Grands frères qui dormez...

 

 

– Grands frères qui dormez sous la calme bruyère

Pendant que les fourmis vous travaillent les yeux,

La chair pleine de plomb, plein la bouche de terre

Où tremble la poussière auguste des aïeux ;

 

Martyrs vouant à Dieu vos plaies grandes ouvertes,

Martyrs de votre foi, sinon de vos erreurs ;

Innombrables hosties à la Patrie offertes,

Vaincus obscurs, pareillement obscurs vainqueurs ;

 

Grands frères qui dormez sous la haute liane,

Conquérants, voyageurs, ou saints des Missions,

Ou forçats qui semez les sables des Guyanes ;

Décapités cherchant vos têtes à tâtons ;

 

Victimes des destins ou de votre folie,

Vieillards, vierges, guerriers, ou bébés au berceau ;

Gens simples s’éteignant comme eût fait leur bougie,

Malades dont les corps s’en allaient par morceaux ;

 

Fiers passants dont la fin fut une apothéose ;

Humbles n’ayant pas même à se voir oubliés ;

Riches emmitouflés dans vos capsules closes,

Morts de mille ans et morts d’hier, vous me parlez.

 

Ce n’est plus vous qui êtes là sous ces ordures

Et qui remugle là sans forme ni pensée,

Mais votre résidu mortel, la gangue impure

Que pourtant nous nommons la vie en insensés ;

 

Tandis que ce magna fermente pêle-mêle,

Ce qui fut éternel en vous est là présent :

À travers ma prison éphémère il m’appelle,

Moi qui suis mort encore, il parle, je l’entends ;

 

Car je suis mort jusqu’à ce que ce vain corps meure :

Souffle, pensée, ardeurs, mourront avec sa vie ;

Fleurs humaines il faut s’effeuiller, voici l’heure,

Et se résoudre en chœur dans l’éternel oubli ;

 

Heure à heure je meurs et tout meurt par le monde

De ce que je nommais la vie en blasphémant :

Âmes des morts emportez-moi dans votre ronde,

Anges, morts délivrés qui seuls êtes vivants ;

 

Aspirez-moi de tout l’effort de vos prières,

Communion des morts, communion des saints,

Comme un rayon de plus à l’orbe des lumières

Dont la sphère tournoie au pied du Saint des Saints ;

 

D’avance et sans regret j’adresse à toutes choses

L’adieu du naufragé qui sombre sans effort :

Coule, radeau d’un soir, tombez, senteurs des roses,

Mourez, mon bloc charnel qui déjà sent la mort !

 

Corps méprisable et cher il le faut, que tu meures ;

Souffle, pensée, ardeurs, mourront avec ta vie :

Fleurs humaines il faut s’effeuiller, voici l’heure,

Pour refleurir en chœur à l’immortelle vie ;

 

Âmes des morts réconciliés, sphère immense,

Mélodieux et magnétique vibrement

Dont le centre est partout et la circonférence

Nulle part, prenez-moi dans votre tournoiement ;

 

Vous qui avez souffert et qui souffrez encore,

Accords troubles luttant encor pour vous purger,

Dissonances vous résolvant, blancs météores

Dissipant la ténèbre où je reste plongé ;

 

Et vous qui triomphez dans votre délivrance

Et le ravissement sans limite et sans fin,

Justes comme un nombre juste, lumière et danse,

Par delà la souffrance et les bonheurs humains !

 

 

J’ai perdu mon père et ma mère,

Ma femme et mes petits enfants !

Qu’ai-je encore à faire sur terre ?

En moi, autour de moi, je sens,

Partout, l’odeur du cimetière :

Qu’ai-je encore à faire à présent ?

Qu’ai-je encore à faire sur terre,

Qu’attendre la mort, qui m’attend ?

 

Je n’ai plus ni santé, ni force,

Plus de cœur, ni d’âme, ni rien,

Plus rien qu’un vain lambeau d’écorce

Qu’achèvent les dents du destin.

Toute joie m’aura fui sur terre :

Est-il plus affreuse misère

Que, mort son cœur, rester vivant ?

J’ai tout perdu, amis, parents,

Et jusqu’au goût de la prière :

Qu’ai-je encore à faire à présent,

Qu’ai-je encore à faire sur terre,

Quand au ciel est Dieu qui m’attend ?

 

Mon passé fut une agonie,

Nul vrai plaisir ne m’a connu :

Puis quoi j’aurais vécu ma vie

Telle, ô Seigneur, qu’il T’aura plu !

 

 

 

FAGUS.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net