Par la garrigue

 

LAURENS – CÉLINE – LE PASTEUR

 

 

La muse romantique a longtemps en beaux vers

Fait fumer l’encensoir et murmurer la brise

Sous les sombres piliers delà gothique église ;

Amante de l’espace et des rudes concerts,

Ma muse court les monts et les hermes déserts,

Domaines spacieux de l’aigle et de la bise.

 

Comme le patriarche, elle dresse en haut lieu

Son autel, sur le mont radieux et paisible,

Depuis des milliers d’ans debout, indestructible,

Immaculé toujours et rapproché de Dieu,

D’où s’élève incessant l’holocauste invisible,

Le pur encens des fleurs sur le rayon de feu.

 

Que de fois, à l’aurore, aspirant cette haleine

Âpre, fraîche, embaumée, et la poitrine pleine,

Plus léger en sentant fuir le sol sous mon pied ;

Pendant que loin de moi l’horizon de la plaine

Flottait et s’effaçait, dans la brume noyé,

J’ai pris les passions des mortels en pitié !

 

Avant d’être à ce monde, et souillé de sa fange,

– Ce souvenir en moi n’est pas encor terni ; –

Que de fois, attiré par l’espace infini,

Pareil au jeune aiglon sur le bord de son nid,

Que de fois j’ai senti, ravissement étrange,

S’agiter à mes flancs comme des ailes d’ange !

 

Si je n’ai pas laissé dans l’ivresse du ciel,

Dans ce désir d’aller à l’Être universel,

Si je n’ai pas jeté ma dépouille au vertige ;

Dieu le voulut ainsi, lui qui veut tout prodige,

Qui permet que la fleur se sèche sur sa tige,

Et que l’âme ici-bas traîne son joug mortel.

 

 

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                      À MON NEVEU PH. ARNAUD

 

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                                             LAURENS

 

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Je ramenais mes chiens d’une poursuite folle

Qui m’avait égaré sur les pas d’un renard.

Les grands monts à midi flamboyaient au regard.

J’allais sous le soleil, le fusil sur l’épaule,

Mourant de soif, rêvant d’Ismaël et d’Agard,

Des ombres et des eaux, des forêts de la Gaule.....

 

Délires du désert ! depuis je vous connais.

Une vague de sang a ma tempe engourdie

Battait comme un bélier ; dans ma tête assourdie,

Qu’emplissaient des rumeurs sinistres, je sentais

Apollon redoutable installer la folie,

Quand je vis l’oasis de ces mornes sommets.

 

Flairant une eau prochaine et la fraîcheur sacrée,

Mes chiens avaient passé par les brèches d’un mur

Où de blancs chasselas pendait le raisin mûr.

Comme un chef entraîné par sa troupe inspirée,

Je franchis après eux l’obstacle d’un pied sûr :

C’est ainsi chez Laurens que je fis mon entrée.

 

Un essaim de poulets, paisible garnison,

S’expatriait devant ma hurlante cohorte ;

Et j’entendis ces mots : « Le diable les emporte ! »

Prononcés sans colère et non pas sans raison.

« Mais pourquoi votre enclos est-il fait de façon

Qu’il pourrait se passer du luxe d’une porte ? »

 

Le vieillard m’aperçut et sourit doucement,

Et bientôt, sous un toit, primitif monument

Ouvert au nord et fait de pierres sans ciment,

Étala devant moi les trésors des garrigues,

Les amandes, les noix, les raisins et les figues,

Et sa coupe où je bus l’oubli de mes fatigues.

 

L’homme me dit sa vie en me versant son vin.

Le vin était exquis et l’homme était un sage ;

Il avait dans le roc creusé cet ermitage

Que couronnait l’yeuse et qu’embaumait le thym.

C’était un vieux soldat, ce n’était pas un saint ;

Mais il adorait Dieu tout le jour, comme un mage.

 

Pieux, entendons-nous, mais non pas fainéant ;

Si notre homme admirait les merveilles du globe,

Et l’insecte et la fleur, et le voile éclatant

Des nuits ; à sa montagne il s’attaquait dès l’aube,

Et voyait Dieu toujours, qui souvent se dérobe

Au porteur de besace, au moine mendiant.

 

N’imaginez donc pas un fabuleux stylite,

Les regards vers le ciel et la faim à l’arrêt,

Du corbeau pourvoyeur attendant la visite.

Non ; il savait trop bien, laborieux ermite,

Au prix de quels efforts le roc qu’il déchirait

Devait laisser jaillir un flot de vin clairet.

 

Il n’était pas non plus tout à fait seul au monde ;

Le vieux chêne abritait encor une fleur blonde,

Une enfant de son fils, mineur qui, vaillamment

À son poste tombé, dormait obscurément

Dans un puits reculé de la mine profonde :

L’enfant n’avait que lui, lui n’avait que l’enfant.

 

Sa main me désigna, de pampres couronnée,

Sa demeure d’hiver un peu mieux façonnée ;

J’avais été reçu dans sa maison d’été,

Sous deux grands blocs moussus caverne contournée,

Où la brise du Nord soufflait en liberté :

J’y restai jusqu’au soir, de mon hôte enchanté.

 

C’était un beau débris de la race héroïque ;

Il avait vu Paris, Manchester et Lyon,

Connu Wath et Jacquart, et d’une invention

Il avait, à vingt ans, doté la République,

Quand le souffle puissant de la Convention

Emporta dans les camps le chercheur pacifique.

 

Il parla de ces temps de gloire et de malheur

Avec une entraînante et réelle grandeur.

Il avait vu surtout la France belle et fière,

Comme un phare éclatant sur sa libre frontière

Éblouissant les yeux tournés à sa lumière.

Des peuples soulevés, des rois dans la stupeur !

 

Et je lui rappelai le rouge météore

Dont la clarté sinistre effraya l’univers,

Et dont le souvenir l’épouvantait encore.

« On déchaîna la force aveugle qui s’ignore,

Et du peuple, lui dis-je, on vit le fonds pervers. »

Lui, se dressant alors, les regards pleins d’éclairs :

 

« Ainsi, c’est l’écrasé des siècles, le coupable ?

Le Lazare éternel hurlant, pleurant, souffrant,

Qui ne sait rien du vrai, du juste ni du grand ?

La force inconsciente est-elle responsable ?

Qui donc a fait la nuit dans ce front redoutable ?

Reproche-t-on son ongle au lion dévorant ?

 

» Que la mer sur l’écueil fracasse le navire,

Ou que las, à la fin, de leur joug odieux,

Un peuple jette à bas ses maîtres et ses dieux ;

Qui soulève la vague ou le peuple en délire ?

Foule ou flot déchaînés, qui pourra les maudire ?

Ce sont deux éléments, ils sont absous tous deux,

 

» L’ignorance a puni des crimes par des crimes !

C’est la sauvage loi des siècles sans lueurs.

Alors des Attilas s’élancent des abîmes,

Des décrets éternels pâles exécuteurs,

Et le fer des bourreaux passe aux mains des victimes,

– On ne reverra plus ces fatales horreurs.

 

» – Non ; la lumière a lui. Justice et liberté !

Il a broyé des fronts l’ouragan populaire,

Mais il a mis sur tous un sceau de dignité.

Ainsi j’ai vu, mon fils, la trombe en sa colère

Déraciner le chêne, exaspérer la terre,

Puis rendre aux cieux profonds plus de sérénité.

 

» . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . »

 

Les temps semblaient revivre à sa parole émue.

De tous les horizons comme une grande voix

Parlait de liberté dons la vaste étendue :

À droite où se dressaient les Alpes, les Vaudois,

Des neiges du Ventoux la voilant dans la nue,

Dérobaient l’immortelle aux outrages des rois.

 

Là, dans ces monts d’azur liés en longues chaînes,

Elle avait mis sa force au cœur des montagnards,

Et le granit buvait le pur sang de ses veines ;

Le tonnerre du psaume ébranlait les Cévennes,

Et ses libres enfants, les pieux Camisards,

Heurtaient et culbutaient les dragons de Villars.

 

Et courbé sous la voix, vieil écho de l’orage,

Où résonnait encor son grondement lointain,

Je regardais passer sur l’antique visage

L’ombre des passions d’une ère qui s’éteint ;

Frissonnant toutefois comme un jeune feuillage,

Quand la fraîcheur du soir tombe du mont voisin.

 

Puis la nuit descendant des montagnes chenues

Et le dernier rayon glissant au bord des nues,

Je fis de longs adieux au doux et fier vieillard,

Et, la main dans sa main, bus le coup du départ.

Je partis le cœur plein de choses inconnues,

Emportant son image au fond de mon regard.

 

 

                                                                  184...

 

 

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                       À CELLE QUI N’EST PLUS

 

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                                                CÉLINE

 

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J’avais battu les rocs d’où le Gard tarissable

Semble un ruban d’azur oublié sur le sable.

Je n’avais éveillé devant mon pas rêveur,

Que la vive alouette ou le merle moqueur.

Un précoce printemps décevait le chasseur :

Aussi ma gibecière était bien misérable.

 

Sur les monts attiédis, mars au souffle puissant

Avait fondu la neige et grossi le torrent.

J’aime ce mois fougueux, type de la jeunesse

Ardente, irréfléchie et prompte a la promesse :

On sent une morsure, au fond de sa caresse,

Qui fait monter la sève et bouillonner le sang.

 

La glèbe se fendait sous l’haleine immortelle ;

La grive printanière essayait ses concerts,

Rendant la solitude encor plus solennelle

Dès que sa voix cessait de vibrer dans les airs ;

Dans l’azur encor pâle et que tachait son aile

La corneille fuyait où fuyaient les hivers.

 

De l’éternel hymen recommençait la fête,

Et, dans sa nudité, sur le seuil des beaux jours,

Méditant en secret ses gracieux atours,

La terre frissonnait, fiancée inquiète,

À cet âpre baiser, prélude des amours,

Qui faisait de son sein jaillir la violette.

 

J’allais, inconscient de l’heure et du chemin,

Par les sommets déserts, le front dans l’air limpide,

Par les ravins, les pieds dans la bruyère humide ;

Mes chiens, pour le gibier imitant mon dédain,

Prenaient par le plus court et par le plus rapide,

Et n’obéissaient plus qu’aux appels de la faim.

 

Je m’éveillai du rêve au champ du solitaire :

Depuis le jour heureux que je l’avais connu,

J’étais à son abri bien souvent revenu ;

J’y trouvais le repos au chasseur salutaire,

L’accueil d’un vieil ami souriant et d’un père,

Et plus d’un sage avis que j’ai mal retenu.

 

À peine auprès de lui sous le toit de feuillage,

Qu’à mon ardente soif versant le vin du crû :

« Je vous savais, ami, chassant au voisinage ;

Diane dans la ravine a le lièvre couru ;

Un instant sur le roc vous m’êtes apparu,

Et vous n’avez pas trop surpris le vieux sauvage. »

 

Et puis il m’enseignait à quelle heure du jour

Je devais retrouver les perdrix dans le chaume,

L’yeuse où la bécasse avait élu séjour,

Dans quel coin reculé de son désert royaume

Il avait dérangé le lièvre de son somme,

Et l’instant du passage et celui du retour.

 

Ce matin, par le bois, j’avais gravi la côte,

Et je songeais à lui qui ne m’attendait pas.

La chèvre et ses petits erraient dans l’herbe haute,

Et j’étais dans l’enclos, quand la voix de mon hôte

Jusques à la colère éleva ses éclats ;

Puis une voix en pleurs lui répondit bien bas.

 

Et je restai saisi de sa douce éloquence ;

Je voulus sur mes pas retourner en silence,

Je l’essayai trop tard ; les chiens m’avaient trahi,

Avec son vieux basset ils hurlaient en cadence.

J’hésitais ; sur la porte entr’ouverte à demi

Le vieillard apparut : « Ah ! c’est vous, mon ami ? »

 

Ses regards animés éteignirent leur flamme :

« Entrez, je ne suis pas, comme le plus souvent,

Seul avec mes cabris, le soleil et le vent :

Vous voyez. » Une frêle et gracieuse femme

Au bruit de mon approche en sursaut se levant,

S’inclina, disparut légère comme une âme.

 

J’en gardai dans les yeux un éblouissement.

Laurens m’avait cent fois parlé de l’orpheline

Qu’il voulait marier et qu’il nommait Céline,

Qui faisait son orgueil, sa joie et son tourment,

« Ah, dis-je ; si j’en crois le peu que j’en devine,

L’affaire n’en est pas encore au dénouement. »

 

– « Hélas ! non : à Marcel toujours plein de tendresse,

Nous espérions l’unir, et déjà j’entonnais :

Laissez-moi désormais, Seigneur, aller en paix.

Je suis bien revenu de cette folle ivresse ;

Ma malheureuse enfant, en proie à la tristesse,

À toutes mes raisons a répondu : Jamais.

 

« On ne peut espérer de longs jours à mon âge ;

D’avoir longtemps vécu je sais trop qu’on en meurt :

Je voudrais l’établir. » – « Sans consulter son cœur ?

Ah ! Laurens, ce n’est pas toujours le mariage

Qui déplaît, c’est parfois le mari qui fait peur :

Vous aurez effrayé cette jeune sauvage. »

 

– « Oui, sauvage en effet, elle aime comme moi

L’austère isolement si dangereux en soi,

Cet amour est mauvais aux jeunes, je l’en blâme ;

J’avais provision de rêves pour mon âme,

Et mille souvenirs voltigeaient sous mon toit,

Quand, du monde lassé, j’affrontais cette flamme.

 

» Mon Laurens m’apporta cette enfant un matin.

Il est de ces malheurs qui font qu’on désespère ;

Le ciel voulait nous faire un semblable destin :

Il lui prenait sa femme, il m’avait pris sa mère !

Le plus fort, ô mon Dieu, n’a pas un cœur d’airain.

Nous pleurions ; et l’enfant jouait dans la bruyère.

 

» Mon fils, que dans mes bras je ne pus retenir,

Mon Laurens, s’écriait : Père, je veux partir ;

Vous voyez ma Céline et sa délicatesse :

Je veux lui conquérir des trésors, la richesse ;

De notre pauvreté sa mère eut à souffrir,

Et mourut de son mal moins que de la détresse. »

 

Les soupirs de Laurens étouffèrent sa voix ;

Il resta quelque temps courbé sous la prière,

Et puis se redressant grave et doux à la fois :

« Je vous ai raconté quel fut le sort du père ;

Mais, imaginez-vous un vieillard dans ce bois,

Avec un innocent qui demandait sa mère !

 

» J’allais de la cité reprendre le chemin,

Quand du pasteur Hermann la mère et la compagne,

Deux anges que là-bas bénissait la campagne,

Vinrent sous leurs baisers réchauffer l’orphelin ;

Je remerciai Dieu qui nous a sous sa main,

Et je ne songeai plus à quitter ma montagne.

 

« Tenez : voyez d’ici, riant sur le flot clair,

Cette blanche maison à deux pas du village ;

Elle a grandi là-bas, presque dans mon désert,

Et lorsqu’elle courait sur ce bout de pré vert,

Ou dansait aux chansons, sous l’arbre du rivage ;

Ses cris joyeux montaient jusqu’à mon ermitage.

 

« Mais la cruelle mort fait partout sa moisson,

Et des justes aussi visite la maison :

Du fléau d’Orient la dévorante flamme

Emporta du pasteur la jeune et frêle femme ;

Et dans les derniers jours de la rude saison

À Dieu s’en est allée aussi la bonne dame.

 

» Oh ! sa félicité ! continua Laurens,

Je la cherche éperdu, comme au lit des torrents

Le passant altéré cherche l’eau fugitive ;

Hier où mon regard a vu l’enfant naïve

Sourire insoucieuse, une vierge pensive

Apparaît tout en pleurs : j’ai vécu trop longtemps ! »

 

Le vieillard sous ses mains voila son front sévère :

J’avais en l’écoutant vidé souvent mon verre,

Et je ne voyais pas comme lui tout en noir.

« Dans ce grave souci, permettez-vous l’espoir,

Lui dis-je ; calmez-vous ; peut-être avant ce soir

Ce cœur nous livrera sa perle ou sa chimère,

 

» Et voici mon projet : je descends chez Hermann ;

Je lui dois ma visite étant au voisinage,

L’ami de mes vingt ans, l’évangélique sage

Qui dans l’âme jadis lisait si couramment,

N’a pu voir près de lui ce front triste et charmant

Sans s’être demandé d’où venait son nuage.

 

» Croyez bien qu’à nous deux, l’apôtre et le chasseur,

Nous saurons découvrir le secret de ce cœur,

Et quel rêve l’abuse ou quel tourment le broie.

Mais, mon vieux camarade, il faut que je le voie ? »

– « Sans descendre au hameau vous aurez cette joie :

Ici même, ce soir, j’attends notre pasteur.

 

» De nos projets communs, hélas ! quelle ruine !

Car, pour la marier et pour former ces nœuds,

Il a fait comme moi des efforts malheureux ;

Sous ses propres douleurs soit aussi qu’il s’incline,

Soit plutôt qu’il ait cru ces assauts dangereux,

À sa morne tristesse il laisse ma Céline. »

 

Laurens s’interrompit ; Céline auprès de nous

Revenait, et du seuil son regard à son père

Adressait une ardente et muette prière,

Et ce même regard, étincelant et doux,

Qui venait jusqu’à moi voilé de la paupière,

Me disait clairement : De quoi vous mêlez-vous ?

 

Et me levant, je dis : « Laurens, j’ai pour devise

D’employer les moments ; quand le printemps s’avise

D’arriver avec mars et de fleurs couronné,

Je ne saurais chasser, il faut que j’herborise :

J’accroche mon fusil au repos condamné,

Mais je n’oublierai pas le rendez-vous donné. »

 

 

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                                          LE PASTEUR

 

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Je savais au-dessus de la gorge profonde,

Sous une yeuse obscure, aux fentes du rocher,

Grande falaise à pic où l’aigle aime à percher,

Un doux nid pour le rêve et l’âme vagabonde,

Dont le sauvage aspect est bien d’un autre monde.

La chèvre ou le chasseur y grimpe sans broncher.

 

J’eus bientôt retrouvé cette aire sourcilleuse

D’où l’œil à vol d’oiseau plonge sur le Gardon.

La brise y frissonnait aux feuilles de l’yeuse,

La grive y sifflotait une chanson joyeuse,

L’épervier y criait en planant sur le mont,

Mais aucun bruit humain n’y montait du vallon.

 

Oh ! de la solitude attrait doux et bizarre !

Laurens en a médit, mais la douleur l’égare ;

Qu’elle est douce au printemps, sous le pavillon bleu !

La passion s’y plaît et le remords fort peu ;

L’âme qui la recherche est d’une trempe rare,

Et l’amour la remplit, son souvenir, ou Dieu.

 

Elle aime ! un chaste amour tient son âme enchaînée,

Nul doute n’est possible, et le limpide éclair

De ce regard profond, mélancolique et fier,

Éloigne de l’esprit l’histoire surannée

D’une fille séduite et puis abandonnée.

Elle aime, et n’aime pas ce Marcel, c’est bien clair.

 

Ceci bien établi, simplifions l’affaire :

Supprimons ce fermier qui n’a pas su nous plaire ;

Que reste-t-il encor ? Le dégoût de la terre,

Ou le mystique amour ici-bas sans espoir :

On pourrait s’y tromper, mais il m’a semblé voir

Une espérance humaine au fond de cet œil noir.

 

À qui donc les regards de cette jeune belle,

Ces longs et doux éclairs de lampe pâlissant ?

À l’enfant de ces bords, à l’Adonis pesant ?

Les Némorins sont morts au beau pays d’Estelle !

Non ; je croirais plutôt que l’étoile étincelle

Pour charmer sous la ronce un pauvre ver luisant.

 

Mon rêve au même point se fourvoyait. Elle aime !

À l’astre, à l’aigle, au flot éblouissant là-bas,

Aux iris du sentier qui riaient sous mes pas,

Je demandais le nom du héros du poème.

J’avais certainement bien posé le problème,

Et le terme inconnu ne se dégageait pas.

 

Alors, dans le sentier qui gravit la colline

Monta comme l’appel d’une voix enfantine ;

Je bondis, et bientôt trouvai dans le chemin

Un gracieux enfant qui s’arrêta soudain.

« Que fais-tu par le bois, ô mon beau chérubin ? »

Mais lui, près de pleurer : « Maman ! maman Céline ! »

 

« Ah ! me dis-je, Céline ! et Céline et maman !... »

Le chaos recevait un rayon de lumière ;

Je pris entre mes bras mon Œdipe charmant,

« Oh ! dis-moi, n’es-tu pas le jeune fils d’Hermann ? »

Et l’emportais joyeux à travers la bruyère,

Quand Céline apparut au bord de la clairière.

 

L’enfant comme un oiseau s’envola dans ses bras ;

Je la vis s’incliner, et toute rougissante

Dévorer de baisers cette joue innocente,

Puis essuyer son front, lui reprochant tout bas

Sa sueur, son désordre et cette course ardente »

Lui, ravi, souriait et ne l’écoutait pas.

 

Et moi je contemplais la belle jeune fille

Et l’ange rose et blond. Le nimbe radieux

Semblait environner ce groupe gracieux :

Dans sa halte au désert et que la flamme habille,

C’était la vision de la Sainte Famille,

Et la Vierge et l’Enfant découpés dans les cieux.

 

Elle me vit alors et parut étonnée ;

J’étais à quelque pas encor sous le couvert :

Se crut-elle épiée ou même devinée ?

Je ne sais ; mais, dressant sa tête prosternée,

Ses grands yeux à mes yeux lancèrent un éclair

Rapide, et l’on eût dit qu’elle croisait le fer.

 

Les miens resplendissaient de joyeuse assurance,

Je les abaissai vite, et repris doucement :

« Il vous cherchait au bois et s’égarait, vraiment ;

Je l’avais reconnu grâce à sa ressemblance,

Car il a le sourire et tous les traits d’Hermann. »

– « Vous le connaissez donc ? » – « C’est mon ami d’enfance ;

 

» Mais jamais deux amis ne se sont vus si peu,

Au sortir du collège il partit pour Genève,

Emporté je le crois par le souffle de Dieu :

Voila quinze ans bientôt que le sort me l’enlève.

Il aimait le combat et j’adorais le rêve ;

Il suivit le devoir ; j’ai suivi l’oiseau bleu. »

 

– « Vous allez le revoir, » me dit-elle ; et troublée,

Désignant la demeure, elle pencha son front,

Où je vis tout à coup la rougeur rappelée,

Sur l’enfant qui cherchait dans le rare gazon

Le caillou reluisant ou la fleur étoilée.

Je rejoignis Laurens au seuil de la maison.

 

Le pasteur m’attendait sous l’arbre sans feuillage

Qui berçait sur la porte, à peine l’ombrageant,

Sa hâtive couronne aux étoiles d’argent.

« Le voilà, c’est bien lui, dit-il en m’embrassant. »

– « C’est bien toi, c’est bien nous, un peu changés par l’âge :

Hélas ! nous avons fait la moitié du voyage ! »

 

Quelques instants après nous étions réunis.

Sous le rustique toit le couvert était mis :

L’or pur d’un vieux nectar ruisselait dans nos verres,

Ma gaieté déridait mes deux hôtes sévères ;

Vers la conclusion pour mener leurs affaires,

Je fis tous les efforts possibles et permis.

 

Laurens interrogeait mon étrange sourire,

Y voyait quelque chose et m’aidait de son mieux ;

Le pasteur secouait ses pensers soucieux :

Des jeunes souvenirs il subissait l’empire ;

Et ce grand cœur naïf plus qu’on ne saurait dire,

Livrait tous ses secrets à mon œil curieux.

 

Les traits irréguliers de son visage mâle

Recevaient la beauté de cette expression,

Miroir vibrant de l’âme et de la passion ;

Son front vaste et poli comme un globe d’opale,

À faire du seigneur la vigne ou la moisson,

Comme un front d’ouvrier, s’était bruni du hâle.

 

Il me dit pour le bien ses combats glorieux,

Et sa sainte carrière avec amour choisie ;

Et ses efforts aussi, souvent infructueux ;

Le pauvre avide, ingrat ; le riche fastueux

Et dur ; puis les montra tonnant comme Isaïe,

Ayant pour l’or au sein la même frénésie.

 

C’était bien le disciple humble de cœur et doux.

Il eût, pour retirer la brebis de l’abîme,

Ensanglanté ses pieds, ses mains et ses genoux ;

Mais sur l’hypocrisie et le vice et le crime,

À l’imitation de son maître sublime,

Il eût fait résonner le fouet du saint courroux.

 

Il ne fatiguait point d’un long discours, en chaire,

Les pauvres travailleurs d’écouter bientôt las ;

Mais il voyait souvent le moissonneur à l’aire,

Le pauvre sous son toit, le riche dans sa terre,

Et les moralisait simplement, sans fracas,

Laissant aux ergoteurs le galimatias.

 

Il ne s’occupait point de recherche stérile,

De miracle douteux, de mystère inutile.

Il n’interprétait point les textes indécis,

Disant, que de main d’homme ils étaient obscurcis ;

Que les enseignements réels de l’Évangile,

Les plus vraiment divins, étaient tes plus précis.

 

Il ne disputait point sur les trois hypostases.

Et de certains détails n’était point curieux ;

Combattait le penchant aux mystiques extases

Et la dévotion toute faite de phrases ;

Accueillant par ces mots les jeunes et les vieux

« Aimez-vous, soyez bons, sincères et joyeux. »

 

Mais, s’adressant à moi : « Frère, quelle est ta vie ? »

– « Folle, mon cher Hermann, inutile ici-bas,

Et vide presque autant que la tienne est remplie.

J’appartiens au hasard, au rêve, à l’utopie.

Jouet de tous les vents, je vais devant mes pas

Après une chimère et je ne l’atteins pas. »

 

– « Tu m’affliges beaucoup, ta parole est légère ;

Et certes tu vaux mieux que tu ne dis, vraiment ! »

– « Peut-être bien, j’ai tort ; c’est le ricanement

Du démon familier de tout célibataire ;

Je ne puis en mon sein toujours le faire taire,

Et parfois il me mord assez cruellement. »

 

– « Oui, Dieu l’a proclamé, vivre seul n’est pas sage. »

Il murmura ces mots comme sans y songer,

Et soudain sur son front reparut un nuage.

Attentive et pareille à la biche sauvage

Qui sous l’ombre des bois pressent quelque danger,

Céline regagna le seuil d’un pas léger.

 

« Tu n’es pas marié ; pourquoi donc ? » – « Je l’ignore,

L’hymen me paraissait un vulgaire sentier ;

Peut-être qu’en mon cœur l’amour pressé d’éclore

Aura fleuri trop tôt, comme cet amandier

Que flétrira demain l’ouragan meurtrier,

Ou l’humide baiser d’une cruelle aurore.

 

» Mon sort est pire, ami ; je suis l’arbre effeuillé

Qui ne reverdit plus et n’ombrage personne.

L’orage dans sa fleur a tué mon automne :

Je crois me souvenir que je fus foudroyé.

Mais tu ne réponds plus, Hermann ? Dieu me pardonne

Ton esprit court les champs et tu m’as oublié ? »

 

– « Georges, que disais-tu ? » – « Voyez, bonté divine !

Laurens, s’il m’écoutait ! il ne m’entendait pas !

Je disais, mon ami, que le soleil décline ;

Que l’ombre envahit tout dans le vallon là-bas ;

Je dis que ta pensée est auprès de Céline ;

Je disais qu’elle t’aime, Ô pius Eneas !

 

» Et que je pars, ici n’ayant plus rien à faire. »

Et je sifflai mes chiens endormis. Le tonnerre

Éclatant sur nos fronts l’eût moins bouleversé ;

J’avais brutalement le poignard enfoncé.

Il se leva d’abord, puis tomba terrassé ;

Tout à coup ; au dehors, l’enfant cria : « Mon père ! »

 

Et nous suivons Hermann qui s’élance éperdu :

Sur la terre gisait Céline inanimée.

La pâle jeune fille avait tout entendu :

Paul criait et pleurait à son cou suspendu,

Collait sa bouche rose a sa lèvre fermée.

Je savais qu’elle aimait ; – mais, qu’elle était aimée !...

 

« Ô sagesse de l’homme ! oh ! Dieu seul est puissant,

S’écriait le pasteur ; et mon effort suprême

N’avait pu réussir à m’abuser moi-même.

Tu n’avais donc pas lu dans mon cœur gémissant

Comme en un livre ouvert ce qu’y lit le passant ?

Oui, mon enfant, ma sœur, ma Célina, je t’aime ! »

 

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 

 

 

Céline agenouillée, et des pleurs dans les yeux

S’éveillait à sa voix et regardait les cieux.

Un beau nuage d’or qui repliait son aile

Dans la lueur du soir étrange et solennelle,

La faisait resplendir d’une beauté nouvelle.

Laurens joignait ses mains, grave et silencieux.

 

 

                                                                            1817

 

 

 

P.-Jean GAIDAN,

Aubes d’avril et

soirs de novembre,

1870.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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