La morne mascarade

 

 

Je n’ai rien tant souffert dans mon obscure vie,

Insuffisante encor et jamais assouvie,

Que cette amère et lourde impuissance du corps

Qui vacille et combat, vaincue au moindre effort.

Ployer sans le vouloir sous d’atroces fatigues,

Telle en plein ouragan la barque qui navigue.

Voir se durcir sur soi les yeux accusateurs

De gens musclés et forts, cinglants commentateurs

De nos fragilités, tenailles funéraires

Qui torturent de sang en larmes nos paupières. –

Sentir les blâmes sourds qui n’ont d’autres plaisirs

Que de railler le faible et bouder ses loisirs.

Être toujours prostrée et toujours éperdue,

N’être jamais comprise et jamais défendue.

D’un amour impuissant, malgré tous ses efforts,

Rassembler la chaleur de tout son pauvre corps

Pour nouer sur la vie une étreinte obstinée !

Savourer sans effroi l’austère destinée.

À chaque pas du jour, succomber, pour un rien

De fatigue accablée... et n’avoir pour soutien

Que le ciel incliné des grands soirs sensitifs

Où se rue et s’engouffre en silences plaintifs

La troupe décimée et noble de ses rêves !

Lutter et trébucher sous un mal qui, sans trêve,

Consume étrangement son être tourmenté

Par les glaces d’hiver et les fièvres d’été !

Éternellement lasse, éternellement ivre,

Puiser éperdument la force de revivre

Dans cette rédemptrice et sévère douleur !

Refaire sa journée en liant sur son cœur

Les débris de la veille où l’âme appesantie

A cru cesser d’aimer !... Encore anéantie

D’avoir à rejouer la morne mascarade,

Laisser couler son rire en limpides cascades

Pour oublier qu’on meurt debout sans le savoir...

Ne vivre qu’un matin et n’en pas entrevoir

Les rapides clartés ni les chaudes promesses,

Te l’immoler, destin qui, d’une main traîtresse,

Flagelle sans pitié le songe audacieux

Où sombre encor mon cœur, esclave impérieux.

Ne vivre que d’espoirs, de beautés méprisées,

De sourires fervents : hantises imposées. –

Ne vivre qu’une vie et la voir se tarir

Sans avoir eu le temps d’apprendre à bien mourir !

La voir s’atrophier sous le jour périssable,

Consumée au réseau d’un mal inextricable.

D’une âme frénétique opposer malgré tout

Une contrainte au choc en résistant debout !

Se dresser fièrement dans une ferme attente,

Contenter d’un élan son âme turbulente...

Défaillir à l’appel d’un chaud souffle d’amour

Qui s’agite activant la splendeur du plein jour !

Soulever sur son cœur l’immensité du monde

Qui voudrait supprimer parmi son hécatombe

Ma soif de poésie et mon corps maladif.

Et si mes bras rompus de l’effort excessif

Retombent mollement sur mes genoux fragiles,

Mes yeux larges ouverts sur les forces hostiles

Dardent pieusement vers l’azur prometteur

Le feu passionné de mon destin vainqueur !

 

 

 

Marie-Anna FORTIN,

Bleu poudre, 1939.

 

 

 

 

 

 

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