Quand le jeune marin...

 

 

à mon ami Isidore F.

 

 

Quand le jeune marin va quitter le rivage

Et le toit de sa mère et ses joyeux amis,

Et que la nef déjà comme un coursier sauvage

Bondit pour le départ sur les flots insoumis,

Ses compagnons de jeux, pour bannir sa tristesse

Et de leur cœur souffrant pour déguiser le deuil,

Riant, font circuler la coupe de l’ivresse,

Et disent que la mer est une enchanteresse

            Qui n’a pas un écueil.

 

Et nous, pour cet ami que l’hymen nous enlève,

Qui peut-être à jamais déserte nos autels,

Et qui va retrouver a la fin de son rêve

Des biens plus vrais sans doute, ou des maux plus réels,

Que l’espoir du bonheur dans nos chants retentisse,

Emmiellons les bords de la coupe d’adieu ;

Qu’il y puise l’oubli ; s’il faut qu’il s’étourdisse,

Qu’aux souffles de nos vœux sa voile s’arrondisse ;

            À la garde de Dieu !.....

 

Mais, est-ce lui qui part ? est-ce bien lui qui tente

L’abîme inexploré, la tempête et la mort ?

N’est-ce pas lui plutôt qui relève sa tente,

Et dont la barque heureuse a su toucher le port ?

Qui donc est le jouet des vents et de l’orage ?

Qui flotte sur la vague et clame dans la nuit ?

Qui poursuit éperdu le phare du rivage

Et sent, désespéré, s’en aller son courage ?

            C’est nous, et non pas lui !

 

C’est nous, n’en doutez pas ; lui, nul qui ne l’envie,

Nul se sondant le cœur qui ne comprenne enfin

Que lui seul a trouvé le vrai port de la vie,

Et que nous avons tous perdu le droit chemin.

Regardons en notre âme et nombrons ses misères :

Tous nos désirs sans but et sans emploi nos jours,

Notre force exhalée en des plaintes amères,

Et chaque heure apportant de nouvelles chimères

            Plus trompeuses toujours.

 

Toi seul est dans la voie et dans les destinées,

Tu vas saisir la vie et ses biens les plus vrais,

Et devenir meilleur, quand le flot des années,

Plus sombre chaque jour, nous rendra plus mauvais.

Tel voudra s’enrichir, il y perdra son âme ;

Tel autre veut la gloire, il sera triomphant :

Mais une fois auprès du but qui les enflamme,

Quoi donc leur tiendra lieu de l’amour d’une femme,

            Des baisers d’un enfant ?

 

C’est à nous de gémir, c’est à toi de nous plaindre ;

C’est à nous de chanter et de nous étourdir ;

C’est à toi, sur ce bord que ton pied vient d’atteindre,

D’allumer les clartés où nous devrions courir :

Mais si toujours, ainsi que nefs désemparées

En fuite sous la trombe et vers l’écueil mortel,

Nos âmes dans ce monde aux passions livrées

À tous souffles impurs s’entrouvrent déchirées,

            Songe à nous dans ton ciel !

 

 

                                                            1843.

 

 

 

Jean GAIDAN,

Aubes d’avril et

soirs de novembre,

1870.

 

 

 

 

 

 

 

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