bas, dans le fond des étables obscures,

Les bêtes, devinant quelque horrible malheur,

L’œil tourné vers la porte, expriment leur douleur

Par des mugissements, des cris et des murmures.

 

 

                                *

                             *    *

 

Par le chemin creusé dans les flancs du coteau,

Sous les pommiers et sous les houx chargés de neige,

Monte vers le village un funèbre cortège

De pauvres paysans couverts du grand manteau ;

 

Du grand manteau vert sombre, à la lugubre histoire,

Que les pères aux fils transmettent soixante ans,

– Héritage de deuil qu’il faut de temps en temps

Exhumer tout poudreux de la nuit de l’armoire.

 

Les femmes ont voulu, sur un double écheveau.

Porter l’étroit cercueil que leur marche balance,

Comme si, pour entrer dans l’éternel silence,

Il était doux d’avoir le rythme du berceau.

 

 

                                *

                             *    *

 

L’église où soixante ans s’épancha sa belle âme

Lui rouvre son portail pour la dernière fois,

Et le grand Christ jauni qui saigne sur sa croix

Semble d’un doux sourire accueillir l’humble femme.

 

Voilà, près du cercueil, le banc qui fut le sien

Dimanche, à cette place elle priait encore ;

Et le reflet d’un cierge obliquement colore

Le dos en cuir poli de son vieux paroissien...

 

Le jour tombe, et la nuit emplit l’étroite église,

Et les psaumes des morts, en versets alternés,

Glissent sur tous ces fronts dans l’ombre prosternés,

Comme au loin sur les bois chenus passe la bise.

 

Chants terribles, coupés de maint gémissement,

Où l’épouvante éclate en un rythme barbare,

Et dans lesquels on croit entendre la fanfare

Qui citera les morts au dernier jugement !...

 

 

                                *

                             *    *

 

On entre au cimetière, – hélas ! dernière étape –

Les tertres, que l’été faisait fleuris et verts,

Moutonnent vaguement par la neige couverts ;

Seul un grand trou profond perce la blanche nappe.

 

Un trou noir et béant qui, rouge sur le bord,

Semble une horrible plaie au sein pur de la terre,

Et par où nous rentrons dans l’éternel mystère,

– Grains jetés au sillon par la main de la Mort !

 

Et le cercueil descend dans la fosse glacée ;

La terre avec lenteur retombe des talus...

Ma pauvre mère, hélas ! je ne te verrai plus !

Plus jamais ! – si ce n’est au fond de ma pensée...

 

Vous tous qu’elle aimait tant, éclatez en sanglots !

Sonne ton dernier glas, ô cloche désolée !

Et toi, neige, descends du ciel, descends à flots,

Mets sur ce tertre noir la robe immaculée !

 

Tombe, tombe toujours ! et du même manteau

Qui préserve du froid les semences fécondes

Pour que le pré fleurisse, et que les gerbes blondes

Se pressent, en juillet, aux pentes du coteau,

 

Couvre l’humble dépouille à nos baisers ravie,

Ces flancs, ce sein, ces yeux, cette bouche adorés :

Mieux que l’épi des champs, mieux que la fleur des prés,

Celle que nous pleurons ailleurs reprendra vie !

 

 

 

François FABIÉ, Fleurs de genêts.

 

 

 

 

 

 

 

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