Apparences illusoires

 

 

AUX JEUNES FILLES

 

 

Ô très douces enfants, mignonnes jeunes filles

Dont j’aime la candeur et les mines gentilles,

Les ris harmonieux plus qu’un chant d’oisillons

Et les naïvetés et les beaux cheveux blonds,

Gardez-vous de le croire exempt des noirs orages,

Toujours beau, toujours doux, ainsi que sans nuages,

L’âge où l’amour s’éveille et fait vibrer le cœur,

Rend l’homme sérieux, joyeux, triste ou moqueur,

Où chaque passion se présente à sa porte,

Cachant sous les plaisirs les malheurs qu’elle apporte,

Où nous sevrons nos cœurs de toute charité

Pour le nourrir, hélas ! avec la vanité !

Oh ! notre âge n’est pas aussi beau qu’il vous semble :

Il épanche la joie et la tristesse ensemble ;

Nous chantons aujourd’hui ; nous pleurerons demain.

C’est ainsi, mes enfants, qu’on parcourt le chemin

Qui mène, tôt ou tard, aux confins de la vie,

Où la mort, tour à tour, au tombeau nous convie

À poser le fardeau de notre adversité,

Et franchir, bien ou mal, ce seuil, l’Éternité.

Nous sourions parfois, mais, hélas ! le sourire

Qui, comme en vos beaux yeux, dans les nôtres vient luire

Est rarement l’effet d’une pure gaîté,

Car nous rions souvent le cœur bien attristé.

Plaignez notre sourire et doutez de ses charmes

Qui brodent le mensonge en vous voilant nos larmes.

Si tout naïvement vous trouvez curieux

Que nous cachions nos pleurs en paraissant joyeux,

C’est que vous ignorez sous quelles apparences

Peuvent se présenter les peines, les souffrances,

C’est que le mal pour vous n’est pas encor venu

Et que le sombre doute est de vous inconnu.

Ah ! lorsque vous verrez ce temps plein de tristesse,

Où la douleur arrive et l’espoir nous délaisse,

Où l’on trouve toujours l’épine auprès des fleurs,

Où le rire est parfois plus amer que vos pleurs,

Vous comprendrez alors comment notre sourire

Peut briller dans nos yeux bien que le cœur soupire.

En attendant, chantez, sans envier ce temps

Tout rempli du regret des rayons du printemps.

Oui, ne mûrissez point vos naïves pensées ;

Ne fuyez pas votre aube aux limpides rosées ;

Jouissez du bonheur qui sous vos pas fleurit ;

Contemplez votre ciel dont l’azur vous sourit ;

Chérissez les parfums, les oiseaux et les roses :

Les cœurs ne souffrent pas dans l’amour de ces choses.

Jouez sur le rivage où la source des jours

Chante, avant que l’autan bouleverse son cours ;

Restez dans vos vallons et sous vos frais ombrages ;

Soyez le plus longtemps à l’abri des orages,

Et fuyez ce vain monde et ses nombreux appas

Qu’en demandant vos cœurs il sème sous vos pas ;

Méprisez ses plaisirs que le pervers moissonne ;

Rejetez ses conseils que le mal assaisonne ;

Redoutez sa louange et son rire flatteur,

Car c’est en caressant qu’il flétrit la pudeur.

Si vous voulez garder, ô douces jeunes filles,

Et vos espoirs vermeils et vos mines gentilles,

Votre rire argentin, vos charmantes gaîtés,

Ainsi que vos vertus et vos naïvetés,

Ne vous arrêtez point à ses molles louanges ;

Ne prêtez pas l’oreille à ses discours étranges

Qui vous font tant rougir et baisser vos beaux yeux ;

Restez, restez enfants ; ne quittez pas vos jeux,

Ni vos rêves dorés, plus beaux qu’une chimère,

Ni vos propos légers égayant votre mère,

Et ne regardez point par delà les seize ans

Pour voir s’il y fait beau plus qu’en votre printemps.

 

 

 

Albert FERLAND,

Mélodies poétiques, 1893.

 

 

 

 

 

 

 

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